Un capitaine de quinze ans

15 ans désormais que l’aventure du guide des égarés a débuté. Je n’ai jamais songé initialement que le projet puisse avoir une telle continuité d’autant que 15 ans, cela paraissait vraiment très loin fin 1999. Beaucoup de choses ont évolué entre temps, moi, vous et le web. On ‘est plus tout à fait les mêmes et j’en étais déjà persuadé depuis au moins deux ans auparavant que le web allait transformer le monde. Mon premier site ne sera d’ailleurs pas le guide des égarés, mais un vibrant plaidoyer un peu fou pour un organisme supranational. Je n’ai pas changé d’avis depuis d’ailleurs, tant la solution du repli sur la nation ou sur des unités plus petites ne peut être une réponse aux logiques internationales et à la puissance des multinationales. Mais là, n’est pas mon propos du jour.
Difficile de faire un bilan, si ce n’est que le projet devait accompagner initialement ma recherche d’emploi en bibliothèque et qu’aujourd’hui je suis désormais maître de conférences. Un destin auquel je ne songeais absolument pas du tout à l’époque. Je parle souvent d’époque pour qualifier ces années de naissance du web, un peu comme pour l’imprimerie et ses incunables, il faudrait donner un nom pour tous les sites créés avant 2000 : ces incunables digitaux que conservent parfois InternetArchive et sa waybackmachine qui nous fait retourner dans le passé, nom de zeus !
Voilà qui oblige à opérer un retour sur soi, assez drôle, pas encore totalement émouvant. Les traces du GDE existent notamment depuis 2001, pas possible d’en trouver avant même si peut-être sur un cd ou une vieille disquette se trouve la source… en tout cas le site a peu évolué entre 1999 et 2002. L’ère des CMS n’avait pas encore sonné et on devait autant se soucier du contenu et de sa présentation. Dès lors, le gde n’échappe pas à un côté totalement kitsch et ridicule. Même les premiers articles paraissent peu travaillés, pleins d’aspiration de jeunesse. Mais c’est le symbole assurément d’un changement en marche. Le site a plusieurs fois changé d’url, par chance je m’en souviens encore. L’allure du site a changé plus d’une dizaine de fois et cela devrait être à nouveau le cas prochainement quand j’aurais le temps de m’y atteler, à moins que je ne confie cette mission à quelqu’un d’autre.

Le site initial ressemblait beaucoup à cela avec un fond noir..
Le site initial ressemblait beaucoup à cela avec un fond noir..

