Mon bingo de l’infocom

Frédéric Clavert a demandé de façon pernicieuse il y a une quinzaine de jours sur twitter, s’il existait un bingo de l’infocom, c’est-à-dire une sorte de jeu qui listerait l’ensemble des mots-clés, des auteurs, et des expressions un peu tarte à la crème de la discipline.
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Je me prête donc au jeu en livrant le mien, qui est évidemment également une autocritique personnelle. En effet, il n’est pas inopportun d’interroger ses dadas référentiels et ses logiques de pensée et d’écriture. Je vous fais grâce de ne pas mentionner les concepts information et communication, qui sont de toute façon polysémiques, car évoqués de manière polysémique. C’est d’ailleurs un tel enjeu que plusieurs travaux sont consacrés à cette recherche conceptuelle et définitionnelle.
Je le livre ici de façon commentée et volontairement désordonnée ce qui pourrait être mon bingo. Je n’ai pas le courage de vous fournir une grille que vous pourriez appliquer sur les publications dans le champ et notamment les miennes. Toutefois, tout candidat à la qualification au CNU pourra s’y référer également et j’encourage les futurs candidats à produire un wiki et un algorithme qui permettra d’assurer d’un taux suffisant d’infocom dans vos publications. Une telle start-up pourrait d’ailleurs remplacer le CNU. Il suffirait de télécharger les publications et hop on aurait aussitôt son taux. Je plaisante, mais c’est tellement facile à faire…
Allez, commençons…
Michel Foucault. Frédéric Clavert avait suggéré qu’il était certain que l’intellectuel français faisait partie du panthéon du bingo. Je ne peux que le confirmer. J’oserai même dire que c’est probablement ma seule religion. Mais comme je suis un mauvais disciple, je ne suis pas un épigone foucaldien, mais un indiscipliné foucaldien, ce qui lui ferait d’ailleurs plaisir. Alors, je vais poursuivre dans cette voie. Vous allez me dire, mais Foucault, il n’a jamais été en infocom ! C’est vrai, mais il ne le savait pas, tout comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, Foucault faisait de l’infocom… C’est tiré par les cheveux ? Oui, et c’est sans doute pour cela qu’il n’en avait plus et que Mister Affordance a perdu les siens.
Dispositif : Impossible de ne pas parler de dispositif. C’est pratique, parlant, très foucaldien bien évidemment, et cela met bien en jeu le fait que le dispositif suppose une logique de pouvoir couplé à des logiques techniques et organisationnelles. C’est tellement bon comme concept que les anglosaxons l’emploient fréquemment. L’infocom sans dispositif, c’est le PSG sans Ibrahimovich, et l’Om sans Bernard Tapie (voir un chagrin d’amour, ce n’est plus de l’amour)
Forme : De l’information à la forme, il n’y a qu’un pas. Reste à ne  pas demeurer dans la seule logique du schème hylémorphique et la métaphore simpliste de la glaise que l’artisan forme et déforme à sa guise. Et c’est là que c’est intéressant, car finalement de l’information on songe aussi à la déformation, bien avant finalement la désinformation. (c’est mon explication préférée en conférences : un téléspectateur qui ne regarde que le JT de JP Pernaut est-il formé ou déformé?)
Formation: concept riche qui permet de ne pas trop parler d’éducation, si on ne veut pas être plutôt considéré comme  trop pédago et donc appartenant aux disciplines des sciences de l’éduc.
Norme : concept utilisé aussi bien au sens de la norme type afnor, que des normes tacites et intégrées plus ou moins consciemment. Puisque je vous dis que Foucault faisait de l’infocom !
Littératie : là, c’est la nouvelle mode, et dans ce domaine je plaide aisément coupable. Alors que personne ne l’employait quasiment en SIC à l’époque où je débutais ma thèse, en dehors de quelques références à Goody, le concept est devenu populaire. On le partage assez bien avec les sciences de l’éducation. Je pense avoir grandement contribué à la popularisation du concept. L’occasion de rappeler qu’il s’écrit bien avec trois T. Vous perdez des points pour toute autre orthographe.
Système : impossible de ne pas évoquer ce concept qui va de pair avec toutes les théories de l’information, et qui nous permet d’étudier l’ensemble des différents types de systèmes d’information. Même les anti-systèmes ou déclarés tels, font vraiment partie du système.
Simondon : Celui là, tout le monde l’avait oublié jusqu’à ce qu’il y a une dizaine d’années, il fasse son retour sur la scène via ses travaux sur la technique. Il n’a pas toutefois encore colonisé toutes les publications.
