Chronique d’une mort annoncée

La documentation existe-t-elle encore ? La question mérite d’être posée. Le terme disparaît de la plupart des diplômes, les formations type IUT se transforment au point de dissoudre et de passer le document de l’état solide à l’état gazeux au bénéfice d’une communication attirante pour les étudiants, mais dont les soubassements actuels teintés de marketing d’influence, d’absence d’éthique et de bidouillage en tout genre n’incitent pas à l’optimisme.

Le capes de documentation est totalement vidé de son socle disciplinaire épistémologique et didactique. Dernier inventaire avant liquidation définitive et transformation dans un rôle de garant de la bonne morale et de la bonne gestion. Que fallait-il attendre au final après avoir été une discipline scolaire occupée par les tenants de la discipline au sens des bonnes cases, des emplois du temps bien ordonnés et des panoptiques du learning-glanding center.

Les professions corrélées à la documentation n’intéressent peu ou plus à l’exception peut-être des bibliothèques qui évacuent toute dimension scientifique un peu sérieuse au profit d’une animation de surface qui prolonge surtout les industries du livre et de l’édition. Les considérations en matière d’information scientifique et technique sont jugées caduques ou trop techniques. Le triomphe d’une culture éloignée de toute considération technologique et scientifique s’avère une catastrophe qui explique la médiocre qualité scientifique de nombreux ouvrages en bibliothèque. Je passe sur le fait que même dans les BU le travail de sélections des ouvrages pertinents pour les disciplines n’est plus vraiment effectué. Cette mission essentielle de documentation s’évanouit peu à peu au profit des mètres carrés qui célèbrent plus les architectes que le travail de documentation.

 Le documentaliste est bientôt mort ou bien l’est-il déjà ? Je ne sais plus trop qu’espérer si ce n’est que la situation n’est désormais pas simplement grave, elle est totalement désespérée. On est très loin des débats du passé où on avait défendu à plusieurs reprises le capes de documentation et la profession de professeur-documentaliste.

Tous les mauvais choix ont été faits. Toutes les décisions politiques ont été mortifères jusqu’au duo infernal EMC-EMI dont on avait pourtant rappelé à plusieurs reprises le funeste destin que cela promettait à la documentation. Les résistances ont de plus en plus été faibles au gré des départs à la retraite des principaux activistes tandis que complaisances et petites satisfactions ont achevé le tout.

La documentation est aux enfers désormais dans un contexte politique et médiatique qui ne peut que lui être néfaste.

On lui a préféré depuis des décennies le concept polysémique et problématique d’information qui a fini par être galvaudé au point que des médias d’information dans le paysage audiovisuel français produisent de la déformation des esprits en masse, sans prendre la peine de sourcer et de documenter quoi que ce soit. L’époque est à l’influence face à la pertinence, à la popularité face à l’autorité (scientifique), au c’est à voir face au savoir… ce n’est pas faute d’en avoir expliqué les mécanismes et les risques dès 2006 avec la transformation de l’écosystème numérique et médiatique. Pas faute d’avoir montré les risques conspirationnistes que cela pouvait générer. Mais encore aurait-il fallu déjà considérer les travaux dans les sciences de l’information et de la documentation comme digne d’intérêt. Chose finalement peu aisée quand le CNRS n’a jamais vraiment reconnu la discipline et paradoxalement encore moins les sciences de la documentation que la communication. Pourtant l’histoire du CNRS début clairement avec comme mission la défense de la documentation scientifique. Peut-être faudra-t-il un jour repartir sur ses bases.

Alors que faire ? Faut-il sauver l’Eurydice documentaire ? Faut-il continuer à expliquer l’importance du document dans les processus actuels, convaincre de la pertinence de l’hyperdocumentation ? Rappeler que c’est un philosophe Maurizio Ferraris qui a osé en faire un concept fondamental alors que nous n’osions le faire ? Poursuivre les travaux en épistémologie alors que tout le monde s’excite sur un concept d’IA dont on n’est pas du tout certain de l’acuité ?

J’avais affiché il y a quelques mois mon pessimisme dans une série de questions pour le prochain Mediadoc. J’espérais me tromper. C’est encore pire que ce que je m’imaginais.

