Il faut apprendre à décoder, l’enjeu d’un nouveau programme commun

La querelle est ouverte entre les partisans de l’apprentissage du code à l’école et ceux qui considèrent que ce n’est pas une compétence clef et qu’il y a d’autres éléments plus importants à prendre en compte, mérite une mise au point. Dans ce dialogue de sourds où chacun présente finalement des arguments légitimes, il convient d’élargir la question, car elle est bien plus complexe. Dernièrement, un article sur Atlantico répondait par la négative après une série d’articles en français et en anglais militant pour l’apprentissage du code. Cela mériterait d’ailleurs une étude sérieuse pour examiner le débat ou la controverse actuelle. Un beau boulot pour le lab de sciencesPô.

Nous allons tenter d’esquisser un début de réponse en élargissant les perspectives habituelles, même c’est encore une fois un ouvrage entier qui serait nécessaire plutôt qu’un article lapidaire.

En premier lieu, il convient de saisir les différents contextes qui expliquent les positions différentes de ceux qui se prononcent sur le sujet.

–          Le premier contexte est celui du marché du travail. c’est classique, les industriels signalent leurs besoins de recrutement et on note la nécessité de recruter à l’étranger, car la France ne dispose pas toujours des informaticiens adéquats. Cette position est souvent défendue par le syntec et les industriels du numérique français. La vision est donc réduite à un besoin lié au marché de l’emploi. L’INRIA a souvent tendance à appuyer cette vision d’une nécessité de former des informaticiens et notamment une élite informatique en contribuant à jouer de façon stratégique et peu scientifique sur la confusion entre numérique et informatique. Que les industriels se préoccupent de la formation, c’est en soi intéressant et pas illégitime. Mais il convient de mesurer cette demande en se demandant si les industriels d’aujourd’hui sont bien à même de dicter les nécessités éducatives et surtout s’ils sont capables d’anticiper l’informatique de demain quand on sait que d’ici 20 ans, beaucoup d’entreprises du domaine n’existeront plus du tout sous leur forme actuelle… Personnellement, je n’ai aucune envie que Gilles Babinet et encore moins Pierre Bellanger soient ceux qui dictent les décisions futures.

–          Le second contexte est informatique. Il est fortement lié parfois à des confusions entre le numérique et l’informatique qui recouvrent deux réalités différentes. Si on peut trouver une nécessité à former au numérique, la question devient plus précise quand il s’agit de former à l’informatique. Dans les années 80, les premiers plans de formation étaient aussi lancés pour soutenir un modèle industriel français qui a fini par disparaitre. On s’étonnera d’ailleurs de constater que le déclin progressif de l’industrie informatique française a abouti au déclin de la formation à la programmation. Or quelque part, je ne suis pas certain que ce plan de formation à la programmation soit un échec. J’ai été élève formé sur des T07 et je maintiens que mon regret a été que ces formations finissent par s’arrêter. Du coup, on oublie pas mal de choses et on n’augmente pas en compétences. L’enseignement informatique mérite clairement d’être découplé dans un premier temps d’une pression industrielle à court terme. Suite à cette fin de l’enseignement de la programmation, la nécessité de former aux « TIC » (expression désormais désuète et d’autant plus quand on parle de NTIC) est devenue primordiale. Seulement, au travers des mécanismes type B2I, on a surtout fini par former à des usages. L’EPI qui plaide pour un enseignement de l’informatique considère depuis longtemps qu’on a fait fausse route avec ce dispositif. Mes étudiants me disent à chaque rentrée unanimement que ce dispositif n’a servi à rien… Qu’attend-on une fois pour toutes pour le supprimer ?… non on préfère le multiplier avec un socle commun qui n’a pas de sens dans la mesure où l’organisation des savoirs et de la formation ne change pas.

Et quand on forme aux usages, on forme souvent en conformité avec des besoins qui ne sont pas éducatifs et davantage industriels. Le contexte informatique doit donc être aussi découplé d’une vision du numérique basée sur des usages de base. L’ambition est plus complexe et elle me parait légitime. Il reste à comprendre ce qu’on veut vraiment enseigner et quels apports disciplinaires, mais aussi dans la culture générale cela peut apporter.

