Professeurs-documentalistes : le changement, c’est… Jamais ?

De retour des journées de l’Andep après une table ronde sympathique animée par Michèle Caine qui est parvenue à gérer nos désaccords affichés et que nous avons eu plaisir à rappeler notamment entre Jean Pierre Véran d’un côté et Alexandre Serres et moi de l’autre.
La table ronde a succédé au discours très attendu du nouvel inspecteur général. ..
Quelle déception. Du Jean Louis Durpaire dans le texte ! Un plagiat, un clone, un fac-similé, une redocumentarisation mâtinée d’hollandisme pour faire passer la pilule. Le changement qui ne change rien, toujours la même rengaine.
Bref pas de quoi rêver. La didactique demeure bien loin de l’institution. Le pacifi et le Learning Center sont bien là par contre. L’étoile noire demeure. Les Siths aussi.
Tant que les professeurs-documentalistes demeureront sous le contrôle de la vie scolaire, rien ne changera à mon avis.
On fait mine d’adhérer à la didactique, on rappelle l’importance pédagogique pour mieux la nier ensuite. Rien ne change. Rien, ou si plutôt, ça empire. Qu’aucune discipline ne soit en passe d’être créée, ok c’est pas le moment et c’est pas le but non plus. Mais que l’expérimentation learning center continue de vouloir nous être imposée comme solution miracle, ça commence à faire beaucoup. Jean Pierre Véran a été très honnête dans ses propos en nous dépeignant sans doute involontairement en fait un futur bien sombre. Du coup, la vision d’avenir qu’il dépeint est en fait une dissolution progressive de la profession.
On tente de flatter la profession en la plaçant dans un renouveau pédagogique dont on a du mal à comprendre comment il pourrait s’opérer vu que les acteurs du terrain peinent à voir leur expertise en infodoc véritablement reconnue. La culture de l’information, c’est important, tout le monde le dit mais on fait mine d’agir. C’est vrai qu’une formation ça prend du temps, les effets sont longs tandis qu’un LC, c’est plus bling bling.
Malgré l’ambiance sympathique, je reviens des journées de l’Andep relativement inquiet par ce fossé qui se creuse entre des velléités administratives et un terrain et des recherches bien différentes.
Je l’ai dit et je le redis : la solution est la sortie de la vie scolaire qui nous impose des visions fort différentes du métier et un avenir qui ne mène à rien.
Le débat a eu le mérite d’avoir lieu. Merci encore aux organisateurs et orginsatrices de l’Andep et de l’Ardep Languedoc-roussillon. Désormais, il va falloir compter les points car le rêve de l’inspection générale est de promouvoir un learning center à la française en 2014 lors du congrès de l’Ifla. C’était plus ou moins officieux, c’est désormais officiel.
Sans doute, la fin de carrière approchant, certains rêvent de voir laisser une trace. J’invite d’ailleurs ceux et celles qui souhaiteraient expérimenter (Jean Pierre Véran a quand même admis que le Learning Center n’était pas une innovation) à donner comme nom à leur LC celui de notre indéboulonnable inspecteur général.
Quant au nouvel arrivé suite au recours médiatique, on ne saurait lui conseiller de rapidement développer sa propre vision des choses. On sera là pour l’aider et on est prêt à oublier ce premier discours qui n’était pas vraiment le sien. Et il y a urgence car il en va de la politique de recrutement qui ne peut reposer sur une vision managériale.
On a besoin de professeurs-documentalistes. On a besoin d’une politique pédagogique à la hauteur pour réussir les futurs recrutements et l’évolution de la profession.
De mon côté, je veille sur le faucon millénium infodidactique qui est toujours prêt à passer à l’offensive.

