Moteur en quête d’auteurs : google sort l’argument d’autorité

Cela fait plusieurs mois que j’ai cette intuition mais je n’avais pas encore eu le temps de la formuler d’autant que j’escompte bien en faire un des travaux de recherche de cette année. Oliver Roumieux de l’Adbs m’avait incité à produire un billet. L’actualité m’oblige à le faire.  On n’est pas encore au niveau de Print Brain technology mais on se situe sur des territoires bien connus des professionnels de l’information.
 
La doxa a tendance à présenter Google + comme un concurrent potentiel de Facebook, un aspirateur aux usagers adeptes du réseau de Zuckerberg. D’une part, il n’en est rien du fait que la tendance est celle de l’éparpillement des profils avec réinjection de flux si besoin. Les usagers font alors le choix d’être présents un peu partout et repoussent le choix de cibler davantage un réseau qu’un autre.  Cette dispersion finit par être épuisante et pénible à terme. Google l’a compris et vise donc quelque chose de plus sérieux. Google + c’est le principe de Diaspora dans le sens inverse : on vise la concentration.
Dans cette querelle du choix des réseaux sociaux, Google va régler le problème en le déplaçant.
Pour rappel, il est très difficile de suicider son compte sans désagréments.  C’est le cas chez Google : l’appartenance à son réseau social est définitive. Si vous souhaitez en sortir, vous réalisez alors un hara-kiri numérico-identitaire qui peut être tragique si vous êtes un vieil utilisateur des services google et notamment de sa messagerie. D’où les risques qu’il y a à utiliser un pseudo sous peine de fermeture de compte.
On l’aura compris, c’est une stratégie de captation efficiente : le temps investi et les données contenues sur ces services sont telles qu’il faut vraiment bien programmer son éventuel départ. C’est en effet toujours possible de cesser de dépendre au niveau de l’identité numérique de Google. Soit. Mais vous avez sans doute remarqué que vous pouvez quand même « cercler » des amis qui ne sont pas encore présents sur Google +… Une nouvelle fois, on n’échappe pas totalement à Google.
Seulement, l’objectif de Google et de son avancée Google + n’est pas celle de constituer un énième réseau social, c’est bien mieux que cela. Il s’agit clairement d’une stratégie de développement de l’application première : le moteur de recherche. Un moteur dont le leadership permet à la société américaine de générer 95% de ses revenus via la publicité. Si bien que chaque nouvelle application doit s’inscrire dans cette orientation de rentabilité. Et google + est clairement dans ce cadre.
Alors en quoi Google + va aider le moteur de recherche ?
Et bien Google + va permettre de mieux identifier les auteurs de contenus sur le web et d’associer finement une ressource web à un profil Google +. Il est même fort probable qu’une URI identifiée par un profil auteur lui aussi bien mis en valeur…sera mieux classée dans le page rank. De là à dire que google va réussir à produire le web de données… il n’y a qu’un pas.
Au niveau documentaire, Google + est en train de créer des «  listes d’autorités » ! Et ces listes d’autorités vont se décliner avec l’indexation par les cercles thématique. Indexation que nous produisons nous-mêmes en créant des listes thématiques. Les folksonomies n’ont donc pas disparu réellement, Google les décline en cerclonomie.  On retrouvera la stratégie du like, impulsée par Facebook au sein du réseau… ce qui produira un indice de popularité sociale qui sera aussi inclus à terme dans l’algorithme.
Si bien que le moteur va de plus en plus produire des résultats avec des références d’auteurs et obliger les webmasters à inscrire dans les métadonnées de leur site, la liaison avec leur profil Google +. Cela fait déjà quelques semaines que cette éventualité est possible. Elle va devenir obligatoire pour un bon référencement. Souvenons-nous de l’obligation faite par Google + que les profils comportent des vrais noms et pas des pseudos ! On notera au passage que c’est le retour progressif de la prise en charge des métadonnées dans le référencement. Cependant, on avance prudemment avec des métadonnées fiables avec celles de l’auteur dont on a établi l’identité. Le profil Google+ deviendra alors un pôle de gestion de son identité numérique avec les services attachés et externes. Ce sera celui qui sera visible depuis le moteur de recherche.  Facebook demeurera alors qu’un sous-espace, une fête au village qui sera moins lucrative que le pôle des identités de Google.
Cela marque bien une volonté d’identification claire de la ressource. Cela pose évidemment tout un tas de question au niveau des potentialités d’anonymat. Mais si vous voulez être bien vu par le moteur… il faudra accepter l’encerclerment : rendez-vous, vous êtes cerné !
Pour rappel, le moteur comme beaucoup d’application a eu tendance à confondre autorité et popularité, en attribuant un indice d’autorité à ce qui relève clairement de la popularité via le page rank.  Il faut rappeler que l’analyse des citations sur lequel repose le moteur emprunte beaucoup à la bibliométrie et à la scientométrie, sauf qu’en ce qui concerne les domaines scientifiques, la production de documents est quand même soumise à des processus d’évaluations.
Il semble désormais que Google cherche à mieux saisir cette question de l’autorité tout en conservant ses stratégies de popularité et d’indices de citations basés sur la scientométrie. Simplement, le déplacement ou la continuité plutôt s’opère : désormais le page rank ne concerne pas seulement les sites web mais bel et bien les auteurs. Voilà qui va donner de fil à retordre aux référenceurs car désormais le référencement aura partie liée avec la gestion de l’identité numérique.  Car il est probable désormais que l’identification d’un spécialiste d’un domaine particulier va lui conférer une importance plus grande aux yeux du moteur en ce qui concerne la valorisation de sa production. C’était justement le gros point faible du moteur jusqu’à maintenant.
Cette tendance qui vise à mesurer l’influence et la notoriété d’une personne se développe avec les indices d’influence comme Klout. Mais on reste encore dans des mécanismes de popularité en mesurant le nombre de followers sur twitter, le nombre de retweet, etc.  Google cherche davantage à affiner et à savoir qui est vraiment l’auteur et son degré de compétence.  D’où l’intérêt premier d’avoir dans un premier temps, une liste d’initiés et de spécialistes. Google va aussi chercher à utiliser ses données pour personnaliser les requêtes et les affiner de plus en plus avec les résultats de production des personnes avec qui nous sommes liées sur Google +.  On a donc récupérer notre travail d’évaluation relationnelle pour affiner les résultats de nos requêtes. Cette stratégie a déjà commencé depuis quelques mois avec l’affichage de données signalées par nos amis sur Google Reader.
Google cherche donc à attribuer un identifiant unique via son profil Google +.  Cette stratégie s’opère également au niveau des chercheurs avec Google Scholar. Les projets d’identifiants uniques sur lesquels travaillent plusieurs éditeurs dont thomson risquent de se voir opposer un concurrent bien plus efficace : Google.
Google après avoir conquis le domaine de la popularité cherche à mettre la main sur l’autorité.  Il est donc probable de voir à terme de nouvelles métadonnées prises en compte. Maiss Google a d’abord misé sur la plus importante : l’auteur. En effet, elle représente souvent le premier indice d’importance en matière d’évaluation de l’information. La redocumentarisation de nos identités prend alors tout son sens.
On pourrait donc voir l’entreprise américaine jouer de plus en plus un rôle prégnant en matière de gestion de la production de l’IST et en matière d’employabilité… ce qui signifie à terme un contrôle sur l’économie.
J’arrête les projections possibles à termes notamment l’accroissement des capacités prédictives du moteur qui pour l’instant connait surtout le passé de nos actions….
Une nouvelle fois « être ou ne pas être sur Google » devient l’aporie philosophique actuelle.  On ne sait trop quelle histoire est en train d’écrire Google, ce qui est certain c’est que l’entreprise ne se contentera pas de faire de nous des personnages mais bel et bien des auteurs.
Dans tous les cas, voilà qui confirme ce que j’avançais en début d’année : on va avoir de plus en plus besoin de lecteurs de crâne de licorne