–          J’en arrive donc au troisième contexte, le contexte éducatif. On sait que le contexte français est celui d’une inertie profonde avec une perte de confiance énorme dans l’institution que ce soit du point de vue des élèves et des parents, mais surtout des enseignants eux-mêmes. Du coup, la politique est celle du changement à la marge avec l’introduction d’  « éducation à » qui finissent par nous conduire nulle part, car il n’y a pas de vision programmatique d’ensemble. Du coup, la place de l’informatique est difficile à situer, déjà que celle du numérique apparait comme n’étant pas réellement pensée. Le contexte marque aussi les oppositions classiques entre les partisans de la formation aux bases (écriture-lecture-calcul) et ceux qui plaident pour plus de diversité. Les résultats aux différents tests montrent qu’au final on ne forme plus vraiment à grand-chose et qu’il y a un manque de sens évident, car on ne fait qu’ajouter des connaissances à acquérir, mais en réduisant les temps d’apprentissage. Du coup, rien n’est maîtrisé réellement. Un cadeau à long terme pour les industries de service à qui on fournit des temps de cerveau disponibles en masse. En clair, on ne peut pas envisager d’évolution des contenus, donc des compétences informatiques, numériques, médiatiques et informationnelles sans redéfinition totale des programmes. Je ne cesse de le répéter depuis plus de 10 ans que cela induit une nouvelle donne disciplinaire et probablement de nouvelles liaisons disciplinaires. On ne peut donc pas apprendre l’informatique et à coder sans que cela ne s’inscrive dans une perspective plus large qui fasse sens…

–          Et ce cens, c’est pleinement une des missions aussi du contexte scientifique et universitaire de se repositionner sur ces questions. Vouloir réformer le système en partant du primaire est une erreur de lecture monumentale, voire une vision petit bras qui aboutit à la réforme la plus débile de l’histoire de l’Education Nationale, celle des rythmes scolaires qui marque à mon avis la fin programmée de l’EN telle que nous l’avons connue. L’incapacité des universitaires à penser l’Ecole aboutit à les laisser aux pires des incompétents de toutes sociétés : les apparatchiks… qui ne sont jamais sanctionnés d’ailleurs pour leurs errements. On a préféré un temps supprimer les IUFM, certes pas parfaits, mais la critique ne signifie pas la destruction, plutôt que de nous débarrasser de ces innombrables inspecteurs en tout genre. Ils n’ont fait qu’accentuer la crise de confiance en l’institution. C’est donc par l’université qu’il fallait vraisemblablement penser la réforme en réinterrogeant les divisions classiques de l’organisation des savoirs. Une des pistes intéressantes actuelles (parmi d’autres) est celle des humanités numériques où finalement on s’aperçoit que nos divisions produisent des insuffisances dans la formation et que la trop nette séparation entre scientifique et littéraire n’a plus lieu d’être. On a besoin en tant que chercheur en SHS d’un minimum de compétences en informatique et une bonne culture numérique désormais. Mais cela ne concerne pas que les chercheurs…

La réconciliation possible entre les deux points de vue, celui qui considère qu’il faut savoir programmer sous peine d’être programmé soi-même par d’autres, et ceux qui prétendent qu’il n’est pas utile de comprendre le fonctionnement d’un moteur pour savoir conduire, il y a probablement des pistes plus intéressantes. On sait que les enfants des cracks en informatique et dans le numérique apprennent dans des écoles qui se passent volontairement du numérique. J’ai déjà expliqué ce fait, il est simple, ces enfants ont besoin d’apprendre des éléments essentiels de base à l’école, tandis que l’apprentissage du numérique est principalement une affaire de famille. En clair, les cracks de l’informatique vont chercher une autre expertise que la leur pour leurs enfants. Rien de plus logique, il est difficile d’en faire une généralité pour l’ensemble de nos élèves.

Mais il est évident qu’il faut poser l’enjeu de programmation et de formation de façon plus méta. Et cet enjeu est finalement similaire aux territoires de la lettre et du chiffre, c’est celui de l’apprentissage de la raison, de la capacité à penser par soi-même, de la capacité à « décoder », à « déchiffrer ». Les lectures humaines se mêlent aux lectures machines, aux lectures industrielles. Le lettré du numérique n’est plus le même, il n’y a pas de révolution, c’est une mutation.

