En attendant la sortie de mon prochain ouvrage « Du tag au like », je vous propose d’évoquer ici certaines thématiques de l’ouvrage. Il est déjà annoncé un peu partout dont chez Decitre.
Un chapitre bonus sera gratuitement disponible en ligne pour l’occasion. Voici donc une des réflexions sur l’homme documenté.
L’expression d’ « homme documenté » fait évidemment écho à celle d’ « homme augmenté ». Un homme augmenté qui fait débat entre les possibilités transhumaines qui cherchent à faire de l’homme un être amélioré : un nouvel homme, et celles qui visent davantage à faire de l’homme un être en paix avec la technique. Initialement, les théories de l’augmentation étaient surtout destinées à accroitre les capacités de traitement de l’information de l’individu selon les travaux de l’ingénieur et pionnier de l’informatique Douglas Engelbart[1].
Le double numérique prend ici justement un sens double et opposé au travers de la métaphore de l’homme documenté. L’action de taguer produit un homme documenté à la fois parce qu’il se constitue des ressources catégorisées par lui-même mais aussi parce que l’action de taguer et ses formes dérivés comme les likes finissent par constituer un double tranformé en document consultable par des services tiers.
L’homme documenté peut donc être soit l’homme devenu lui-même un document[2] ce qui peut s’avérer extrêmement négatif, soit l’homme cultivé au sens de « je me suis bien documenté ». Les deux positions ne sont en fait pas antinomiques car l’homme documenté est fortement lié aux dispositifs extérieurs, ces supports de mémoire que sont les hypomnemata. Cette maîtrise et culture des hypomnemata est ce qui fait de l’homme (bien) documenté, un homme cultivé justement capable de produire sa propre « différance » sans qu’elle soit générée par des algorithmes.
Tel le visage de Janus, cette tension entre soi et l’autre, cette différence exprimée par nos diverses actions finit par produire un autre-soi différé[3], car consultable en tous temps par d’autres dispositifs.
L’homme documenté doit donc maitriser le passage difficile de l’inscription de soi, le shibboleth de Derrida. C’est aussi le fait d’inscrire son nom à un document plus large un peu à l’instar de la pierre de la mémoire des Dieux du héros de bande dessinée Thorgal. Ce dernier cherchant d’ailleurs à effacer son nom avant de le réinscrire ultérieurement. Thorgal se re-marque en quelque sorte. C’est sans doute la différence entre les deux hommes documentés : le majeur[4] et le mineur. Le majeur ne tague pas par impulsion, il remarque avant de marquer. A charge pour lui de devenir remarquable, non pas parce qu’il aura recherché de la popularité éphémère et que son nom soit devenu une requête sur les moteurs de recherche, mais bien parce qu’il aura produit une écriture de soi comme moyen de transmission et d’apprentissage, une forme de leçon de vie.[5]
L’homme bien outillé : un homme augmenté bien documenté
L’environnement informationnel et organisationnel qui entoure les folksonomies est clairement d’essence technique. L’importance de cette relation mérite d’être rappelée, tant cette condition technique n’est pas neutre mais riche d’influences fastes ou néfastes. Dès lors, l’entremise de ces outils présente le risque de faire oublier les compétences nécessaires pour les utiliser au mieux. L’usager se trouve parfois dans une position de minorité face à la machine pour reprendre l’expression de Gilbert Simondon, c’est-à-dire qu’il ignore le fonctionnement des outils et l’environnement technologique, matériel et stratégique qui l’entoure :
« Le statut de minorité est celui selon lequel l’objet technique est avant tout un objet d’usage, nécessaire à la vie quotidienne, faisant partie de l’entourage au milieu duquel l’individu humain grandit et se forme. (…) Le savoir technique est implicite, non réfléchi, coutumier. »[6]
Simondon[7] insiste longuement sur la nécessité d’une transmission d’une culture technique. Cette culture permet de faire face aux mécanismes de dépossession qui ont fait de l’homo faber un homo laborans[8], c’est-à-dire un travailleur justement dépossédé de la compréhension de son milieu, ce que Bernard Stiegler qualifie de prolétarisation en élargissant le concept de Marx.
L’homme documenté se doit de maîtriser les techniques et de se montrer capable de choisir les outils tels que ceux pour réaliser une veille[9] ou pour se construire son propre environnement personnel de travail et d’information. Il s’agit donc de demeurer un Homo Faber, qui fabrique lui-même son réseau. Pour cela, il faut donc éviter deux principaux risques de délégation:
– Une délégation qui repose sur la confiance en un outil et basée sur un usage simpliste, laissant de côté les fonctionnalités avancées, si bien que l’usager se montre incapable de réagir et de préserver ses données dans le cas d’une évolution du service voire d’une fermeture.
– Une délégation qui consiste principalement à ne pas se soucier directement des outils et à en confier la gestion à des personnes tierces jugées plus compétentes en jugeant notamment que la technique est secondaire et concerne que les techniciens.
Dans les deux cas de figures, le risque est celui d’une perte de savoirs et de savoir-faire et donc au final de contrôle et de pouvoir. Mais la question est aussi celle du sens de tout cet amas de tags et de données accumulées. La curation est devenue à la mode depuis quelques temps pour proposer des outils alternatifs permettant d’organiser des éléments disparates pour leur conférer du sens.