Les jeunes générations et la technique

(suite des billets précédents (1) et (2) et extrait de l’article (2010) « La skholé face aux négligences : former les jeunes générations à l’attention », Communication & Langages n°163, mars 2010, p.47-61)

Nous avons remarqué comme beaucoup de collègues enseignants la forte attirance des jeunes publics pour les moyens de communication récents que sont les blogs et la messagerie instantanée sur web, le portable, les baladeurs mp3, etc. Cependant attrait ne signifie pas pour autant maîtrise. Et nous songeons ici, non seulement à la maîtrise technique en tant que computer literacy, mais également au traitement de l’information en tant qu’information literacy.
Les adolescents surestiment fréquemment leur maîtrise de l’Internet notamment du fait que l’entremise du moteur de recherche leur garantit des résultats même s’ils ne sont pas pertinents. Il n’y a pas de compréhension du fonctionnement des réseaux  ainsi que des outils de recherche.
Les usages des jeunes générations évoluent et notamment les détournements de la technique pour des utilisations non prévues initialement[1]. C’est notamment le cas avec le wifi qui permet à des étudiants équipés de portables de surfer durant le cours au lieu d’être attentif aux propos de l’enseignant. Plus rare est la pratique parfois nommée « sandbag [2]», qui consiste à corriger l’enseignant, et donc à contester son autorité au travers de sa légitimité, en vérifiant au fur et à mesure sur Internet ses affirmations. Les jeunes générations utilisent les objets numériques de manière ludique ou pour des communications de type phatique. Dany Hamon[3]note que cette relation aux objets techniques accentue vraisemblablement le manque d’enthousiasme pour l’apprentissage :
« Une nouvelle génération de collégiens semble particulièrement marquée par une démobilisation envers les apprentissages scolaires. Ne serait-elle pas l’expression profonde d’un clivage entre ce que les élèves perçoivent de la culture scolaire et leur participation à l’émergence de nouveaux modèles socio-culturels, visibles notamment à travers leurs pratiques numériques ? »
L’expression de démobilisation est éclairante dans le sens où elle exprime le fait que les élèves se mobilisent ailleurs, sur d’autres lieux qu’ils jugent plus intéressants. Finalement la culture scolaire, c’est-à-dire au sens étymologique la culture de l’attention, se trouve concurrencée par d’autres cultures, issues de leurs pratiques numériques. Comme le montre Danah Boyd[4], ces pratiques ne sont pas à rejeter dans leur intégralité et elles peuvent constituer ainsi des pistes d’apprentissage. Les élèves se plaignent souvent de cette impression de décalage voire de séparation et de la difficulté d’investir ce qui est appris à l’Ecole dans leur sphère domestique et vice versa, ce que démontrent particulièrement les travaux de Cédric Fluckiger[5].

1 Besoin d’affirmation et sociabilité juvénile.

Les jeunes générations ne conçoivent pas les objets techniques dans une perspective pédagogique ou d’acquisition d’informations et de connaissances. Ce n’est en aucun cas, l’objectif premier de l’usage des blogs, des réseaux sociaux, des messageries instantanées ou du portable. Il s’agit d’une nécessité de s’intégrer et de montrer à la fois sa présence et son apport individuel au sein d’un collectif. Pour autant, il ne s’agit pas d’intelligence collective ou collaborative, mais davantage de sociabilité juvénile. Les adolescents cherchent à se distinguer également de la culture parentale ainsi que de la culture scolaire, dans une démarche essentielle à la construction du jeune adulte. Pour autant, nous ne pouvons adhérer à une vision qui fait du jeune, un individu auto-formé par l’entremise des objets techniques. Il ne faut donc pas confondre les différents besoins des jeunes générations. Les études sociologiques relèvent donc principalement le besoin d’affirmation qui repose notamment sur l’exhibition de son capital relationnel[6], et de son affiliation au groupe[7], partie intégrante de la définition de soi adolescente..
Il faut donc ne pas oublier les autres besoins et notamment les besoins d’information qui sont tout autant des besoins de formation.
Le besoin d’information n’est pas toujours conscient chez les jeunes générations. Deux universitaires hollandais[8]constatent d’ailleurs que la surinformation ne préoccupe pas les jeunes générations. L’intérêt de séparer le bon grain de l’ivraie n’est pas perçu, tandis que la capacité à repérer l’information pertinente s’avère souvent difficile car elle suppose fréquemment des connaissances au préalable. Finalement ce n’est pas tant le besoin d’information qui devient préoccupant mais son absence. La conscience d’un besoin d’information n’est pas automatique et nécessite une prise de conscience.
Pour autant, cette distinction entre besoins d’information et besoins d’affirmation est rarement effectuée et l’opposition entre pratiques adolescentes et pratiques scolaires aboutit fréquemment à une remise en cause de l’institution, jugée comme désuète. Pourtant les usages sont parfois éphémères et vouloir adapter la formation à ces derniers ne s’inscrit pas dans une démarche de culture de l’information.

2 Quand usage ne signifie pas culture.

Il est fréquent de remarquer que sont associées aux jeunes générations des expressions qui expriment leur intérêt pour les objets techniques : natifs du numérique, génération Google, génération Internet, etc. Cependant, faut-il parler de pratiques, d’usages voire de culture numérique adolescente ? Les trois expressions sont parfois difficiles à distinguer. La pratique recouvre généralement davantage la finalité, tandis que l’usage se réfère au comment, à la manière de. Les usages concernent plutôt les outils, les pratiques se réfèrent davantage à l’acte. Pour autant la dichotomie parait trop stricte avec les objets numériques. Les pratiques deviennent ainsi difficiles à observer selon Jean-François Marchandise, directeur du développement de la FING (Fondation pour l’Internet Nouvelle Génération) qui plaide pour une observation des changements ordinaires pour sortir des visions révolutionnaires positives ou négatives. Il note ainsi la difficulté de distinction entre usages et pratiques :
« On parle souvent d’usages à propos des outils (le stylo, le téléphone) et de pratiques à propos de nos pratiques sociales (écrire une lettre d’amour, appeler un ami), mais les dispositifs numériques rendent de plus en plus souvent cette distinction malaisée, certaines pratiques s’identifiant dans un premier temps aux outils et aux plateformes techniques qui en sont les vecteurs (je blogue).[9] »
La difficulté est encore plus grande en ce qui concerne les jeunes publics. Pouvons-nous parler de pratiques culturelles pour qualifier le fait que de nombreux adolescents tiennent des blogs, type skyblogs ? L’activité de bloguer représentant à la fois un usage d’un outil et une pratique d’écriture. Pour autant, ces activités ne sont pas synonymes de culture informationnelle et encore moins de culture de l’information. Cette dernière suppose une démarche plus ambitieuse qui repose sur courage d’exercer notre entendement pour accéder à la majorité comme le préconise Kant. La skholé peut alors se réaliser par une relation qui diffère du simple usage vis-à-vis des objets techniques et qui constitue à la fois une majorité intellectuelle et une majorité technique.