Or comme le dit Stephen Ramsay dans reading machines, nous sommes finalement dans une ostranénie qui fait que la textualité même finit par changer et paraitre quelque peu différente. C’est une culture nouvelle à laquelle il faut former et s’il est impossible de connaitre tous les codes existants comme il est impossible de connaître toutes les langues du monde, il convient toutefois d’observer qu’il existe des langages et des codes dominants, des phénomènes de similarité et de reproduction qui finissent par s’imposer. Mais cela requiert aussi d’en finir avec nos anciennes divisions par matière pour en produire de nouvelles. Car contrairement aux partisans absolus d’une interdisciplinarité molle qui finit par ne pas produire grand-chose et qui permet de ne rien véritablement changer — c’est ce contexte qui nuit à une véritable culture informationnelle depuis longtemps — c’est bien un nouveau régime des savoirs qu’il convient de produire. Et c’est un véritable défi quand on sait que finalement l’algorithme pourrait être enseigné dans bien d’autres domaines que les mathématiques.

Du coup, on comprend que même nos divisions universitaires posent question, or ce sont les lieux de formation des futurs enseignants…

J’en conclus là, en considérant que j’ai malgré tout omis pas mal de points importants. Ce n’est pas la question de l’apprentissage du code qui est à poser. C’est bien la question de la formation du citoyen dans des environnements complexes où se produisent différentes lectures et écritures. C’est l’enjeu même de la société que nous désirons produire et qu’il convient d’écrire et donc de programmer. Et ce rôle, c’est celui des institutions de programme. Or, pour l’instant, le mécanisme est bloqué à plusieurs niveaux et notamment au niveau du politique qui est incapable de « décoder » la complexité actuelle de notre monde, car nos politiciens n’ont pas la culture nécessaire pour le faire. Dans tous les cas, ils se montrent incapables de réaliser un programme commun ou plutôt un programme des communs, ces territoires qui nous rassemblent plutôt qu’ils nous divisent, ces nouveaux lieux et espaces qui produiraient du sens commun et des liaisons opportunes comme autant de filagrammes numériques.

Une philosophie matérialiste : à propos de l’être et l’écran

Compte rendu de l’ouvrage de Stéphane Vial. L »être et l’écran. Comment le numérique change la perception, PUF, 2013
Le bouquin m’a été prêté par ma stagiaire qui y avait trouvé des éléments intéressants. Deux de mes collègues l’avaient trouvé plutôt mauvais. L’ouvrage semble avoir du succès, cela peut générer des jalousies, il me fallait donc le lire pour me faire un avis. A noter que Silvère évoquait l’ouvrage avec quelques citations.

La dédicace d’emblée fait quand même craindre le pire en mentionnant « toutes les petites poucettes ». Nous voilà donc dans l’idéologie des natifs du numérique…
Mais commençons plus en avant
Préface de Pierre Lévy

Pierre Lévy replace le sujet en évoquant les mots d’ordre dominants actuellement, notamment le fait de parler sans cesse d’innovation. Mais sont aussi évoqués les big data et les digital humanities ;
Si Pierre Lévy excuse les journalistes qui exposent souvent des théories simplistes, il déplore le trop grand nombre de théories dispersées ou ponctuelles en SHS et donc l’absence de visions plus importante au niveau épistémologique y compris dans les digital humanities, alors qu’il serait intéressant d’entame un « travail de  fond pour résoudre les immenses problèmes de fragmentation disciplinaire, des testabilités des hypothèses et d’hyperlocalité théorique qui empêchent les sciences humaines d’émerger de leur Moyen Age épistémologique. » Pierre Lévy met en garde une vision essentiellement technicienne qui conduirait à privilégier les outils (le digital) à la mission des sciences humaines et sociales (les humanités).
Il reste néanmoins selon Lévy qu’il faut apprendre à discerner avant de créer, et probablement de mieux saisir le fonctionnement des techniques et des algorithmes pour pouvoir ensuite aller de l’avant.

L’être et l’écran

La préface de Pierre Lévy est plutôt bien menée et promet donc, car on suppose que l’ouvrage tente de répondre à l’ambition évoquée plus haut…
 