Eduquer ou éduquer, il faut choisir

Durant cette période dite de « refondation » de l’Ecole, j’ai du mal à trouver le temps d’écrire et de réagir. Le fait que certains apparatchiks et zélateurs de la politique de Chatel soient demeurés n’incite qu’à une confiance modérée. Et puis, on a l’impression de se répéter dans les propositions. Il est clair qu’on a perdu 10 ans depuis 2002. Du coup, le problème c’est que les solutions proposées semblent souvent au mieux propices à la décennie catastrophique qui vient de s’écouler, au pire à ce qu’il fallait faire il y a 20 ans. J’avais promis sur twitter que je m’exprimerai. Voici le temps venu.
Il me semble que le projet de refondation n’est pas monté assez haut au niveau des exigences et des politiques publiques et en même temps pas assez descendu dans le concret sur les méthodes. Bref, on a oublié le pourquoi et le comment.
A quoi sert l’Ecole dans la société ? A chaque fois, on a l’impression qu’on cherche à reproduire d’anciens modèles qui semblaient mieux fonctionner. Or, il s’agit d’avenir. On peut quand même déplorer que la majorité des experts sur ces questions ait souvent été des futurs retraités ou des retraités. Je n’ai rien contre qu’ils puissent se prononcer, mais c’est tout de même gênant qu’une gérontocratie soit amenée à se prononcer sur le futur de générations dont ils ne connaitront pas tous les développements.
Mais le plus important n’est pas là. J’ai le sentiment qu’on ne parle pas de la même éducation. Et c’est logique, car il existe étymologiquement deux éducations :
– Celle qui provient d’educare qui renvoie au vocabulaire de l’allaitement, de la nourriture mais aussi de l’élevage.
– Celle qui provient d’educere, qui signifie conduire hors de.
L’étymologie est en fait plus complexe comme nous le démontre cette page du gaffiot qui met bien en évidence des dérivation à partir du même mot.
Je privilégie la seconde un peu à l’instar de ce que disait Albert Jacquard. Mais l’hypothèse educere est en fait plus complexe que la traduction par mettre dehors. C’est en fait exactement, la même construction que l’Ausgang de Kant, cette sortie vers les Lumières. Comme souvent, c’est surtout le sens figuré qu’il faut prendre en compte dans un concept. Tandis qu’educare renvoie surtout aux aspects matériels et au côté disciplinaire dénoncé par Michel Foucault, educere nous en fait sortir et surtout nous rappelle la véritable définition de l’école.
Car l’Ecole, ce n’est pas seulement un lieu, un endroit avec des classes, des chaises et des bureaux. Et ce n’est pas parce qu’on augmente le temps de présence des enfants qu’ils seront nécessairement meilleurs. Il faut distinguer le lieu et l’institution. L’école et l’Ecole. Il est probable d’ailleurs que l’Ecole va au-delà désormais de l’institution.
En effet, L’Ecole ne s’arrête pas une fois qu’on est sorti de l’école.
Je suis donc un peu inquiet sur le fait qu’on risque de renforcer cette séparation à nouveau. Et puis, finissons-en avec un mythe une fois pour tout : l’Ecole ne pourra pas lutter contre l’inégalité de cette manière, car ce qui fait la différence, c’est surtout l’éducation parentale au sens large. Et il faut bien constater que c’est dans ce domaine que se produisent les gros écarts et qu’ils ne vont avoir de cesse de se creuser du fait des discours résolument tournés en ce moment sur les « élèves en difficulté », catégorie fourre-tout qui marque surtout un « échec scolaire » de l’institution elle-même mais surtout de la société dans son ensemble.
Il y a comme une culpabilisation permanente de l’Ecole à ce niveau face à une réalité socioculturelle. Or elle n’a pas les armes pour lutter. La bêtise télévisuelle a été encouragée par les différents gouvernements et l’Ecole n’y peut pas grand-chose. On pourrait au moins souhaiter qu’un véritable programme de formation aux médias et à l’information soit développé.
Que veut-on faire de nos élèves ? Des citoyens, des futurs travailleurs, créateurs, innovateurs ? Sans doute un peu tout cela. Dans ce cas, il faut bien être honnête : on n’est plus au niveau du tout. La somme des savoirs a continué à augmenter depuis 20 ans et nos programmes et nos méthodes n’ont guère évolué. Cela signifie qu’il faut développer des temps de formation différents et bien plus individualisés. Il faut aussi utiliser sciemment le numérique mais pour l’instant les compétences professorales et la capacité à produire et à imaginer de nouvelles scénarisation est très faible. Trop faible.
J’ai l’impression qu’on veut encore que les élèves soient dans un moule, qu’on puisse les contrôler, qu’ils obéissent et respectent des consignes parfois absurdes ou pédagogiquement nulles.
Plus de temps de présence à l’école, pourquoi pas, mais il s’agit d’imaginer de nouvelles méthodes de formation plus motivantes et plus individualisées. Si je prends l’exemple de mon fils, la césure est flagrante entre le niveau de l’Ecole et ce qu’il peut apprendre à domicile. En deux heures à la maison, il en apprend bien plus qu’en une semaine de classe. Un enfant curieux qu’on accompagne dans ses lectures et ses processus et qui commencera à développer un peu d’autonomie dans sa curiosité va en apprendre dix fois plus qu’un élève moyen ou médiocre qui passera sa vie devant la télé ou à passer son temps devant des applications débilisantes. Ce ne sont pas les écrans qu’il faut juger, mais bien ce qu’on y fait. Et en la matière les pratiques sont fort diverses.
Le problème, c’est que l’Ecole ne sait toujours pas gérer l’hétérogénéité et au niveau primaire, il est impensable qu’on continue cette logique d’un prof par classe qui conduit du fait de l’effet-prof à des années complètement ratées pour de nombreux élèves du fait d’une relation mauvaise avec l’enseignant. Le nombre d’élèves par classe au primaire rendant la mission parfois impossible également. Là aussi, il faudrait faire des choix financiers. Si on prétend que le primaire est si important, pourquoi ceux qui y enseignent sont moins bien payés que des agrégés ? Pourquoi a-t-on gardé une agrégation qui n’a pas de sens pédagogiquement et encore moins au niveau universitaire ? Les questions qui fâchent semblent trop souvent évitées…
J’entends parler de renforcer les disciplines artistiques ou sportives. Dans l’état actuel, ça ne sert à rien, d’une part car d’autres savoirs méritent également d’avoir leur place et que les bases ne sont pas acquises, d’autre part car on ne met pas les moyens pour les enseigner. Du sport et des activités sportives, oui mais avec de vrais professionnels qui savent organiser une progression. Idem pour les disciplines artistiques qui méritent bien mieux que ces ateliers d’expression libre qui ne sont en fait que des garderies.
On a pourtant les personnes diplômées. Il y a encore d’autres savoirs et d’autres renforts à envisager, sans doute parmi les parents.
L’Ecole c’est avant tout la skholé, cette capacité d’étude et d’analyse : la vraie école. Et je crains qu’en l’état actuel, elle soit davantage transmise en dehors des écoles…
Du coup, le paradoxe est que parfois l’Education finit par s’opposer à une éducation relativement médiocre et ça en devient très inquiétant.