[1] PERRIAULT, J. (1992). La logique de l’usage. Paris, Flammarion.
[2] Le terme de sandbag est à comprendre dans le sens de malmener quelqu’un, mais il possède également la signification que l’on trouve au poker et dans les jeux- video et qui indique une stratégie pour cacher son jeu.
[3] HAMON, D. (2008). « Une nouvelle génération face aux apprentissages scolaires. L’usage d’Internet pour créer du lien » in Actes du colloque « Ce que l’école fait aux individus » p.1
[4] BOYD, D. (2008). «Why Youth (Heart) Social Network Sites: The Role of Networked Publics in Teenage Social Life.» In David Buckingham (Ed.), Youth, Identity, and Digital Media (pp. 119-142). Cambridge: MIT Press.
[5] FLUCKIGER, C. (2007). L’appropriation des TIC par les collégiens dans les sphères familières et scolaires. Thèse de doctorat. ENS Cachan , 29 octobre 2007 <http://www.stef.ens-cachan.fr/docs/fluckiger_these_2007.pdf>
[6] METTON, C. (2004). « Les usages de l‘Internet par les collégiens : explorer les mondes sociaux depuis le domicile » in Réseaux, vol. 22, n°123
[7] SINGLY, F de. (2003). Les uns avec les autres : quand l’individualisme crée du lien, Paris, A. Colin
[8] VEEN, W., VRAKKING.B (2006).  Homo Zappiens : growing up in a digital age London: Network Continuum Education
[9] MARCHANDISE, J.F. Observer les changements ordinaires in InternetActu.net. Article du 27 octobre 2007 <http://www.internetactu.net/2007/10/01/observer-les-changements-ordinaires/>

Les « négligences » des jeunes générations

(suite du billet précédent et extrait de l’article (2010) « La skholé face aux négligences : former les jeunes générations à l’attention », Communication & Langages n°163, mars 2010, p.47-61)

Les jeunes générations commettent fréquemment des négligences. Le terme de négligence doit être pris ici dans un sens différent de son sens commun. Il nous faut donc définir au préalable ce que nous entendons par négligences.

1 Les Négligences : définition du concept.

Nous avons regroupé derrière le concept de négligences, une série de « mésusages », que nous avons pu observer auprès des élèves, afin de caractériser sous une même étiquette des échecs communicationnels et informationnels entre l’élève et le document[1]. C’est l’étymologie latine du mot négligence qui nous permet d’élargir le concept. Negligentia vient de negligere, qui se décompose en neg-legere et qui signifie « ne pas lire » Cette origine est justement rappelée par Régis Debray[2]. Les négligences sont donc par extension toutes ces actions de non-lecture, refus de lecture ou de « mauvaise » lecture. Les définitions classiques du mot font également état d’un manque de soin et d’attention :
A. 1. Attitude de celui qui fait les choses avec moins de soin, d’attention ou d’intérêt qu’il n’est nécessaire ou qu’il n’est souhaitable. Synon. laisser-aller, inattention; anton. rigueur, application, soin. Ton, air de négligence; négligence coupable.
-2. Attitude de celui qui cherche à faire les choses avec moins de soin, d’attention ou d’intérêt qu’il ne paraît nécessaire, dans un souci d’élégance.
B. 1. Acte qui témoigne que son auteur a manqué du soin, de l’attention, de l’intérêt normalement attendus. Synon. étourderie, inattention, relâchement. Négligences de style; reprocher ses négligences à qqn.[3]
Les synonymes sont fortement éclairants et rassemblent une grande partie des comportements que nous avons observés chez les élèves et qui sont souvent révélateurs d’un manque d’attention[4]. Nous avons ainsi collecté un grand nombre de constats des erreurs des élèves durant six ans en tant que professeur-documentaliste. Il s’agit d’un positionnement qui n’est donc pas garant de neutralité ou d’impartialité puisqu’il s’agit d’observation participante et que notre rôle consistait à pallier aux défauts constatés. Nous nous sommes plus particulièrement consacré à observer les différentes erreurs des élèves en ce qui concerne leur travail de recherche documentaire, que ce soit pour répondre à une simple question ou pour réaliser un travail plus exigeant tel un dossier pour un IDD ou un exposé. Nous avons recensé ainsi toutes les actions qui font que la liaison avec le document n’aboutit pas toujours au résultat escompté. Ces mésusages ou abusages comme le qualifient Yves Le Coadic[5] sont nombreux et divers. Ils sont majoritairement la conséquence d’une non-lecture ou d’une mauvaise lecture, ce qui rend opérationnel le concept de négligences pour les définir.
Si ces observations ont été réalisées dans un milieu scolaire, nous pensons cependant que ces attitudes se prolongent au-delà de la sphère scolaire. Par conséquent, nous considérons que ces négligences concernent un public beaucoup plus large encore. Cette prolongation des négligences s’observe d’ailleurs sur les réseaux sociaux et sur les blogs. En effet, le succès de ces plateformes permet de voir quels sont les comportements informationnels et communicationnels de ces générations. Nous constatons ainsi ces usages sur le réseau social Facebook où plus d’une cinquantaine de nos anciens élèves sont devenus nos contacts. Les négligences prennent d’ailleurs des aspects nouveaux et autrement plus dangereux, dans la mesure où elles concernent autant les activités de lecture que d’écriture. En effet, la mise en visibilité des écrits et des diverses productions des jeunes générations laissent entrevoir à la fois des méconnaissances sur la portée des publications sur le web[6].
 
Nous avons pu constater toutes sortes de négligences au CDI. Elles peuvent se retrouver bien sûr ailleurs qu’au sein du centre de documentation. La mauvaise interprétation ou identification du document en sont quelques unes des conséquences. Trois grandes catégories de négligences peuvent être distinguées :
 

  • La Non-lecture d’informations et de consignes collectives.

Nous sommes ici notamment dans le cas où l’information s’adressant à tous, elle est ignorée par l’élève qui considère qu’il n’est pas concerné individuellement. L’usager comme simple consommateur prime ici sur le citoyen. L’exemple le plus fréquemment rencontré est celui de la consigne collective qui peut figurer au tableau ou sur une affiche et qui n’est parfois même pas lue par l’élève. L’élève n’y fait même pas « attention ». Pour contrecarrer cette situation, nous avons souvent accompagné les affiches de consignes par des illustrations dans un objectif de captation de l’attention.
 