L’introduction évoque d’emblée la question de la révolution numérique et tente d’examiner de quelle révolution il s’agit. Selon Vial, la révolution est en premier lieu mesurable au développement de l’informatique et du web qui concerne désormais des milliards d’individus. Ensuite, il s’agit pour lui autant d’un évènement technique que d’un évènement philosophique. Selon lui, les machines techniques ont toujours été des machines philosophiques, c’est-à-dire des génératrices du réel. D’où le fait que Vial désigne ces outils comme des machines ontophaniques. Si Vial accorde une place importante à la technique, il semble vouloir remettre en cause le concept de technique en critiquant les philosophes de la technique, trop ancrés sur des « objets techniques » tandis qu’il faudrait comprendre la technique dans un ensemble plus large. Il faudrait lui préférer selon lui une « culture matérielle ». On ne comprend guère ce passage d’ailleurs, si ce n’est qu’il s’agit sans doute d’exercer une critique à la lignée de Simondon qui mène jusqu’à Stiegler. On notera que la mise à l’écart est rapide et sans réels arguments. Par la suite, on comprendra que cette critique porte davantage sur les philosophes technophobes. Vial annonce dans l’introduction qu’il va s’attarder sur le virtuel, selon lui concept d’essence philosophique et qu’il faut revisiter.
Le premier chapitre aborde le système technique en s’appuyant essentiellement sur les travaux de Bertrand Gille puis sur les travaux de Jacques Ellul qui a mis en garde contre un système technicien. Vial reconnaît alors que la plupart des philosophes et notamment ceux de la technique ne sont pas parvenus à l’exception de Simondon, à dépasser le stade de l’angoisse de la technique. Vial se pose donc ici contre l’idée d’un système technique fantasmé et agissant comme s’il avait une existence propre. Vial cherche donc à sortir de ce rejet culturel de la technique, en mettant en avant le design, terme créé par Cole en 1849 et qui connait son avènement avec les premières esthétiques industrielles. Vial déplore que les philosophes ont trop longtemps ignoré le design
Chez Vial, le design devient alors « une nouvelle culture qui mêle à la fois l’art, la technique, l’industrie, l’ingénierie, la science, la philosophie et les sciences sociales, et qui est portée par l’espoir de l’innovation mise au service de l’homme ». C’est ce même design qui a déplacé le beau de l’art à l’industrie, quittant la laideur des hauts fourneaux pour aller vers l’esthétique des produits type Apple. On sent que Vial apprécie beaucoup Steve Jobs. On notera à cet effet la construction étrange de cette phrase : « Lé génie de Galilée et celui de Marcel Duchamp méritent autant de figurer au panthéon de l’intelligence que celui de Richard Stallman ou de Steve Jobs »… Le mélange des genres est sans doute volontaire, mais il est ici symptomatique d’un renversement chronologique terrible, sans compter qu’évoquer ici un quelconque génie nous place finalement dans un imaginaire de la technique fort gênant.
Vial souhaite par conséquent que les philosophes étudient la créativité présente dans les industries hollywoodiennes et informatiques. Steve Jobs (le véritable maître à penser de Vial ?) est cité à multiples reprises et devient le héraut d’une poétique industrielle. Toutefois, Vial prend soin de parler de Stallman pour compenser cet attrait évident pour les produits Apple. Vial revendique l’intérêt du concept de technologie et vante le fait que la technologie vienne davantage jusqu’à nous plutôt que l’inverse en exerçant une libération plutôt qu’une dépossession. On aurait aimé un discours plus critique et plus mesuré, mais ce n’est pas l’objectif de l’ouvrage.
Le chapitre 2 prend la suite du précédent et tente de décrire le système technique numérique. Le chapitre montre la prise en compte de plus en plus grande de données et d’éléments d’essence numérique dans nos activités. Cette révolution technique est selon lui une numérisation qui succède à une mécanisation. On se demande quand même par moments si Vial ne nous refait pas le coup de la société de l’information dans ce chapitre.
Le chapitre 3 s’attarde sur un changement de perspective, ou plutôt de perception. Comme les peintres de la Renaissance avaient amené de nouvelles manières de voir, il en sera désormais de même pour le numérique. En premier lieu, il y a besoin de forger de nouvelles perceptions face à des objets nouvellement existants. Jusque-là, cela parait assez évident. Pour Vial il s’agit de construire par conséquent cette perception. Viennent ensuite des passages par toujours aisés à comprendre, si ce n’est que Vial précise que la perception est autant influencée par notre organisation interne que par une organisation externe, une sorte de culture technique.