Se priver de la documentation épistémologiquement, pédagogiquement et techniquement, c’est courir le risque de plus comprendre grand-chose et de ne voir les choses qu’à moitié.

C’est devenir borgne.

3 réflexions au sujet de « Chronique d’une mort annoncée »

  1. J’ai la même impression dans mon métier, qu’il se dilue dans les autres matières disciplinaires.

  2. Bonjour Monsieur Le Deuff,

    (Je précise venir directement de LinkedIn, les commentaires n’acceptant que trop peu de caractères.)

    Et avant tout propos, quel plaisir que d’entrer dans ce « débat », qui me semble être suscité par votre écrit, quant on pense que vous avez été mon professeur durant quelques heures précieuses il y a de ça 3 ans.. Et je ne suis pas étonné de retrouver d’autres visages et noms familier dans l’espace commentaire de la publication LinkedIn d’ailleurs !

    En l’occurrence voilà mon propos, qui est à remettre en perspective avec ma jeunesse (et naïveté?). C’est une réaction à chaud au billet que je viens de lire.

    Un concept qui revient très souvent en science (que vous défendez être le terreau de la documentation) est l’équilibre. Ou plutôt l’état d’équilibre.
    Ma fibre de presque-physicien me pousse à l’explicité ainsi, mais, à l’image d’un oscillateur harmonique par exemple, ou encore de la thermodynamique, les systèmes qui en font face ont comme particularité de « tout faire » (question de metaphysique cette fois !!)) pour y revenir.

    C’est à mon sens la bonne analyse que Madame Maryse Rizza nous présente : à savoir un état transitoire d’un bouillonnement intellectuel, quoi qu’on en dise (IA, Information industriel, infobésité, montée du complotisme, Big data, etc.). Il me semble que tout cela est passager et que nous y verrons plus claire dans un certain temps.
    Le résultat est cependant dors et déjà connu à mon sens. Qu’il ait la forme qu’on lui connaisse ou qu’il mute par nécessité, le document reste et restera une pierre angulaire de la société. Il me semble que le prisme de l’histoire du big data n’est pas inintéressant : au bout d’un moment à en mettre partout, le RGPD à pointé le bout de son nez, et je ne parle pas des nouvelles architectures techniques et processus intellectuels (cf. les derniers travaux de Monsieur Berners-Lee sur la réappropriation des données personnelles par exemple) qui ont émergé pour gérer et gouverner une telle quantité d’information.

    J’ai l’intuition que ces documents dont vous parlez sont plus un « état » voir un « type » d’information plus qu’autre chose. Et, il est vrai qu’a bien y regarder, il semble désuet dans l’opinion populaire, dans un monde qui va à 200 à l’heure et où l’action de vérification d’une source demande, à priori, un effort considérable…

    Ce que j’y vois ? Une opportunité de driver, ou à minima constater, cette transition vers son prochain état d’équilibre, et par la même, sauver et consolider les métiers qui en sont au cœur. Est-ce que cela doit passer par « revenir aux fondamentaux de la discipline » ? Je ne saurais le dire.. ni déterminer le niveau d’adaptabilité que cela nécessiterait.

    Cela étant, et je partage ce point avec votre avis sur la question (il me semble), la discipline est cruciale de façon générale pour une information saine quand on lui connait son rôle dans l’éducation. Il faudrait donc prendre les devants d’une manière ou d’une autre.
    Et malheureusement le ton résigné du billet me laisse à penser qu’on assiste aux deuil avéré d’une personne passionnée qui perd l’objet de sa passion, ce qui n’encourage pas l’émergence d’une vision positive.

    C’est peut-être mon seul reproche au final, que de tirer sur la forme de l’expression plus que le fond. Puisque si nous voulions l’adapter au mode de consommation d’information actuel, il faudrait le faire passer dans la moulinette de la communication, la vraie !! Quand on sait qu’aujourd’hui c’est bien cette forme qui drive l’intérêt et le fameux « temps de cerveau » pour comprendre ce fond, je reste persuadé qu’avec une forme et un ton différent, votre notoriété aurait, peut-être, participer au début d’un quelque chose.

    C’est lors de ces derniers mot que je m’aperçoit d’un manque probable d’humilité, ne faisant pas ou peu partie de la profession.

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