  • Les lectures limitées

Les lectures sont ici monomaniaques ou ne concerne qu’un seul type de support (bandes dessinées, voire telle collection, etc.). La capacité à lire un document conséquent nécessitant une analyse longue et une réflexion n’est pas exercée. Les aspects ludiques et de loisir sont privilégiés par rapport à l’étude. A l’inverse, les lectures ne sont effectuées que parce qu’elles sont imposées et elles ne s’exercent que rarement dans la sphère domestique. Certains veulent emprunter dès lors l’ouvrage le plus court possible à la suite de l’incitation à lire un roman de l’enseignant de français. Le fait de devoir porter une attention sur un grand nombre de pages leur semble impossible et ne correspondre qu’à une demande institutionnelle. D’ailleurs une enquête révèle qu’un quart des adolescents n’avaient lu aucun livre au cours des trois derniers mois si ce n’est pour répondre à une demande de l’enseignant[7].
 

  • Le refus de l’effort et le manque de méthodologie.

Comme dans le cas précédent, c’est le refus de se confronter à une difficulté qui prédomine. L’élève va le plus souvent choisir de privilégier une logique de zapping sur le web sans s’arrêter longuement sur une page afin de procéder à une évaluation du contenu. Ici la lecture suppose déjà une réécriture, une capacité de synthèse. Cette capacité diffère nettement des usages du traitement de texte, c’est-à-dire repose sur des capacités de production de contenu qui démontrent une compréhension. La maîtrise de l’écriture n’est pas la calligraphie et cela demeure dans les environnements numériques. Un document de belle apparence ne préjuge en rien de sa qualité intrinsèque. Or, nous avons rencontré fréquemment des productions qui démontraient une apparente maitrise du traitement de texte voire du copier-coller mais peu de productions de contenu de qualité avec synthèse, plan et mise en perspective. L’attention n’avait été que superficielle. Ces phénomènes de superficialité s’observent particulièrement durant les dispositifs type Itinéraires de découverte. Il en va également de même durant les TPE au lycée. Mais ce qui apparaît nettement, c’est le rejet de la méthode qui consiste à ne pas se « ruer » sur le moteur de recherche. Les outils accroissent l’impression d’autonomie face à l’information à la fois pour les élèves mais également pour des observateurs extérieurs qui ne distingueraient pas au premier coup d’œil un travail efficace d’un travail superficiel. Il s’agit donc d’aller au-delà d’une autonomie d’apparence et de privilégier des objectifs plus ambitieux qui sont plutôt ceux de l’accès à une majorité intellectuelle, citoyenne et technique. Cela signifie que l’évaluation de l’attention et des capacités d’analyse critique qui en découlent se mesure principalement dans les productions et plus particulièrement dans le contenu et non la mise en forme.
 
 
La description des négligences a déjà été développée plus longuement[8]. De ces observations, il apparaît que le CDI n’est pas toujours considéré pleinement comme un lieu d’études, de travail ou de lectures. La recherche de la convivialité et des aspects de sociabilité sont également à prendre en compte. Un constat qui n’est pas isolé puisque les bibliothèques connaissent également un phénomène similaire comme le montre dans son étude Claude Poissenot[9]. Il en va probablement de même pour les établissements scolaires qui sont aussi des lieux de vie.
Mais les négligences ne se limitent pas aux seuls lieux de formation et leurs conséquences sont diverses. Nous pouvons en évoquer plusieurs :

  • Méconnaissance d’un sujet (Inconscience du besoin d’information)
  • Confiance accordée à l’ensemble des documents ou au contraire doute sur l’ensemble des documents du fait d’une faible capacité d’évaluation de l’information.
  • Propagation de rumeurs sans vérification des sources.
  • Croyance en des théories « miracles » qui veulent tout expliquer. (théories du complot)
  • Méfiance vis-à-vis de l’institution qui est perçue comme un lieu de surveillance et qui possède des informations qu’elle ne dévoile pas au grand public[10].

La confrontation avec l’information des jeunes générations s’opère également de manière non scolaire et parfois par hasard. Seulement, ce hasard ne garantit pas des découvertes opportunes, bien  au contraire.
Voir aussi le billet sur la sérendipité.


[1] Rien que l’emploi du mot « document » suscite déjà des difficultés. L’élève ne fait pas toujours nettement la différence entre un document et un documentaire. En clair, il ne perçoit pas souvent les limites du document qu’elles soient physiques ou sémantiques.
[2] DEBRAY, R. (1995). Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en occident. Paris, Folio Gallimard.
[3] Article Négligence. In Trésor de la langue française informatisé. <<http://www.cnrtl.fr/definition/n%C3%A9gligence>
[4] Notamment dans le cas de non-lecture de consignes ou d’information.
[5] LE COADIC, Y. (1997). Usages et usagers de l’information. Paris, ADBS, Nathan.
[6] Plusieurs collégiens s’étonnaient d’ailleurs que les enseignants puissent accéder à leurs blogs. Ils n’avaient pas pris conscience de la visibilité de leurs écrits.
[7] Synthèse de l’enquête sur la lecture et les loisirs multimédia des collégien(ne)s et lycéen(ne)s. Enquête « Centre national du livre / Direction du livre et de la lecture » réalisée par Ithaque. Juin 2007.<http://www.centrenationaldulivre.fr/?Synthese-de-l-enquete-sur-la>
L’enquête montre que ces faibles lecteurs ressentent la lecture comme un obstacle et que l’effort à réaliser correspond souvent à une perte de temps.
[8] LE DEUFF, O. (2006). « Le document face aux négligences, les collégiens et leurs usages du document » InterCDI n° 2002, juillet 2006, p87-90
[9] POISSENOT, C. (2001). Penser le public des bibliothèques sans la lecture ? Bulletin des bibliothèques de France. 46(5):4-12. 03 septembre 2001. Dans ce travail, il montre que certes que la lecture est la première raison de venue en bibliothèque mais le fait que le lieu soit confortable et chauffé s’avère également fortement attirant. Le CDI présente souvent des avantages similaires.
[10] LE DEUFF, O. « De la méfiance à la défiance : analyse informationnelle du mythe du complot. », Revue internationale en intelligence informationnelle. <http://www.revue-r3i.net/file/2008_Le_Deuff.pdf>

L’éducation civique : une culture technique ?

Comme Affordanceinfo va être en mode rugby et qu’il va donc nous gratifier d’articles lapidaires pendant un mois, j’en profite pour vous donner de la lecture et matière à réflexion pour compenser.

J’aborde la question de l’éducation civique comme culture technique pour en montrer les relations avec la culture de l’information. C’est un extrait de ma thèse qui fait le lien avec l’article sur la dimension citoyenne de la culture de l’information qui est accessible sur archivesic.
 