 
La première url
La seconde ou troisième url
Il y a eu aussi celle là
 
Les archives de biblio-fr permettent aussi de trouver quelques traces d’une autre époque, celle où j’allais chercher en vain un poste de bibliothécaire territorial après une vingtaine d’entretiens infructueux sur toute la France et où je n’hésitais pas à pousser déjà quelques gueulantes contre le CNFPT entre autres notamment à cause d’un mode de recrutement peu optimal.
Je sentais aussi qu’il serait intéressant de monter également une start-up, j’avais pensé à un truc où on voterait pour ces billets préférés. C’était en 2000, je ne me suis jamais lancé faute d’avoir pu produire une interface séduisante… c’était pourtant déjà l’idée du like et du dislike.
Le site contient désormais un peu moins de 500 articles, pas si mal, mais rien d’exceptionnel. Il n’a jamais eu pour but d’être le lieu unique de mes productions, plutôt un carrefour du labyrinthe en quelque sorte. Je me voyais finalement plutôt comme un guide au départ, or bien souvent c’est le trajet d’un égaré que raconte cette entreprise. Je constate aussi que mes billets n’obtiennent qu’un succès modeste et que parfois il est tentant de publier ailleurs finalement. Plusieurs fois, j’ai songé à arrêter ou à transformer le projet, mais au final, j’ai surtout changé de CMS et de design et quelque peu fait évoluer le contenu au fur et à mesure de mes évolutions. Malgré tout, le site n’est pas si bien rangé finalement malgré les tags qui ajoutent quelques possibilités de navigation et de classements.
Or, l’aventure se poursuit, même si depuis 1999, j’ai de plus en plus publié ailleurs, des bouquins, des articles et pas mal d’éléments sont disponibles sur archivesic, même si j’ai pas de mal de retard dans les dépôts à faire sur la plateforme. Mais je tarde un peu à le faire car je veux laisser la chance à Olivier Ertzscheid, mister affordance.info de rester le premier dépositaire. Au niveau des futures sorties, deux ouvrages devraient sortir très, très prochainement… Le GDE est devenu transmédia…
15 ans, c’est aussi l’occasion de constater des avancées sur le numérique en bibliothèque alors que je me faisais qualifié d’utopiste initialement. Or depuis pas mal de technos sont devenues « évidentes », le web 2.0 est passé par là. Pas mal d’évolution en pédagogie et au niveau de la culture de l’information, le plaisir de vivre dans ce domaine des aventures collectives et de poursuivre des luttes, car il n’y a pas d’autre terme.
Pas trop le temps de glandouiller finalement si on veut encore faire vivre longtemps l’esprit de la documentation, même si le capitaine de 15 ans aimerait parfois prendre deux ans de vacances. Mais c’est plutôt deux ans d’HDR qui s’annonce. En tout cas, le guide des égarés poursuit sa route.
Quelques souvenirs :
Capturegde2007
En 2007, en plein web 2.0

Capturegde2005b
en 2005

Capturegde2
En 2001, enfin un fond plus lisible…

 
Capturegde2005
 
 

Beigbeder digital

Récemment, nous avons travaillé avec mes étudiants en analyse de contenus sur une vidéo de Frédéric Beigbeder et de François Bon qui débattent autour de l’opportunité du livre numérique. Je me sens bien sûr beaucoup plus proche des arguments de François Bon, mais comme Frédéric Beigbeder m’est sympathique (ne me demandez pas pourquoi, j’en sais rien… si ce n’est que ce qui est certain, c’est que je préfère le Frédéric au Charles), j’ai eu envie d’écrire ce billet.
 

