La C.I en 7 leçons. E06 La culture de l’information est une culture technique

Le printemps arrive.  Il est temps d’achever notre série sur la culture de l’information. Voici l’épisode 6. Le sujet n’est pas nouveau tant je l’ai plusieurs fois évoqué notamment sur le blog. Un épisode somme toute logique et qui arrive à point avant l’épisode final.
Pour rappel, l’épisode 1 est ici, le second est là , le troisième ici , le quatrième puis le cinquième.
Nos recherches ont placé de manière centrale la question technique au sein de l’examen de la culture de l’information. Deux raisons principales peuvent être évoquées.
– La première raison provient du fait que la formation à l’information tend à se confondre fréquemment à la formation à des techniques ou plutôt à l’usage de dispositifs techniques comme les bases de données et les moteurs de recherche. Dans le même temps, l’expression « société de l’information » opère en privilégiant la mise en place d’infrastructures et de matériels, certes nécessaires, mais qui reposent sur une stratégie économique visant à accroitre le nombre de consommateurs.
– La seconde vient de la désignation de jeunes générations comme vivant dans un milieu numérique, « peuplé » d’objets techniques communicationnels.
Il en résulte deux oublis paradoxaux, voire deux impensés. Le premier, était celui de l’information, non définie ou plutôt vue comme une matière étrangement informe, aboutissant de fait à un paradoxe étymologique. La seconde omission était celle de la technique sans cesse présente, tantôt louée, tantôt montrée du doigt, et pourtant non réellement pensée.
Les travaux de Bernard Stiegler sont venus éclairer ceux de Simondon en ce qui concerne cette prise en compte de la technique. Simondon préconise l’acquisition d’une culture technique qui ne repose pas sur un simple usage.
La culture technique repose sur un état de majorité face à la technique, c’est-à-dire la capacité à comprendre la machine et éventuellement à pouvoir la modifier. Elle repose sur une logique de transmission qui permet d’hériter des avancées du passé.
La culture de l’information est une culture technique de par son héritage documentaire qui recouvre à la fois les techniques de la documentation mais également tous les systèmes de gestion des traces, métadonnées, index et autres systèmes pour se repérer.
Elle est une culture technique car elle repose sur une relation non de simple usage mais de majorité via des techniques, qui permettent à l’individu d’apprendre, de comprendre mais aussi de produire. Ces techniques sont en premier lieu celles de l’écriture et de la lecture, qui ne disparaissent pas pour autant dans les environnements numériques.
Elle est en somme bien plus une « culture numérique lettrée » qu’une culture littéraire :
Car ces nouvelles techniques et ces nouveaux supports doivent être considérés par l’école comme de nouveaux instruments du savoir et du sentir, un nouveau milieu de connaissance et de création, à comprendre, à promouvoir et à transmettre, et qui vient non pas se substituer mais s’ajouter et même s’articuler, quoiqu’encore difficilement, à la culture proprement livresque. [1]
Ces nouvelles techniques, qui ne se substituent nullement aux anciennes, sont plutôt de nouvelles combinaisons. Ce sont des hypomnemata.
D’ailleurs, la culture de l’information est probablement et avant tout une culture des hypomnemata. L’expression rend d’ailleurs mieux compte à la fois de la convergence médiatique actuelle et des origines de la technique au sein de la pensée. Il va de soi que cette expression demeure totalement incompréhensible en dehors d’un public de spécialistes. Toutefois, parler de culture des hypomnemata, c’est aborder la relation entre l’homme et la technique et poser la question de la construction des savoirs et de la mémoire. Les hypomnemata sont les instruments de la construction de soi et de pratiques qui diffèrent de celles d’un simple usager :
De telles pratiques, qui n’ont rien à voir avec un « usage » de l’écriture, cultivent une différence : celle qu’il convient de faire, de produire et de prouver.[2]
Cette différence réside plus particulièrement dans le contrôle de soi. (en attendant le dernier épisode)