Parmi les formations à la participation citoyenne figure notamment l’éducation civique. Cette dernière est principalement basée sur des enseignements juridiques et institutionnels. L’ECJS (Education civique, juridique et sociale) poursuit cette mission en lycée avec notamment la mise en place de débats. Faut-il considérer qu’il s’agit aussi de former aux outils de la communication politique ?
Dès lors, l’éducation civique ne peut demeurer une simple éducation à la connaissance et au respect de la loi et des institutions, mais doit opérer un rapprochement avec la culture de l’information en constituant une culture technique. Ces techniques sont toujours celles de l’écriture et de la lecture mais également celles de l’art oratoire, capacités que nous avons peu évoquées jusqu’à maintenant. Nous en trouvons toutefois parfois dans les mentions dans les travaux qui nécessitent des restitutions orales de travaux lors d’exposés. La culture de l’information repose sur des qualités d’expression autant écrites qu’orales qui peuvent être mobilisées en tant que citoyen. Ces outils sont d’ailleurs très souvent ceux des sophistes. Ces derniers à qui Socrate reprochaient de se servir de ces outils non pas pour faire progresser l’entendement humain mais pour manipuler les esprits et les opinions. Le problème c’est que désormais ces instruments ne sont pas pleinement utilisés par l’institution scolaire mais surtout par les médias. Il appartient donc à l’institution d’enseigner l’usage de ces outils, afin de pouvoir parer à d’éventuelles manipulations mais également pour les utiliser à des fins constructives, c’est-à-dire, comme le préconise Stiegler, au sein de milieux associés qui veillent à la construction de l’individu-citoyen.
Il s’agit donc de considérer les hypomnemata classiques ou numériques comme des supports de formation, mais également comme des supports de l’expression et notamment politique.
Au VIe s., dans les cités des Grecs, à Athènes en particulier ou à Spartes, sur toutes les portes des cités, vous avez des stèles de marbres où sont gravées les décisions de la Boulé (sorte de conseil, de chambre délibérative) que tous les citoyens doivent savoir lire et non seulement savoir lire mais savoir écrire. C’est-à-dire qu’est citoyen celui qui peut venir sur l’agora et dire je veux changer cette loi – C’est-à-dire que le citoyen est celui qui est associé étroitement à l’évolution de la cité. [1]
Si la culture de l’information peut s’avérer politique, qu’en est-il d’une politique de la culture de l’information ?


[1] Bernard STIEGLER. Intervention du 14 mai 2008 au CIEM (collectif associatif enfance et média). In Ciem Disp. sur : <http://www.collectifciem.org/spip.php?article109>

La culture littéraire et l’ « effrayant génie » de la technique. La culture technique comme réponse.

Un petit texte qui revient sur certaines de mes réflexions du moment, qui aurait du être publié ailleurs que sur ce blog, mais les retards font que le blog devient le meilleur support possible. L’article est en mettre en relation avec un billet qui explorait quelque peu cette thématique. Une partie ce texte est directement inspiré d’un passage de la thèse, qui je crois, n’avait pas plu ou pas convaincu d’autant que j’évoquais clairement la culture littéraire comme un obstacle. Pour autant, j’ai envie de relancer le débat. Bonne lecture et à vos critiques!



 
Intro
 
Notre propos est de montrer que les craintes souvent exprimées à l’égard du web et de l’Internet proviennent d’une culture littéraire, sans doute occidentale d’ailleurs qui rejette la technique et l’objet technique. Nous nous appuyons ici sur les travaux de Gilbert Simondon dont les travaux œuvrent pour une culture technique et son enseignement.
Les  » lettres » qui reposent pourtant sur plusieurs techniques que sont la lecture et l’écriture et la somme de supports qui les accompagnent, tendent toujours à mythifier et à mystifier par le discours la technique. Davantage basées sur la contemplation que sur l’action, elles méprisent l’objet technique perçu comme simple instrument et dont le vocabulaire qui l’entoure est perçu comme grossier. La culture littéraire repose à l’instar de l’œuvre de Chateaubriand sur le désir d’accéder à Dieu, ou tout autre état intellectuel ou spirituel supérieur, par la pensée et la méditation dans l’espoir d’un ailleurs meilleur face à une vie active pénible. La technique est d’ailleurs souvent jugée bassement par la mythologie grecque et la religion judéo-chrétienne : le porteur de lumière est celui qui ouvre la porte des enfers. De plus les éléments techniques sont parfois assimilés à la culture de masse ou populaire et nullement celle de l’homme lettré, ce qui est non seulement absurde mais aboutit également à une absence de formation du fait de cet impensé.
 
 

  1. La culture littéraire et ses frayeurs.

Cette position problématique de la culture littéraire est parfaitement exprimée par Gilbert Simondon à propos de Chateaubriand :
« Il y a plus d’authentique culture dans le geste d’un enfant qui réinvente un dispositif technique que dans le texte où Chateaubriand décrit cet “effrayant génie” qu’était Blaise Pascal » (Simondon, 1958, p.107)
L’effrayant est en fait utilisé pour qualifier l’inexpliqué, ce que le littéraire refuse ici de comprendre. Chateaubriand tente dans Le Génie du Christianisme de montrer le côté religieux de Pascal. Or, il se trompe de génie. Celui de Pascal concerne surtout la science et la technique. Or Pascal n’est pas expliqué, il est fait mythe :
« Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques ; qui, à seize, avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité ; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l’entendement (…) enfin qui, dans les cours intervalles de ses maux, résolut, par distraction, un des plus hauts problèmes de la géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du Dieu que de l’homme. Cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal. » (Chateaubriand, 1993)
Le génie technique est recouvert ici par le brouillard du génie chrétien.
Chez Chateaubriand, ce qui s’avère l’effrayant, c’est que Pascal ait osé se rendre sur des terrains jugés diaboliques, ceux de la science et de la technique, et que son salut n’est que la résultante de sa confiance en Dieu.
En aucun cas, Chateaubriand ne cherche à suivre la voie de Pascal ou à inciter à la suivre. Le génie ne peut être mu que par Dieu. Cette attitude diffère totalement de l’encyclopédisme des Lumières publiant plans et explications et incitant le lecteur à passer à l’action.
 
Chateaubriand sépare la littérature de la technique de la même façon que son père séparait sa famille aux quatre coins du château de Combourg. Les peurs enfantines et adolescentes se retrouvent dans l’œuvre et cette crainte est aussi celle qui sépare la culture littéraire de la culture scientifique et technique.
Chateaubriand s’inscrit dans la filiation de Montaigne, celle du commentaire, de la recherche du beau, de la méditation tout autant que l’imagination. C’est l’obscurité du romantisme qui s’oppose aux Lumières et l’ombre de la mort qui pèse sur les vivants avec l’horreur ou le dégout de la vie. C’est la mémoire vive qui est mise de côté pour les Mémoires d’Outre-tombe.
Pourtant cette culture utilise des éléments indispensables à la culture technique et notamment l’exercice nécessaire de la réflexion et de la méditation, en opérant une skholé, un arrêt pour prendre le temps de réfléchir. Mais elle demeure dans la contemplation, la morale chrétienne ayant placé la félicité dans un au-delà qui fait de la vie active, une étape à passer. Sans compter que les techniques sur lesquelles reposent sur cette culture, et notamment le livre, sont sacralisées. La magie remplace l’ingénierie.
 