Vial construit parfois sa démonstration de façon à ce qu’on soit nécessairement d’accord, comme cette phrase : « le temps des appareils n’est pas seulement celui de la modernité. Le temps des appareils, c’est celui de l’humanité. Nous visons depuis toujours dans une réalité augmentée ». (p.137)
L’auteur prend exemple sur le téléphone pour montrer que cette invention a changé les manières d’agir et de percevoir le monde et qu’il a fini par devenir quasi « naturel ». Il en va donc de même pour le numérique, notamment pour les jeunes générations qui ont besoin de ces nouveaux outils pour appréhender le monde dans lequel ils vivent. On peut déplorer que Vial ne fasse pas plus longtemps la critique de l’expression des natifs du numérique, mais c’est sans doute aussi stratégique tant le discours est parfois positiviste…
Le chapitre 4 examine la question du virtuel. Il s’agit ici d’une version inspirée de l’article paru dans MEI (l’article est sur academia.edu. On notera que l’auteur évoque les interfaces graphiques [évoquant leur invention chez Xerox Park] en oubliant l’importance de Douglas Englebart. Le chapitre revient bien sûr les travaux de Quéau sur la question et considère le virtuel, comme un concept dépassé et daté comme celui de cyberespace tant le numérique est devenu partie présente d’un monde qu’il a reformaté. En ce sens, on ne peut qu’être difficilement en désaccord une nouvelle fois, tant l’opposition réel/virtuel renvoie à des visions anciennes et aux débuts des débats qui ont intéressé la revue Terminal pendant longtemps.
Le chapitre 5 sur l’ontophanie numérique ne m’a guère convaincu. Il s’agit pourtant de la démonstration la plus personnelle, mais je n’ai guère accroché d’autant que le mélange entre des références philosophiques et des aspects techniques n’est pas toujours parlant. Sans compter qu’on apprend qu’Alan Turing a inventé le concept d’algorithme ! [voir au moins celui qui lui a donné le nom en concept] en étant celui qui a le premier crée un programme informatique. C’est vrai qu’on peut considérer Turing comme le premier programmeur, mais on pourrait tout aussi bien remonter à Ada Lovelace voire à Pascal finalement. D’autres collègues ont trouvé que l’ouvrage comportait des erreurs informatiques importantes notamment autour du compilateur.
On retrouve finalement des passages qui en voulant louer les informaticiens tombent dans les défauts d’un discours qui célèbre plus qu’il n’analyse. C’est Chateaubriand qui décrit le génie de Pascal sans rien y comprendre, si ce n’est qu’ici c’est Vial qui décrit le génie de Steve Jobs. Du coup, l’ouvrage manque souvent de dimension critique, voire énerve notamment par une Jobsphilie qui finit par fatiguer. On avait rappelé que ces outils étaient précisément des instruments de flatterie dans le sens de Simondon.
L’ouvrage surfe trop souvent sur des éléments courants et on n’est paradoxalement proche d’une doxa à laquelle se mêlent des réflexions théoriques. Du coup, cela peut séduire quelque lecteur pressé, mais on reste toujours sur une impression de superficialité, sans doute liée au fait que l’ouvrage est une réduction d’un travail de thèse plus conséquent. On a l’impression que tout l’ouvrage est construit à partir d’observations personnelles. Ce n’est pas un mal en soi, il y a une véritable pratique qui est plutôt agréable, mais elle n’est pas suffisamment compensée par l’observation des autres, sans doute parce que le but du design ici est bien une sorte d’usage programmé et enfermant. Quelque part, on a l’impression que l’ouvrage se situe finalement entre les écrans de l’auteur [sans doute des produits Apple] et l’auteur lui-même. Finalement, on a parfois l’impression de lire un selfie philosophique, du coup parfois cela peut séduire, mais par moment cela peut fortement agacer.
Plus intéressante est la partie sur le design qui comporte des références et des réflexions opportunes. On sent aussi une expertise professionnelle de la part de l’auteur. Toutefois, on déplorera encore l’absence de critique et la célébration des objets comme l’Ipad d’Apple ou la Wii de Nintendo présentés comme des instruments de libération. On attendrait plus d’un philosophe… mais l’auteur est davantage dans la mouvance que dans la critique. En fait, c’est le design qui cherche à s’emparer de la philosophie et non l’inverse.
L’ouvrage est totalement libéral compatible de ce point de vue et paradoxalement sa lecture ne changera pas nos perceptions, car il n’est pas certain que l’auteur donne réellement quelque chose à voir.
Bref, une lecture finalement assez décevante pour les critiques évoquées auparavant, mais surtout parce qu’elle n’a évoqué aucun déclic et aucune piste de réflexion nouvelle chez moi.