Frédéric Beigbeder face à François Bon: le… par LEXPRESS
L’attitude de Beigbeder est celle d’un résistant à une forme de changement qu’il sait inéluctable, mais c’est par pur plaisir qu’il continue à défendre un ancien régime, lui qui ne sait plus s’il doit être tantôt bourgeois tantôt communiste. Cette résistance face au changement prend la forme d’une sorte d’esthétique du papier, volontairement mythifiée, mais qui lui apparaît salvatrice face à l’uniformisation des pratiques, notamment celles de la nourriture et des loisirs qu’il se plaît à observer et dénoncer dans ces romans semi ou totalement autobiographiques. Car Beigbeder est depuis longtemps numérique et numérisé. Il est fréquemment sur les plateaux tv qui fonctionnent sur des dispositifs et technologiques de plus en plus numériques depuis leur conception jusqu’à leur diffusion. Certes, mais il s’agit de la sphère du spectacle et la littérature est autre chose, au point d’ailleurs que la publicité pour des livres est interdite en France à la télévision… Alors, pourquoi Beigbeder veut faire de la littérature, un hors-là du numérique ? Cette position est celle du dilettante, de celui qui se complaît dans une contemplation autodestructrice, contradictoire et absurde. C’est de la pataphysique, là où Beigbeder reste coincé entre deux mondes, alors qu’il lui suffirait d’être steampunk pour être heureux.
Vous pouvez trouver du Beigbeder numérisé… J’en ai sur mon propre pc. Quand bien même un auteur s’opposerait à la numérisation de ses œuvres, il ne peut pas l’interdire. Et heureusement, car lorsqu’il n’y aura plus un seul Beigbeder papier disponible, il y aura peut-être un fichier quelque part sur un serveur pas vraiment légal, mais qui aura facilité sa conservation. Je vais même aller plus loin, pour avoir lu quelques ouvrages de Beigbeder, je pense que beaucoup sont d’ailleurs plus propices à être lus numériquement. En quoi, ses livres présentent quelque chose de particulièrement adaptés au papier ? Et c’est valable pour bon nombre d’auteurs ! Cela fait bien longtemps que le livre papier est bien souvent relativement uniformisé justement.  En dehors d’ouvrages d’art ou des albums comme ceux de Claude Ponti, c’est plutôt terne en matière d’expression des formes au niveau du livre papier, prisonnier de la logistique des entrepôts et des cartons. La voilà l’uniformisation problématique, elle est bien antérieure au numérique, qui ne sert bien souvent que de révélateur. Pourquoi défendre le papier alors que Beigbeder serait plus à l’aise d’écrire sa prose sur le corps de Sabrina (boys, boys,…) ? Car l’écriture est avant tout une inscription, reste à savoir comment et où on veut la réaliser.
Beigbeder est depuis longtemps un homme digital, il est même l’archétype de ce qu’il dénonce, en étant avant tout un auteur, une marque même… C’est l’image qu’il se donne qui fait vendre. Un bon exemple de marketing digital en fait qui privilégie la communication au contenu bien souvent. On a l’impression que Beigbeder manifeste sa crainte d’un futur auquel il a lui-même contribué. Il semble en avoir perdu la maîtrise et préfère se réfugier vers un passé imparfait mais rassurant.
Comment le jeune adolescent passionné de SF chez les Bogdanov est-il devenu un homme passionné des fictions du passé ?