La culture technique prend à l’inverse le temps d’agir. Elle réalise donc le transfert d’une culture scolaire et lettrée à une culture opérationnelle dont le savant est le meilleur représentant. Pascal est savant et son génie est avant tout celui de l’ingénieur et non pas celui de quelques esprit magiques.
 
2. La culture technique : la culture en action.
La culture technique passe de la légende, la legenda, la chose à lire, à la chose à faire. Non pas que ce fut par volonté de progrès, mais par volonté de savoir et de connaître. Et ce passage ne peut s’opérer selon Hannah Arendt que par le passage de la contemplation à l’action qui nécessite davantage l’usage des mains pour mieux connaître la nature :
« Quoi qu’il en soit, l’expérience fondamentale à l’origine de l’inversion de la contemplation et de l’action fut précisément que l’homme ne put apaiser sa soif de connaître qu’après avoir mis sa confiance dans l’ingéniosité de ses mains. Ce n’est pas que la vérité et la connaissance perdissent leur importance, c’est qu’on ne pouvait les atteindre que par « l’action » et non plus par la contemplation. » (Arendt, 1983, p.363) L’homme actif n’a pas pour autant remplacé l’homme contemplatif dans la hiérarchie sociale, notamment par des mécanismes de dépossession qui ont fait de l’homo faber un homo laborans, c’est-à-dire un travailleur dépossédé de la compréhension de son milieu. Une prolétarisation qui a presque gagné tous les secteurs du travail du fait d’une trop grande spécialisation notamment.
L’internet à ses débuts impliquait une participation également technique de la plupart des acteurs. Désormais, le réseau par souci de faciliter l’accès, pour des raisons tout autant démocratiques que commerciales, permet à tous de participer…sans pour autant en comprendre les mécanismes.
 

  1. Une culture littéraire mineure face à la technique.

La culture technique est davantage l’apanage de l’ingénieur que du génie. La magie fait place à l’ingénierie. De plus, la conception de l’héritage n’est pas le même dans la culture littéraire et la culture technique. Tandis que chez l’auteur du Génie du Christianisme, c’est le respect dans la crainte qui prédomine- la figure du comte de Chateaubriand étant le symbole de cette paternité justement effrayante-, chez Newton c’est le respect dans la transmission et la compréhension : le passé est un soutien et non un fardeau. Là où chez Chateaubriand, on trouve une position d’héritage pesant, il est au contraire libérateur chez Newton.
La culture littéraire est donc mineure face à la technique, elle ne la comprend pas, ne cherche pas à la comprendre soit par mépris, par recherche de l’otium, soit par crainte de quelque diablerie. Il serait presque tentant de dire que la culture littéraire ici, empêche l’exercice de l’entendement, de cette capacité à penser par soi-même.
Cet état de minorité est justement celui que dénonce Gilbert Simondon qui regrette également que la culture et notamment la culture générale ne devienne que l’expression d’une culture normée dans une logique d’héritiers au sens de Bourdieu.
La culture technique ne s’oppose pas à la nature et se situe donc à un niveau différent du positivisme scientifique qui normalise –nous songeons notamment à une lignée qui mène aux idéaux de la prétendue société de l’information- et diffère d’un obscurantisme qui nous mène au matin des magiciens.
La culture littéraire a été reprise justement par les publicitaires pour faire de l’objet technique un artifice entourée de discours, de magies, de possibilités infinies au travers de stratégies hypnotiques.
Au final, l’objet technique se trouve mis à distance de manière négative dans une impossibilité à le comprendre tandis que la distance nécessaire est abolie en ce qui concerne les discours publicitaires qui utilisent les techniques de la culture littéraire pour convaincre. Le publicitaire est devenu sophiste, le philosophe et l’homme lettré lui laissant la technique comme le montre Simondon (Simondon, 2005. p.522) :
« Si nous considérons l’ensemble des machines que notre civilisation livre à l’usage de l’individu, nous verrons que leurs caractères techniques sont oblitérés et dissimulés par une impénétrable rhétorique, recouverts d’une mythologie et d’une magie collective qu’on arrive à peine à élucider ou démystifier. Les machines modernes utilisées dans la vie quotidienne sont pour la plupart des instruments de flatterie. Il existe une sophistique de la présentation qui consiste à donner une tournure magique à l’être technique, pour endormir les puissances actives de l’individu et l’amener à un état hypnotique dans lequel il goûte le plaisir de commander à une foule d’esclaves mécaniques, souvent assez peu diligents et peu fidèles, mais toujours flatteurs. »
C’est la figure du robot qui apparaît ici sous-jacente. Une figure, symbole autant d’aspirations que de craintes que nous trouvons notamment dans la science-fiction.
 
4. Le regard cyberpunk
 
Cette peur se manifeste encore parfois au sein de l’Education Nationale où la culture des lettres demeure omniprésente…avec son impossibilité à penser la technique. Une culture inopérante pour des générations qui doivent pourtant faire face à une diversité d’objets techniques. La littérature exploite beaucoup d’ailleurs ces craintes sous forme de dystopies où la technique contrôle l’humain. Nous songeons également à la science fiction qui exploite cette thématique. Notamment le mouvement cyberpunk qui a inspiré les techniciens de l’Internet notamment au niveau du vocabulaire. La SF demeure un champ souvent hors domaine scolaire et peu prisé par la culture littéraire classique puisqu’elle reste fréquemment un mauvais genre dont l’apparition est fort rare dans les programmes. Le rejet vient justement de son vocabulaire technique qui en fait un genre vulgaire pour la culture littéraire normée. Pour autant, la science fiction opère un positionnement intéressant entre culture littéraire et technique. Le mouvement cyberpunk décrit ainsi souvent la technologie et ses excès sous tous les angles en y mêlant les idées punk (liberté de chacun diminuée, dégradation de la société généralisée…) et des magnats dirigeants le monde depuis leurs terminaux d’ordinateurs, ainsi que des gadgets cybernétiques. William Gibson, l’auteur du Neuromancien[1] qui a inspiré l’usage du terme cyberespace exprime cette position étonnante :
« Pour créer des univers de fictions, je pars plus de mon intuition que de ce qui est logique, car pour moi le monde dans son ensemble est illogique. Quand j’ai commencé à m’intéresser aux ordinateurs je n’y connaissais rien, mais j’aimais bien le principe de l’interface, donc j’ai déconstruit le langage informatique et l’ai reconstruit à ma façon pour montrer ce que la technologie pourrait devenir. Et ce que j’ai imaginé a, en retour, commencé à influencer ceux qui fabriquent les machines. Tout ça n’a rien de rationnel. »[2]
La science fiction constitue un pont possible entre les deux cultures en réintégrant la technique au sein de la littérature. Cependant, elle le fait de manière peut-être trop exagérée parfois, la rendant omniprésente. On passe d’un rejet de la technique à un techno-centrisme. On demeure sous l’obsession du contrôle, avec la sempiternelle question de qui a le pouvoir : l’homme ou la machine ? Or, la culture technique implique une sortie de cette vision simpliste et une étude des relations homme-machine plus complexe mais plus efficace.
Conclusion :
La culture littéraire reste toujours basée sur une forme de culte de l’auteur, notion rendue de plus en plus complexe actuellement avec le web. La culture littéraire vise à la démonstration de sa culture par la référence. C’est une culture personnelle qui repose notamment sur une lecture isolée.
La culture technique repose sur la formation plutôt que sur le conformisme et implique un caractère collectif et participatif plus élaboré qui invite à s’inscrire dans la compréhension du travail de l’autre en vue de son éventuelle amélioration.
Cela signifie que l’Internet et le web doivent être compris pour ce qu’ils sont : des créations humaines et que la culture littéraire doit faire place à la culture technique. Cette dernière s’appuie également sur la culture de celui qui sait lire et écrire mais sans être normée. Elle implique plus la connaissance que la recherche de reconnaissance.
Mais laissons parler Simondon :
« Dans l’homme, il faut une culture technique, faite de la connaissance intuitive et discursive, inductive, des dispositifs constituant la machine, impliquant la conscience des schèmes et des qualités techniques qui sont matérialisés dans la machine (…) » (Simondon, 2005, p.521)
La formation à l’Internet ne peut donc reposer que sur un simple usage qui voit l’Internet comme un instrument. La connaissance des réseaux et de leur histoire est nécessaire. L’apprentissage d’une culture technique s’avère dont primordiale et ce qui justifie pleinement la défense d’un enseignement technologique et d’un enseignement informatique, notamment en matière de programmation. Il reste que cette culture ne peut être complète que dans le cadre d’une culture de l’information, culture autant lettrée que technique.
Nous noterons d’ailleurs que la documentation qui présente un héritage technique et scientifique évident, et une proximité évidente avec les machines apparaît beaucoup mieux à même d’effectuer ce travail que les lettres.
 