[1] Julien GAUTIER. « Vers une culture numérique lettrée. » in Médiadoc.n°2/2009 Fadben . p30-35. p.32
[2] Bernard STIEGLER. Constituer l’Europe. T. 1. Dans un monde sans vergogne. Paris. Galilée, 2005, p.85

Humanités numériques : un concept en définition

Les humanités numériques sont une des tendances fortes du moment. Il reste qu’elles constituent encore un territoire parfois obscur qui ressemble nettement à une forme d’auberge espagnole puisque chacun semble pouvoir y projeter ses propres désirs  voire ses propres fantasmes scientifiques. Je ne pense pas y faire exception moi-même.
Parfois, je me demande si ce terme ne correspond pas à un prolongement de l’effet web 2.0 mais dans la recherche. Cette dernière reprenant toutefois le contrôle en étant à nouveau le public prioritaire dans la recherche et le traitement de l’information.  L’intégration des fonctionnalités sociales du web 2.0 s’avérant intéressantes mais insuffisantes, les humanités numériques refondent les intérêts pour de nouvelles formes de données peu exploitées ou sous-exploitées jusque-là.
Cependant, si le concept est à la mode, les réflexions sur ces réels enjeux et implications sont encore en balbutiement tant c’est clairement la vision de l’outil qui domine au détriment des autres aspects. Ce que démontrait déjà à juste titre René Audet qui plaidait pour une meilleure prise en compte de la culture dans les débats et projets :
« Autant dans l’étude des productions culturelles que dans les propos sur la diffusion du savoir, la technologie tend à obnubiler les commentateurs. Les possibilités techniques, les technologies retenues accaparent le discours. Du côté des productions littéraires, ce sont les notions d’interactivité, de ludicité, d’hyperlien et de réseau qui prédominent, comme si l’écriture, au premier niveau, ne pouvait pas être profondément bouleversée par le contexte numérique. La diffusion du savoir, pour sa part, navigue entre les protocoles (OPDS, OAI, Onyx) et les formats (epub3, mobi, PDF/A) ; les questions de fond et d’écriture rencontrent une fin de non-recevoir.
Ce sont évidemment des éléments nécessaires au moment du développement de nouveaux usages. Mais ils absorbent la totalité des espaces de discussion et des occasions (scientifiques, financières, expérimentales). »
En effet, le besoin premier semble tourner autour de la production d’outils, voire de formats utiles aux chercheurs sans d’ailleurs que ne soient réellement interrogés les usages potentiels. On reste dans une logique de la mise à disposition de l’outil en escomptant sur des usages et pratiques en émergence.
Soit, mais c’est pourtant, ce qui tourne autour des savoirs, c’est-à-dire la conscience, (cum-scio) qu’il faut pleinement interroger surtout lorsqu’on évoque les humanités et l’humanisme. Une nouvelle fois, la question technique est posée. Science sans conscience… Mais cette conscience désormais repose surtout sur la conscience de la conscience, c’est-à-dire de cet arsenal d’outils et de méthodes qui permet la production scientifique et sa diffusion.
Les humanités numériques ne peuvent et ne doivent s’affranchir de cette réflexion sur cette évolution environnementale qui fait que le chercheur se constitue progressivement son Memex personnel, sa tool-box qui lui offre les moyens de traiter l’information et les données et de pouvoir s’inscrire dans une démarche de production à son tour.
Et il faut bien considérer que nous sommes face à des disparités colossales qui font que la césure entre sciences humaines et sociales et les sciences dures n’ont plus grand sens. Avec Gabriel Gallezot, nous avions posé la question de l’émergence de chercheurs 2.0. Je crois en effet désormais que la césure se constitue entre ceux qui disposent des moyens et méthodes pour utiliser cet arsenal d’outils et ceux qui s’en sont écartés, jugeant la technique néfaste ou non noble et faisant le choix de la délégation.
Je ne reviendrai pas sur le fait que de se placer en délégation face à la technique constitue une position minoritaire face à la technique comme le décrivait Simondon. Il me semble qu’il n’est guère soutenable qu’un chercheur soit dans une telle position actuellement.
C’est ici qu’il me semble que les aspects définitoires des humanités numériques prennent tout leur intérêt. En effet, la définition porte non pas sur ce champ précis mais bien sur les définitions mêmes de ce que constitue la recherche actuellement et donc de l’identité même du chercheur.
Pour rappel, le manifeste du That camp proposait les définitions suivantes :
1. Le tournant numérique pris par la société modifie et interroge les conditions de production et de diffusion des savoirs.
2. Pour nous, les digital humanities concernent l’ensemble des Sciences humaines et sociales, des Arts et des Lettres. Les digital humanities ne font pas table rase du passé. Elles s’appuient, au contraire, sur l’ensemble des paradigmes, savoir-faire et connaissances propres à ces disciplines, tout en mobilisant les outils et les perspectives singulières du champ du numérique.
3. Les digital humanities désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des Sciences humaines et sociales.
L’idée d’une transdiscipline pose nettement une question que je connais bien au niveau des littératies. Celle d’une translittératie, c’est-à-dire des compétences (en tant que savoirs+ savoir- faire) qu’il faut mobiliser au sein des divers environnements de travail notamment de plus en plus numérique.
Il reste à comprendre de quelle transdiscipline il s’agit. S’agit-il d’une discipline de type propédeutique pour les chercheurs ? Dans ce cas, elle pose la question des territoires communs et celles des concepts, méthodes et familles d’outils qui mériteraient une formation.