La pédagogie du jeu est-elle vieux jeu ?

Depuis plusieurs années, le regain d’intérêt pour le ludique est exponentiel dans les classes. Rien d’étonnant, a priori à la base la logique qu’on apprend mieux par plaisir et quand on a envie de le faire. Parmi ses pistes, on évoque souvent celle des jeux vidéo, prisés par les jeunes générations, mais aussi par des générations de professeurs. L’idée en soi est plutôt intéressante, mais il reste toutefois à éviter certains écueils.

Un article fait état d’un jeu de rôles mis en place dans le cadre scolaire. L’idée parait séduisante, les élèves jouent des personnages, gagnent des points selon leurs résultats, en perdent pour un comportement inapproprié ou des retards et réalisent des défis ou peuvent acquérir des bonus.

Pour beaucoup, cela parait révolutionnaire et génialissime, voire totalement innovant.

Et pourtant, ce n’est pas nouveau du tout, c’est même tout simplement le retour du système des récompenses qui avaient été peu à peu supprimées, car elles instauraient une forme de compétition scolaire. Or, elles reviennent sous une forme un peu plus fun… mais quelle différence ? Auparavant il existait des prix d’excellence, des bons points, des bons carnets et des récompenses négatives : bonnets d’âne, etc. Finalement, les logiques de gamification ne font que les réintroduire sous une forme différente. Il s’agit d’impulser le même registre d’une façon plus moderne et de façon détournée. Cela pose clairement la question du niveau général des élèves, mais aussi du niveau particulier. En clair, il s’agit de considérer que le mythe égalitariste qui pollue l’École depuis de nombreuses années doit être définitivement mis à l’écart. Les élèves ne sont pas égaux, certains sont intellectuellement précoces, d’autres sont mieux stimulés par un environnement familial intéressé par la formation scolaire. Plus l’École prétend combattre cet état de fait, plus elle ne fait qu’aggraver la situation. L’affaire des devoirs est en ce sens symbolique. Il faudrait les supprimer selon certains enseignants et notamment la FCPE, association qui n’a pas évolué depuis 30 ans et qui a soutenu la réforme stupide du précédent ministre. Or, la suppression des devoirs n’est qu’une réduction du temps scolaire… or cette réduction va frapper surtout les élèves les plus défavorisés dans la mesure où les parents les plus soucieux de l’éducation vérifieront les connaissances de leurs enfants (je pense notamment à mon cas avec mon fils)… et donneront éventuellement des exercices complémentaires à faire. Du coup, il ne faut pas réduire le temps scolaire du soir… Pourquoi d’ailleurs faudrait-il que les activités d’apprentissage, de lecture, de calcul, de réflexion s’arrêtent à cette heure ? Sans doute pour laisser la place aux industries de service et de la logique dominante des loisirs. On voudrait fabriquer massivement des imbéciles qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Je pense à l’inverse qu’il serait préférable d’organiser des activités de travail et d’exercice par petits groupes et de mettre les moyens pour les élèves socialement défavorisés. Cela pourrait consister aussi en des activités diversifiées (cours de langue, musique, arts, informatique, etc.) J’aurais soutenu une réforme qui aurait permis d’améliorer la formation de tous les élèves notamment si on avait recruté des personnels qualifiés et diplômés en conséquence. La réforme ne fait que de confier nos enfants à des garderies améliorées. C’est scandaleux.

Mais revenons à la logique du jeu et à ses possibilités en termes de motivation.

À l’heure où beaucoup jugent les notes inutiles, car peu représentatives d’un niveau, voire carrément aléatoires et surtout relatives, il n’est pas idiot en effet de songer à des alternatives… Seulement, plusieurs pistes sont possibles : la fameuse logique de l’évaluation par compétences qui a gagné peu à peu les classes du primaire et qui semble pouvoir se développer avec le socle commun mérite un examen particulier.

Seulement, ces logiques ne génèrent pas trop de motivation chez les élèves qui ne sont pas vraiment mis au parfum des tenants et aboutissants de ce genre d’évaluation, notamment au primaire. Je ne parle même pas des parents qui ne doivent pas toujours comprendre ce genre de démarches.

De plus, ces évaluations portent souvent sur des éléments ponctuels, cela signifie que ce qui semble acquis à un moment donné peut être perdu quelques mois plus tard. En cela, le système n’est pas meilleur que les notes qui sont comprises par parents et enfants, mais qui peuvent être génératrices autant de motivation que de démotivation. J’ai déjà évoqué à plusieurs reprises l’échec du B2I pour ces raisons et j’ai du mal à comprendre pourquoi on veut décliner à l’ensemble des disciplines ce qui a lamentablement échoué. Je m’étonne de voir qu’on cherche à décliner ce qui ne fonctionne pas.