 
Bibliographie :
ARENDT, H., Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll. « Pocket Agora », Paris, 1983
BARTHELEMY, J.H. Penser l’Ecole avec Gilbert Simondon. In Skholé. < http://skhole.fr/penser-l-%C3%A9cole-avec-gilbert-simondon-par-jean-hugues-barth%C3%A9l%C3%A9my>
CHATEAUBRIAND, F.R, Génie du christianisme, tome 1 (Flammarion, 1993).
MOREAU. P. Chateaubriand entre Montaigne et Pascal, Cahiers de l’Association internationale des études francaises, 1969, n° 1, pp. 225-233. <http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1969_num_21_1_937>
SIMONDON, G. (1958). Du mode d’existence des objets techniques. Paris, Aubier.
SIMONDON, G. (2007). L’individuation psychique et collective : A la lumière des notions de Forme, Information, Potentiel et Métastabilité. (p. 293). Editions Aubier.
 


[1] William Gibson. Op. cit.
[2] Interview de William Gibson par les humains associés. [en ligne]
http://www.humains-associes.org/JournalVirtuel2/HA.JV2.Gibson.html

La formation à l’attention (des jeunes générations)

Pour faire écho aux propos de Philippe Meirieu sur la classe cocotte-minute, et sans doute pour monter aussi les enjeux de former « les petites poucettes« ,  je publie un extrait de mon article
–          (2010) « La skholé face aux négligences : former les jeunes générations à l’attention », Communication & Langages n°163, mars 2010, p.47-61

PaternitéPartage selon les Conditions Initiales Certains droits réservés par carmen zuniga

Les usages des objets techniques impliquent parfois l’acquisition de compétences qui s’opère de manière « informelle ». Sans nier cette réalité, il convient d’observer que de nombreux champs échappent de ce fait à la formation, notamment ce qui relève des médias qui requièrent pleinement l’exercice d’une distance critique. De ce fait, cet espace est au final laissé à la charge d’acteurs qui n’émanent pas de l’institution scolaire et qui très souvent recherchent la captation de l’attention à des fins publicitaires et commerciales et non pédagogiques.
Il en résulte une double nécessité de la formation à l’attention. La première concerne la formation à dispenser pour que l’élève et étudiant puisse exercer sa capacité à pouvoir se concentrer durant un laps de temps suffisamment long pour comprendre et apprendre. La seconde découle de la première puisqu’elle consiste d’avoir le courage de penser par soi-même (le sapere aude de Kant) puisqu’il s’agit de la capacité à exercer son regard critique et sa distance vis-à-vis de médias qui cherchent à s’attacher cette attention.

1.1 L’attention ou l’arrêt opéré par la Skholé

Cependant qu’entendons-nous par attention ? Elle peut être définie comme la capacité à se concentrer sur un objet telle que la définit Henri Go[1] :
« Tout le problème de l’attention consiste donc dans la polarisation de l’activité intellectuelle de l’élève sur un objet, tout en l’incitant à produire des relations dans un milieu. »
Cette attention nécessite un apprentissage. Elle constitue la condition de l’autonomie [2]. Il s’agit d’un exercice de discipline sur le corps et pas seulement instrument de domination sur les corps comme le décrit de Foucault[3]. Cette discipline est d’abord une autodiscipline. Elle s’inscrit dans la lignée des techniques de mémorisation et autres arts de la mémoire. L’attention, c’est cette capacité d’arrêt, de maîtrise du corps autant que de l’esprit, pour concentrer son attention sur un objet. C’est proprement le rôle de la skholé, qui a donné le mot école mais qui désigne dans un premier sens, l’arrêt[4]. Une skholé perçue comme une liberté de penser et non comme un instrument de domination du maitre sur l’élève. La capacité d’attention doit donc être vue comme une méthode, un cheminement au sens étymologique, transmis par le maître à l’élève afin que ce dernier puisse exercer sa liberté de penser par lui-même. C’est en cela également que l’Ecole constitue un lieu de skholé puisqu’elle met l’élève à l’abri des distractions et des manipulations. L’enseignant ne s’inscrit donc pas dans un dispositif de surveillance mais plutôt dans celui de veille, en employant des techniques de soin de l’attention.
Bernard Stiegler[5] montre que le précepte de « prendre soin » ou de l’épimeleia a été oublié de fait au profit du « connais-toi toi-même ». Or ce précepte s’appuyait sur des techniques que sont notamment la lecture et l’écriture. Stiegler retrace l’étymologie du précepte de l’épimeleia en examinant son radical mélétè qui renvoie tardivement à la méditation mais qui désigne d’abord la discipline et en un sens qui n’est justement pas celui des sociétés disciplinaires[6]. C’est l’oubli de ce sens premier du « souci de soi » que Stiegler reproche à Foucault. Ce dernier ne distingue que les aspects négatifs de l’institution et notamment de l’institution scolaire et oublie le fait que la « discipline » correspond également à la formation. Or cette formation est de plus en plus oubliée et de ce fait les capacités d’attention des jeunes générations s’en trouvent diminuées.