On le sait, bien souvent, il est reproché aux chercheurs et plus particulièrement aux sciences humaines d’être peu utiles voire peu efficaces en dehors de leurs champs disciplinaires. Il est vrai que les apparatchiks de certaines disciplines, y compris en SIC, n’ont pas aidé à travailler sur le trans. Ce reproche se retrouve porté à nouveau à l’égard des humanités numériques ce que rappelle bien Hubert Guillaud (voir encore ici).

Les humanités numériques pourraient alors constituer un élément d’ingénierie qui pourrait s’inscrire dans les cursus doctoraux. Un travail pourrait s’opérer notamment dans ce cadre avec les URFIST.  Mais l’objectif pour le chercheur, ce serait bien l’inscription dans une communauté de pratiques (comme le rappelle à juste titre Nicolas Thély) qui permette au chercheur de développer lui-même son propre environnement personnel de travail.
Mais tout cela n’est pas sans conséquences sur le métier de chercheur et l’environnement universitaire qu’il nécessite.
La question de l’utilité n’est pas seulement celle de l’accès à de nouvelles données rendues plus ou moins compréhensibles par le biais de bases de données ou de visualisations.
C’est là que la conscience et de la conscience, telle que nous l’avons définie précédemment prend son importance. C’est l’occasion non pas de se placer sur le terrain d’un pragmatisme peu clair (d’où l’étrange tendance à produire des formes de libéral-stalinisme dans le monde universitaire) mais bien de replacer les sciences et en l’occurrence les sciences humaines et sociales dans la société en démontrant non pas seulement sa capacité à observer et penser le monde tel qu’il se fait, mais à l’améliorer et le faire changer.
Oui aux humanités numériques si elles sont forces de changement. Non, si elles ne constituent que des moyens de dissimuler un renoncement qui sous le voile scientifique permet de se réfugier derrière une neutralité de façade.  Aucune neutralité n’est possible dans un environnement et une société qui ne l’est pas.
Certains diront que ce n’est pas le rôle du chercheur mais celui de l’intellectuel. Pour ma part, j’ai du mal à m’imaginer chercheur sans ce volet intellectuel.
Sapere Aude !