Appel à communication Cossi 2013 « Culture de l’information et pratiques informationnelles durables ». »

Un appel à communication pour un colloque dont je fais partie du comité scientifique. Le colloque se déroule cette année outre-atlantique
L’accélération des évolutions socio-économiques et technologiques des sociétés postmodernes a des conséquences sociétales dont les impacts multiples sont loin d’être compris dans toute leur ampleur (Turner et al., 2009; Martel, 2011). De nombreux travaux de recherche se penchent sur la contribution des technologies de l’information au développement de l’économie du savoir dans le cadre de la société de l’information  (Prensky, 2001; Tapscott, 2010).
la suite de l’appel est à télécharger ici.

L’homme documenté

En attendant la sortie de mon prochain ouvrage « Du tag au like », je vous propose d’évoquer ici certaines thématiques de l’ouvrage. Il est déjà annoncé un peu partout dont chez Decitre.
Un chapitre bonus sera gratuitement disponible en ligne pour l’occasion. Voici donc une des réflexions sur l’homme documenté.

L’expression d’ « homme documenté » fait évidemment écho à celle d’ « homme augmenté ». Un homme augmenté qui fait débat entre les possibilités transhumaines qui cherchent à faire de l’homme un être amélioré : un nouvel homme, et celles qui visent davantage à faire de l’homme un être en paix avec la technique. Initialement, les théories de l’augmentation étaient surtout destinées à accroitre les capacités de traitement de l’information de l’individu selon les travaux de l’ingénieur et pionnier de l’informatique Douglas Engelbart[1].
Le double numérique prend ici justement un sens double et opposé au travers de la métaphore de l’homme documenté. L’action de taguer produit un homme documenté à la fois parce qu’il se constitue des ressources catégorisées par lui-même mais aussi parce que l’action de taguer et ses formes dérivés comme les likes finissent par constituer un double tranformé en document consultable par des services tiers.
L’homme documenté peut donc être soit l’homme devenu lui-même un document[2] ce qui peut s’avérer extrêmement négatif, soit l’homme cultivé au sens de « je me suis bien documenté ». Les deux positions ne sont en fait pas antinomiques car l’homme documenté est fortement lié aux dispositifs extérieurs, ces supports de mémoire que sont les hypomnemata. Cette maîtrise et culture des hypomnemata est ce qui fait de l’homme (bien) documenté, un homme cultivé justement capable de produire sa propre « différance » sans qu’elle soit générée par des algorithmes.
Tel le visage de Janus, cette tension entre soi et l’autre, cette différence exprimée par nos diverses actions finit par produire un autre-soi différé[3], car consultable en tous temps par d’autres dispositifs.
L’homme documenté doit donc maitriser le passage difficile de l’inscription de soi, le shibboleth de Derrida. C’est aussi le fait d’inscrire son nom à un document plus large un peu à l’instar de la pierre de la mémoire des Dieux du héros de bande dessinée Thorgal. Ce dernier cherchant d’ailleurs à effacer son nom avant de le réinscrire ultérieurement. Thorgal se re-marque en quelque sorte. C’est sans doute la différence entre les deux hommes documentés : le majeur[4] et le mineur. Le majeur ne tague pas par impulsion, il remarque avant de marquer. A charge pour lui de devenir remarquable, non pas parce qu’il aura recherché de la popularité éphémère et que son nom soit devenu une requête sur les moteurs de recherche, mais bien parce qu’il aura produit une écriture de soi comme moyen de transmission et d’apprentissage, une forme de leçon de vie.[5]