1.2 L’attention en désordre

Plusieurs enquêtes et articles insistent sur la difficulté des jeunes générations à demeurer concentrée sur du long terme. Katherine Hayles[7] différencie ainsi la deep attention de l’hyper attention. Les travaux de la professeure de littérature américaine ont beaucoup influencé par Bernard Stiegler dans sa critique de la captation de l’attention opérée par les médias de la télévision.
Selon Hayles, les adolescents actuels utiliseraient davantage l’hyper attention, forme de zapping perpétuel, nécessitant une stimulation fréquente voire incessante. De par nos observations sur le terrain, nous pouvons constater des fortes similitudes avec ce que relève la chercheuse américaine. Beaucoup des élèves observés rencontraient de grandes difficultés à maintenir leur concentration plus de dix minutes sur un objet donné.  Nous avons pu mesurer ce phénomène régulièrement[8] avec des élèves en difficulté dans leur recherche d’informations sur le web et qui sollicitaient dès lors notre aide. Après une démonstration d’une stratégie de recherche opportune qui aboutissait à un document exploitable par l’élève, ce dernier se montrait souvent incapable de poser son attention afin d’opérer une analyse du document,  et préférait quitter la page pour privilégier une navigation sans fin. La tentation de pouvoir zapper l’obstacle est éminemment plus forte.
Nous pensons également que c’est la cause d’un environnement médiatique riche en possibilités, qui mêle télévision, sites web et messageries instantanées ainsi que les jeux- vidéo. Il est évident que les adolescents sont confrontés à plus grande diversité pour ne pas dire concurrence des différents types d’activités et que la lecture exhaustive d’un ouvrage, notamment d’un roman, devient une capacité beaucoup plus rare. Or, cette dernière repose sur la deep attention, qui correspond à la capacité de se concentrer et de consacrer un temps long à la lecture. Il devient de plus en plus difficile pour un adolescent d’y parvenir, car il s’inscrit dans une logique d’interruption ambiante[9]. Il peut donc voir sa lecture interrompue à tout moment, que ce soit par la sonnerie de son téléphone portable, par le signal de l’arrivée d’un ami sur la messagerie instantanée, par la musique de la chaîne hi-fi du frère ou bien encore par la télévision voire la console de jeux qui lui « tendent les bras » à la moindre difficulté rencontrée.
L’attention longue nécessite une concentration pour aller au-delà des difficultés et des obstacles. Quant à l’hyper attention, elle permet de réagir à tous les stimuli et repose sur des capacités d’usage multitâches mais qui ne sont pas nécessairement complexes. La spécialiste américaine en nouvelle technologie, Linda Stone parle ainsi d’attention partielle continue[10] pour qualifier cette volonté d’être toujours présent, pour ne pas dire « dans le coup », par crainte de rater quelque chose. Tout se passe comme s’il y avait une crainte de « différer » Or, c’est pourtant dans cette « différance»[11] et de fait différence que s’opère la skholé afin de se tenir à distance, non pas dans une ignorance mais dans la possibilité de choisir…et de résister. Katherine Hayles parle d’attention de surface ou superficielle, c’est-à-dire que le zapping opéré ne recherche qu’une brève stimulation, et que la mise à distance, qui peut s’opérer par la skholé, ne s’effectue pas. Nous retrouvons alors l’injonction de Kant sur l’effort à faire pour penser par soi-même, effort rejeté par la recherche de nouvelles stimulations.
 
Le fait de passer sans cesse d’une application à une autre devient habituel chez les jeunes générations. Par conséquent, une concentration longue ne peut susciter que lassitude et décrochage et recherche d’une nouvelle stimulation. L’institution scolaire se trouve alors en concurrence pour la quête de cette attention avec notamment les publicitaires d’où les enjeux autour d’une économie de l’attention.
C’est justement cette incapacité à se concentrer sur un objet, à se poser pour lire qui fait des nouvelles générations, des générations négligentes.


[1] GO, H. L. (2008). « Problématiser le rapport équité/efficacité dans l’action éducative : la question de l’attention » in Colloque international « Efficacité & Équité en Éducation » Université Rennes 2, Campus Villejean 19, 20 et 21 novembre 2008.p.9
[2] LIQUETE, V., MAURY, Y. (2007). Le travail autonome – Comment aider les élèves à l’acquisition de l’autonomie. Paris : Armand Colin
[3] FOUCAULT, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris, Gallimard.
[4] Le premier sens de Skholé désigne l’arrêt avant de se référer aux loisirs consacrés à l’étude.
[5] STIEGLER, B. (2008). Prendre soin : Tome 1, De la jeunesse et des générations. Flammarion.
[6] Idem. p.242
[7] HAYLES, N.K. (2007). “Hyper and Deep Attention: The Generational Divide in Cognitive Modes”, Novembre 26, 2007, Mla journal <http://www.mlajournals.org/doi/abs/10.1632/prof.2007.2007.1.187?journalCode=prof.>
[8] Notre carnet de bord indique de tels cas à chaque séance de recherche d’informations pour des projets type IDD (itinéraires de découvertes). Le phénomène est plus marquant chez les sixièmes du fait de difficultés de lecture. D’ailleurs la majorité des professeurs-documentalistes considèrent que les difficultés informationnelles proviennent de faibles compétences en lecture.  A la question « Selon vous, les difficultés rencontrées par les jeunes générations dans la recherche et l’évaluation de l’information sont principalement la conséquence.. », plus de 60% des professeurs documentalistes répondent que c’est avant tout la conséquence de capacités de lecture et d’analyse médiocres. Résultats de l’enquête « culture de l’information » in Olivier Le Deuff. (2009) La culture de l’information en reformation. Vol. 2. Annexes. Thèse de doctorat. Université Rennes 2.

 

 

 

[9] L’expression est de David Armano :
ARMANO, D. Ambient Interruption. Billet du 18 janvier 2008in L+E. Logic + Emotion. <http://darmano.typepad.com/logic_emotion/2008/01/ambient-interru.html>
[10] STONES, L. Linda Stone’s Thoughts on Attention and Specifically, Continuous Partial Attention <http://www.lindastone.net/>
[11] DERRIDA, J. (1979). L’écriture et la différence. Paris, Seuil.

Top Wikio. Sciences de l’info. Septembre 2011

C’est la rentrée et le temps me manque pour faire un TOP digne de Toesca.
Voici le top livré en vrac.

1 :: S.I.Lex ::
2 La feuille
3 Bibliobsession 2.0
4 Bibliomancienne
5 Blogo-numericus
6 affordance.info
7 Technologies du Langage
8 Les Infostratèges
9 pintiniblog
10 teXtes
11 L’édition éléctronique ouverte
12 Le blog du Communiquant 2.0
13 gallica
14 Vagabondages
15 Urfirstinfo
16 Le guide des égarés.
17 Points de vue sur l’information
18 Zotero francophone
19 Bibliothèques [reloaded]
20 Actulligence.com

Classement réalisé par Wikio
Sinon, je me demande désormais, si le plus intéressant ne serait pas plutôt de réaliser un top des articles indispensables en sciences de l’information tant le niveau de l’article me paraît plus pertinent que le blog. Une réflexion que je laisse en suspens pour le moment.