Médias : ancien et nouveaux, c’est aussi l’infocom avec d’ailleurs des querelles parfois entre les médias d’avant et les néo.
Médiations : un concept riche, intéressant pour qui sait le manier.
Organisations : le génie de l’infocom, c’est de pouvoir parler de toutes les formes entrepreneuriales, institutionnelles ou associatives grâce à concept. Saint-Graal du courant de la communication des organisations, il est aussi bien pratique pour l’étude de l’organisation des connaissances. Pour toute utilisation répétée dans un article d’une autre discipline, veuillez envoyer un chèque de 5 euros à la SFSIC.
Numérique : En infocom, tout le monde parle de numérique depuis fort longtemps. Cela ne signifie pas que tous les chercheurs y connaissent quelque chose. Je reconnais qu’il existe quelques chercheurs télématiques (trop d’observation participante du 3615 ulla. À mettre en relation avec Internet et Web. On ne saura trop que rappeler que ce n’est pas la même chose.
Usages : le mot en vogue des années 2000. ça se calme un peu, sans doute aussi parce que l’étude des usages a trop négligé les dispositifs techniques. À mettre en relation avec le concept de pratiques.
Digital : c’est mon nouveau mot bingo. Voir ici.
Wolton : insulte. Permet de reconnaître l’initié du profane.
Connaissance : on a beau parler beaucoup d’informations, on a quand même un sentiment de supériorité. Ce qui nous intéresse, c’est la connaissance !
Réseaux sociaux ou réseaux sociaux numériques : on ne compte plus les références sur le sujet. J’y participe grandement, même si certains vieux parangons à moustache considèrent que cela ne fait partie des SIC. On fera donc fi de cette remarque, d’autant que les vrais créateurs de la discipline le considéraient comme un escroc. On va d’ailleurs pouvoir consulter les archives secrètes de la SIC, on vous en dira plus quand l’ANR aura financé le projet SICLeaks !
Technique : on trouve parfois son complément sociotechnique qui permet d’équilibrer l’ensemble. Cela fait plus dispositif, et cela fait moins peur aux évaluateurs technophobes.
Blog : un sujet d’étude à part entière, et un territoire dont raffole les acteurs des SIC, même s’il ne faut pas trop insister dessus, car cela ne fait pas trop sérieux quand même.
Editorialisation : l’édition c’est has been, place à l’éditorialisation. Symbole sans doute pour beaucoup d’un verbiage infocom, le terme est beaucoup employé dans d’autres disciplines, et puisqu’il est utilisé aussi au Québec, c’est qu’il doit être intéressant. En tout cas, il a le mérite de nous sortir des impasses intellectuelles dans lesquelles nous place le syndicat national de l’édition. Je ne peux donc qu’à encourager à son utilisation.
Design : nouveau buzzword qui ne touche pas que l’infocom. Personne ne sait vraiment ce que cela veut dire, alors on envisage de faire des thèses sur le sujet. Certains même voudraient créer une nouvelle discipline au CNU ! Sans doute, n’ont-ils jamais entendu parler de l’infocom célèbre pour sa plasticité…
Plasticité : le numérique c’est plastique, non pas Bertrand, mais cela désigne le fait que le numérique possède une certaine souplesse, en tout cas plus grande que celle du papier. De toute façon, le plastique, c’est fantastique (voir Elmer food beat) et on aurait tort de s’en priver en infocom.
Document : le concept essentiel bien évidemment, et ce sans aucun parti pris bien sûr. Tous ses dérivés sont bien entendu acceptés dans le bingo
Stiegler : philosophe indispensable que j’utilise trop et que certains professeurs de la discipline jalousent. À souvent un coup d’avance au niveau de la réflexion, même s’il est absent des réseaux sociaux. Il doit se planquer quelque part dans le dispositif.
Umberto Eco : intellectuel pratique pour faire érudit et qui a déjà posé toutes les questions en matière de sens et probablement en matière d’organisation des connaissances. Comme tout grand nom, s’avère pratique pour ne pas citer ses collègues de la discipline, notamment lorsqu’on ne les aime pas ou qu’on ne lit plus rien depuis des années.
Marketing : principalement utilisé dans une approche critique. On y forme nos étudiants, en leur disant que c’est pas bien… mais il les utiliseront quand même.
Discours : un bingo c’est déjà une étude des discours. On ne peut pas faire sans. Pour toute interrogation, voir Foucault.
Sens : à utiliser justement dans tous les sens.
Texte-hypertexte-architexte-contexte : indispensable, car tout est texte.