L’homme bien outillé : un homme augmenté bien documenté

L’environnement informationnel et organisationnel qui entoure les folksonomies est clairement d’essence technique. L’importance de cette relation mérite d’être rappelée, tant cette condition technique n’est pas neutre mais riche d’influences fastes ou néfastes. Dès lors, l’entremise de ces outils présente le risque de faire oublier les compétences nécessaires pour les utiliser au mieux. L’usager se trouve parfois dans une position de minorité face à la machine pour reprendre l’expression de Gilbert Simondon, c’est-à-dire qu’il ignore le fonctionnement des outils et l’environnement technologique, matériel et stratégique qui l’entoure :
« Le statut de minorité est celui selon lequel l’objet technique est avant tout un objet d’usage, nécessaire à la vie quotidienne, faisant partie de l’entourage au milieu duquel l’individu humain grandit et se forme. (…) Le savoir technique est implicite, non réfléchi, coutumier. »[6]
Simondon[7] insiste longuement sur la nécessité d’une transmission d’une culture technique. Cette culture permet de faire face aux mécanismes de dépossession qui ont fait de l’homo faber un homo laborans[8], c’est-à-dire un travailleur justement dépossédé de la compréhension de son milieu, ce que Bernard Stiegler qualifie de prolétarisation en élargissant le concept de Marx.
L’homme documenté se doit de maîtriser les techniques et de se montrer capable de choisir les outils tels que ceux pour réaliser une veille[9] ou pour se construire son propre environnement personnel de travail et d’information. Il s’agit donc de demeurer un Homo Faber, qui fabrique lui-même son réseau. Pour cela, il faut donc éviter deux principaux risques de délégation:
–          Une délégation qui repose sur la confiance en un outil et basée sur un usage simpliste, laissant de côté les fonctionnalités avancées, si bien que l’usager se montre incapable de réagir et de préserver ses données dans le cas d’une évolution du service voire d’une fermeture.
–          Une délégation qui consiste principalement à ne pas se soucier directement des outils et à en confier la gestion à des personnes tierces jugées plus compétentes en jugeant notamment que la technique est secondaire et concerne que les techniciens.
Dans les deux cas de figures, le risque est celui d’une perte de savoirs et de savoir-faire et donc au final de contrôle et de pouvoir. Mais la question est aussi celle du sens de tout cet amas de tags et de données accumulées. La curation est devenue à la mode depuis quelques temps pour proposer des outils alternatifs permettant d’organiser des éléments disparates pour leur conférer du sens.
 



[1] Dans son laboratoire « Augmentation Research Center », il mit au point de nombreuses inventions et prototypes bien utiles encore actuellement comme la souris mais aussi des dispositifs hypertextuels et des interfaces hommes-machines.
[2] C’est-à-dire « fait document ».
[3] Sur la « différance », voir les travaux de Derrida notamment, L’écriture et la différence, Seuil, 1979.
[4] On peut aussi noter qu’après avoir commencé par le pouce, pour remonter sur l’index, la préconisation finale est celle de privilégier à nouveau un autre doigt : le majeur.
[5] L’étymologie du mot document, documentum indique clairement une signification proche de la leçon de vie.
[6] Gilbert Simondon Du mode d’existence des objets techniques. Paris, Aubier. 1989, p. 85
[7] Idem.
[8] Hannah Arendt. La condition de l’homme moderne. Calmann-Lévy, coll. « Pocket Agora »,1983
[9] Xavier Delengaigne, Organiser sa veille sur internet: Au-delà de Google…Outils et astuces pour le professionnel, Eyrolles, 2012