À mon sens, le socle génère surtout de la démotivation chez les enseignants et élèves dans la mesure où il s’agit d’une évaluation essentiellement administrative qui ne repose pas suffisamment sur des logiques de preuve telles que pourraient être des portfolios de réalisations par exemple. L’un ne peut aller sans l’autre.

La recherche de la motivation est effectivement essentielle, mais elle ne peut s’opérer uniquement dans des terrains d’expérimentation limitée. Si on veut rentrer dans des logiques de motivation qui permettent d’atteindre plus rapidement des niveaux supérieurs du fait d’un travail supplémentaire fourni, il faut casser les plafonds de verre. Et le premier d’entre eux, est la logique de la classe de niveau. Comment peut-on bloquer un élève qui voudrait progresser dans une matière ? Comment permettre à un élève qui voudrait se remettre à niveau de passer plus de temps dans le domaine où il rencontre des difficultés ?

Comment peut-on laisser dans une même classe des hétérogénéités qui finissent par ne plus avoir de sens du fait d’écarts considérables. Combien d’élèves ai-je pu voir dans mes collèges qui au final ne travaillaient plus et ne savaient plus travailler, car ils n’avaient jamais eu vraiment d’effort à fournir tant le niveau général était médiocre.

Je n’ai jamais cru au discours qui défend les classes hétérogènes. Elles sont pénalisantes pour de nombreuses élèves. Je ne remercierais jamais assez d’avoir pu être dans des classes de niveau, certes déguisées au collège. On confond trop souvent différences et hétérogénéité.

On oublie  aussi  que nous avons besoin d’un minimum de compétition pour progresser. Cela implique pour certains de se mesurer aux autres, mais il s’agit aussi de se mesurer à soi. Comment oublier d’ailleurs que compétition et compétences ont la même étymologie ? Étymologiquement, il s’agit de se rencontrer au même point. On serait tenté de dire qu’il s’agit d’accéder à un niveau de jeu.

Il reste à savoir de quel jeu on parle. L’anglais différencie le game (qui renvoie à l’idée de jeu à jouer) et le play (qui désigne un ensemble d’activités) sans oublier le gamble (le pari), tandis que le latin différencie le ludus (qui marque déjà une tension avec l’école) et ce qui pourrait être de l’ordre du pain et des jeux (panem et circenses).

En fait, tout dispositif peut présenter une démarche ludique, il s’agit surtout de la manière de le représenter. En effet, le paradigme ludique permet de garder de la motivation dans des tâches répétitives qu’il faut parfois recommencer à plusieurs reprises pour espérer un minimum de maîtrise. C’est la logique même de l’exercice. Le jeu comme mécanisme de la répétition dissimulée par l’envie de s’améliorer.

Faire et refaire jusqu’à bien faire.

Évidemment, l’enjeu pas nouveau est de parvenir que cette logique de performance ne demeure pas qu’individuelle et qu’elle s’inscrive dans une démarche collective, de partage de façon à ce que l’effort de l’un puisse bénéficier à d’autres. Un esprit proche des dispositifs des logiciels libres.

L’open source, plus proche de la méritocratie que de la démocratie, ai-je pu lire dans un tweet récemment. Sans doute est-ce vrai, mais la démocratie ne peut fonctionner sans un minimum de méritocratie. Mieux vaut à mon sens la méritocratie à la médiocrité, à condition qu’on puisse tous trouver les moyens d’être méritants. Si on en est encore à s’interroger aujourd’hui sur ces questions, c’est que nous ne sommes toujours pas parvenus à réconcilier pédagogues et républicains, division certes factice, mais qui reste une fracture symbolique forte.

Finalement, si nous n’arrivons pas à réformer notre École et à lui insuffler l’envie et l’esprit nécessaire, c’est autant parce que nous sommes devenus stupides (du fait d’une agitation de l’esprit qui fait que nous analysons le phénomène d’un seul point de vue), mais surtout, et c’est tout aussi grave, parce que nous n’avons plus aucun projet de société, plus aucune envie de vivre ensemble, plus de conception commune de la démocratie.

Il est temps de conclure ce billet trop long.

À nous de jouer ?