Image : souvenez-vous quand même que tout est texte.
Politique : souvenez-vous que le but de l’infocom est de replacer la politique dans tous les dispositifs de façon plus ouverte. Du coup, la section est parfois considérée comme gauchisante. Quand on parle davantage d’économie, on devient trop à droite.
Sexe-corps: si vous voulez frapper un grand coup, il va falloir mener des travaux dans ses territoires. Évitez surtout le concept de genre qui contient des DRM chronodégradables à moins d’user du sublime concept de  » transgenre ». On attend la future thèse sur le rapport entre humanités digitales et humanités génitales.
Se citer. C’est l’effet bingo par excellence. A ne pas confondre avec l’effet fayot qui consiste à citer tout son jury de thèse.
Vous pouvez dorénavant fabriquer vos grilles et venir en colloque avec. Le problème dans cette histoire, c’est que le bingo, c’est déjà une sorte de dispositif d’observation. Du coup, je me demande ce qu’en dirait Michel Foucault…

A propos de la trilogie d’Antoine Bello : le storytelling et la vérité

Je suis en train d’achever avec plaisir la trilogie d’Antoine Bello avec les producteurs qui fait suite aux  falsificateurs et aux éclaireurs. (les liens vont vers Amazon, mais vous les trouverez chez votre libraire ou bibliothécaire préféré)
L’histoire est bien menée, difficile de décrocher et cela fait écho en plus à certains faits du passé, et cela ne peut que nous faire réfléchir.
Cette trilogie me semble incontournable pour ceux qui s’intéressent à la question du storytelling et sans doute également du transmédia, mais aussi à tous ceux qui s’intéressent à la fabrique du faux ou tout au moins du plausible.
L’ouvrage nous interroge sur notre rapport à la vérité.
Antoine Bello décrit une organisation dont le but est de travestir la réalité  que nous connaissons, pour nous proposer des alternatives que nous prenons d’ailleurs pour des vérités dans des buts qui sont en général plutôt progressistes et pacifiques, même si l’organisation secrète s’avère plus complexe.
Des documentalistes travaillent dans cette organisation, et on se demande au final s’ils sont vraiment au service de la vérité, car l’organisation repose sur plusieurs types de hiérarchies et différents personnels.
Mais les principaux emplois concernent finalement les scénaristes, ceux qui inventent des histoires, et les falsificateurs, ceux qui produisent, transforment des documents pour les rendre crédibles.
Le personnage principal est justement un scénariste islandais  Sliv Dartunghuver qui arrive au sommet de l’organisation. Un nom étrange qui résonne comme un dark hangover, une mauvaise gueule de bois.
Cette capacité à raconter des histoires et finalement parvenir à les diffuser via les médias et bien sûr de plus en plus de façon transmédia est pasionnante à découvrir dans l’ouvrage, car cela pose la question des régimes de vérité qui nous gouvernent. Or, il semble que ce soit clairement une lutte, à l’instar de celle déjà décrite par Bruno Latour dans les milieux scientifiques, si ce n’est que c’est également le cas pour à peu près tout ce qui nous entoure. Le CFR ( Consortium de falsification du réel ) fonctionne finalement comme un gigantesque système de lobby supranational. Les méthodes sont finalement assez similaires au point d’ailleurs qu’on se demande si l’auteur n’a pas travaillé dans ces milieux.  En tout cas, Antoine Bello est un écrivain hors-norme, pas si éloigné du héros principal finalement, en étant également un homme d’affaires qui vit aux États-Unis d’après cet article de Télérama.  L’auteur a fondé une société Ubiqus qui s’inspire d’un de ses romans . On note qu’en tant que descendant de Marcel Aymé, cette histoire d’ubiquité me fait penser à la nouvelle « les sabines ».
Mais finalement, est-ce que tout cela est vrai ? D’ailleurs, on se demande à la fin si l’auteur ne finit pas par se perdre lui-même dans la dernière partie de sa trilogie avec cette histoire de tribus maya qui peine à nous convaincre… sans doute avons-nous été dès lors à bonne école avec les deux tomes précédents. Mais bon, la morale de l’histoire est sans doute quand le dernier tome nous place dans une situation qui consiste à  nous faire regarder dans la profondeur de la mer avec cette histoire d’épave près des côtes mexicaines,  alors qu’il serait sans doute plus opportun de  regarder en l’air peut-être. On se demande parfois, s’il ne peut pas y avoir une autre lecture de la triologie, avec un sens caché qui nous aurait échappé. L’appendice final n’y répond que de façon partielle.  D’ailleurs est-ce vraiment la fin de la trilogie ?