Alors, Frédéric qu’attends-tu pour ouvrir de nouvelles recherches prospectives du possible ?

Humanités digitales versus Humanités Numériques, les raisons d’un choix

Récemment sur twitter, des remarques m’ont été faites sur l’expression d’Humanités digitales et notamment en ce qui concerne l’emploi du mot digital pour la création de la nouvelle revue « Études digitales » dont je fais partie du comité éditorial. Digital semble un barbarisme ou un terrible anglicisme notamment pour certains de mes amis et collègues québécois. Me voilà donc obligé de tenter d’expliquer ce choix qui est celui d’un parti-pris pour digital. Initialement, je penchais plutôt en faveur de numérique, pour des raisons simples : le mot était davantage usité et je ne percevais pas encore très bien la portée du mot digital. Mais j’ai changé finalement d’avis après avoir été un temps favorable à une non-traduction et la conservation de l’expression anglaise de Digital humanities.
Mon esprit de contradiction renforce aussi l’envie de rejoindre la position minoritaire (voir les résultats de l’enquête humanlit) tout en rejoignant ma position institutionnelle à Bordeaux où le choix de l’expression d’humanités digitales a été fait par Valérie Carayol en 2008 pour lancer une dynamique de projet en ce sens. On sait que depuis l’expression est restée ancrée sur Bordeaux tandis que la dynamique helvète en a fait une inscription forte depuis quelques années également avec notamment Claire Clivaz qui a bien su défendre cette acception. Vous pouvez également l’entendre dans cette vidéo à ce propos.
L’accusation la plus fréquente vient de ceux qui pensent que digital est impropre, car il s’agit d’un anglicisme. C’est à mon sens un peu rapide. D’une part parce qu’il n’a rien de scandaleux à employer des anglicismes à mon avis, d’autant que bien souvent l’étymologie se trouve être en fait latine. Dans le cas du digital, ce n’est pas un anglicisme, mais un latinisme ! Le digitus est ce doigt qui nous permet finalement de remettre finalement un peu le corps en jeu, là où les discours sur le numérique ont tendance à privilégier une sorte d’instantanéité de l’information. Reste cependant à savoir de quel doit il s’agit ? C’est à mon sens un des principaux enjeux du digital… une discussion qui m’avait occupé dans du Tag au Like qui est en fait une histoire digitale du passage de l’index au pouce. Cette histoire qui est aussi celle de l’indexation a le mérite d’être double, entre l’histoire de l’indexation des connaissances et celle de l’indexation des existences.
Dès lors, le digital désigne bien un pharmakon, un côté double, tantôt remède, tantôt poison beaucoup moins évident avec le mot numérique. Cette empreinte du pharmakon souvent expliquée dans ces travaux par Bernard Stiegler pour définir la technique. Un pharmakon bien symbolisé par la fameuse digitale, qui illustre le côté potion/poison en étant un médicament mais qui peut devenir un poison pour tuer que connaissent bien les fans d’Agatha Christie. En ce sens, digital est intéressant, car il oblige à une position mesurée et réfléchie… une position rationnelle et surtout raisonnable alors que numérique apparaît comme étant surtout du côté du ratio, c’est-à-dire du calculable… de l’idéologie de la société de l’information et que la vérité serait dans les Big Data. La position digitale apparaît plus poétique, et cela suffit pleinement déjà à me convaincre.
On voit ici que les deux adjectifs ne sont pas tout à fait synonymes et que leur emploi évolue et leur portée également. J’ai le sentiment que numérique subit une invasion gênante, notamment des sphères de l’informatique et des lobbys associés qui tentent de s’emparer du phénomène pour placer leurs propres intérêts. J’avais déjà émis de sérieux doutes quant à la position de l’INRIA de se proclamer « sciences du numérique ». C’est clairement une réduction dangereuse dont la menace continue de planer jusqu’au conseil national du numérique et sans doute au sein de l’Education Nationale. On ne peut résumer le numérique au code, cela peut être une condition parfois nécessaire, mais certainement pas suffisante.
Tout n’est pas calculable, voilà ma position. Je plaide plutôt pour une position issue des Lumières et reprise par les philosophes de la technique depuis Simondon (l’état de majorité), voilà pourquoi finalement, si je devais désormais faire un choix, ce serait celui de digital. Ce choix se verra prochainement avec la sortie de l’ouvrage Le temps des Humanités digitales.
Quelque part, je serai tenté de dire qu’humanités digitales pourrait apparaître davantage comme une french touch ou plutôt une position peut-être plus européenne, même si les entreprises les plus critiques en la matière sont initialement américaines. Alors, s’il faut faire des humanités digitales, il faut clairement mettre en avant les rapports avec la matérialité et symboliser plus fortement les alliances qui se nouent depuis des siècles entre l’homme et la machine, entre le corps et l’esprit.
Le choix que je fais ici, est surtout un choix de raison, et en cela j’espère être parvenu à convaincre Guillaume d’Ockham, hostile à tout néologisme alors qu’il existe un concept préexistant efficace. D’ailleurs l’esprit de Guillaume se prend à être hilare en me soufflant à l’oreille « et quid d’électronique ? »… En effet, pourquoi ne pas parler d’humanités électroniques finalement à l’instar de nos anciens jeux électroniques portatifs des années 80 ou bien encore de la gestion électronique des documents ? On voit que tout cela n’est sans doute pas si important sur le long terme, tant nous sommes créateurs de néologismes en tout genre. Simplement, derrière les mots se cachent parfois des pouvoirs et des positions qu’il faut tenter d’éclairer. Le choix est de privilégier la recherche de la vérité à la façon d’un Guillaume de Baskerville, plutôt que de traquer l’hérésie à la Bernard Gui.
Je crois que ce cher Guillaume me rejoindrait quand il s’agirait aussi d’évoquer la transmission qui peut se manifester par cette main réconfortante sur l’épaule pour nous encourager à poursuivre le travail. Une main tendue qui est celle du passage de témoin pour penser le monde à deux mains.
Finalement, quelque part, j’ai toujours su que j’étais un digital boy…