Bello nous montre que les ressors de la falsification reposent sur les mécaniques du storytelling couplées aux logiques de la captation de l’attention. On notera d’ailleurs les nombreuses références aux stratégies de manipulation des réseaux sociaux qui sont déployées par les protagonistes notamment dans ce dernier tome. Par endroit, on est tenté de dire que ça sent le vécu…
Bref, une bonne trilogie intéressante à lire pour passer un bon moment et pour ouvrir également sa réflexion quant à la fabrique de la réalité et de la vérité.
À la lecture de la trilogie, il devient également difficile d’en vouloir aux conspirationnistes , car la production massive d’histoire qu’on nous sert au quotidien ne peut que semer le doute en chacun de nous. J’avais déjà remarqué lors de ma thèse que la pire situation serait celle d’un doute qui empêcherait finalement toute position vis-à-vis de la vérité. Une vérité qui ne deviendrait qu’une illusion, un idéal absurde. Telle est d’ailleurs la conclusion du dernier roman d’Umberto Eco.
Ce rapport à la vérité est pourtant essentiel à plusieurs titres :
– Il fait partie des prérogatives de nombreux professionnels de l’information, comme les journalistes et les documentalistes. C’est également une des missions de la science, même si l’erreur est possible et que la science doit permettre la contradiction.
– Il constitue finalement un objectif ou idéal de l’humanité ou en tout cas de l’esprit humain. Comment envisager un humanisme si on considère que la vérité n’est que relative, et que tous les discours se valent finalement?
– cela pose également la question : qui sont les détenteurs et autorités de la vérité ? Les travaux notamment dans la lignée de Foucault montrent que les institutions se sont souvent construites dans un rapport d’une détention du savoir et de la vérité qui est légitime ? Mais qu’en est-il actuellement, à l’heure où les plus grandes démocraties de l’histoire font le choix de l’extrémisme (imaginons qu’après le Brexit britannique, les États-Unis choisissent Trump et la France Marine Le Pen ?) notamment parce que le pouvoir politique est devenu inconsistant (c’est le cas du hollandisme qui n’est pas un consensus mou, mais une mollesse sans consensus et un daladiérisme inconscient). Le pouvoir a basculé sur d’autres institutions que sont les industries, notamment les industries de programmes et de services.
Ce sont les GAFA qui désormais écrivent l’histoire supranationale, mais également nos petites histoires du quotidien qui tout en nous offrant une liberté apparente d’action, nous contraignent dans des formes pré-écrites, des architextes. Il ne s’agit pas de fantasmer sur les big data et les algorithmes, ce sont simplement des logiques de petites histoires qui sont ainsi constituées.
Il reste à savoir si dans ces écritures pro-grammées, il y a véritablement un idéal, un objectif ultime, question qui taraude les membres du CFR dans la trilogie d’Antoine Bello. S’il semblait y avoir quelques idées dans les organismes de paix internationaux à leur début, on ne peut qu’en douter depuis. Dès lors, y a-t-il un ghost in the machine chez Google, Facebook et consorts où faut-il n’y voir que la main invisible du marché qui doit souffrir d’arthrite aiguë, car elle ne semble faire que le même mouvement pour remplir la même poche.
J’y reviendrai certainement, mais actuellement cela ne peut qu’interroger les professionnels de l’information. Paul Otlet considérait que l’information devait être vraie comme base de la documentation. De plus, cet accès devait au final permettre l’amélioration du niveau intellectuel de la population mondiale afin de pouvoir espérer une paix universelle. Qu’en est-il actuellement ?
Quand des professionnels de l’information d’un grand groupe français me disaient il y a quelques années, qu’ils procédaient beaucoup à de la destruction de documents trop sensibles et donc pas nécessairement pour conserver pour les archives, cela ne peut que nous interroger.
Complexe également est la formation dont je m’occupe qui oblige à multiplier les compétences et à savoir les utiliser au bon moment à bon escient. Tantôt, il faut faire preuve de proximité avec le document original lorsqu’il s’agit de réaliser une analyse documentaire qui ne doit souffrir d’aucune déformation, interprétation et critique, tantôt il faut développer  des qualités communicationnelles qui impliquent à l’inverse d’imaginer et de produire du nouveau.
Les professionnels de l’information ne sont pas nécessairement au service de la vérité. Ils font parfois oeuvre de fiction. Reste à savoir quelle est la recette du bon équilibre.
D’ici quelque temps, je vous reparlerai d’Antoine Bello avec son dernier ouvrage Ada, autour de l’intelligence artificielle.