Makers ou la nécessité d’une culture technique

La lecture de Makers de Chris Anderson se révèle en fait intéressante à plusieurs titres. Si le propos peut paraitre trop optimiste parfois, il a le mérite de reposer les bases d’un nouveau modèle industriel davantage participatif, plus motivant et qui laisse place à de plus grandes initiatives personnelles. J’avais longtemps hésité à me plonger dans la lecture suite à l’excellente analyse critique qu’en avait faite strabic, lecture que je recommande. Beaucoup d’éléments de l’ouvrage méritent en effet une lecture. Vous trouverez plus de renseignements dans l’article d’Hubert Guillaud qui résume parfaitement les forces et faiblesses de la théorie de Chris Anderson. Un extrait de l’ouvrage est aussi disponible sur le site d’Internet Actu.

« Makers » est assurément un plaidoyer pour le modèle open source, libéré des contraintes des excès de propriété privée. Intéressante aussi cette impression que la liberté d’entreprendre et que le libre accès à l’information et à la connaissance sont étroitement liés.

Ce qui est évident, c’est que Chris Anderson est certes un excellent conteur, mais c’est aussi un passionné qui sait transmettre de l’énergie. Il donne envie de devenir « maker ». Il y réussit aussi parce qu’il partage sa propre expérience, depuis l’histoire de son grand-père dépositaire d’un brevet pour l’arrosage automatique de jardins jusqu’à ses tentatives de bricoler des légos ou des petits avions avec ses enfants. Chris Anderson possède cet esprit d’entreprendre, cette envie de « faire » et c’est sans doute la philosophie de l’ouvrage que de donner envie de faire, de créer, d’expérimenter et d’inventer dans des périodes où on nous parle que de crise et de dettes. Peut-être faut-il y avoir une forme de trace de l’esprit américain, sans doute faut-il y percevoir un esprit du web qui tend à se distiller dans d’autres sphères.

A la lecture, ce sont les potentialités de formation qui m’ont également intéressé. En effet, cette culture des makers est pleinement une culture technique, telle que décrite par Simondon. Une capacité à comprendre, à faire et à refaire mais aussi une culture informationnelle qui témoigne d’une capacité à trouver l’information ou la personne compétente pour résoudre un problème. C’est aussi une compétence documentaire, tant il s’agit de documenter les actions réalisées, de réaliser des plans, etc. C’est évidemment une série de compétences informatiques, tant il s’agit de coder et d’utiliser des logiciels de CAO. On retrouve beaucoup de similitudes avec des pans de la culture des hackers et des adeptes de l’open source.

Le livre constitue aussi un important document pour la défense des enseignements de technologie :

« Les enfants d’aujourd’hui apprennent à utiliser Powerpoint et excel en cours d’informatique, et ils apprennent encore à dessiner et à sculpter en cours d’initiation artistique. Mais ne serait-il pas mieux qu’une troisième option leur soit offerte : le cours de conception ? Imaginez un cours dans lequel les enfants apprendraient à utiliser des outils de CAO 3d comme Google Sketchup ou Autodesk123D. Certains d’entre eux dessineraient des immeubles et des structures fantastiques, comme ils le font aujourd’hui sur leur cahier. D’autres créeraient des jeux vidéos perfectionnés à plusieurs niveaux, avec leurs paysages et leurs véhicules. Et d’autres encore, des machines. »p.68

Pour cela Anderson recommande d’investir dans des imprimantes 3D et des découpeuses lasers dans les établissements. Bref : créer des Fablabs au sein des établissements. Il ne s’attarde finalement que peu sur les aspects éducatifs.

Je pense qu’on peut envisager cette philosophie du « Faire », bien au-delà de la seule conception « machine » tant il s’agit de faire aussi dans les disciplines des sciences sociales et humaines. Aurélien Berra évoquait la nécessité de « faire des humanités numériques ». Je crois que ça ne doit pas s’arrêter aux seuls territoires des chercheurs mais cela doit investir des terrains plus larges dont ceux de l’Education toute entière.

Car le « Faire » n’est pas une simple action commandée, il implique la capacité à raisonner et à comprendre. La séparation entre la réflexion et l’action, entre l’intellectuel et le technicien n’existe pas.

J’y reviendrai prochainement car on besoin urgemment de revoir toute la formation littéraire et notamment le BAC L qui doit devenir un BAC H.

Appel à articles : les cahiers du numérique. Quels agencements pour les Humanités Numériques ?

Je transmets un appel qui montre la montée en puissance de l’intérêt pour les humanités numériques. A vos propositions.

Le numéro est sous
la direction de Eddie SOULIER

 
Date limite de soumission : 30/06/2013

THÉMATIQUE : Sciences et technologies de l’information et de la communication

OBJECTIF

La quête d’un entre-deux entre l’acteur et le système a été la marque de fabrique des Sciences Humaines et Sociales (SHS) au tournant des années 80, stylisée comme une dualité par Antony Giddens. Les catégories de dispositifs (Foucault), d’agencements collectifs d’énonciation (Deleuze et Guattari), de pratique (Schatzki), d’acteur-réseau (Callon et Latour) ou d’institutions du sens (Descombes) ont été des candidates, parmi d’autres, au dépassement de cette dualité. Elles s’inscrivent en tension vis-à-vis de l’ordre de l’interaction décrit par Ervin Goffman, tension qu’on peut étendre à « l’ordre de la situation » (en référence à la phénoménologie sociale, l’ethnométhodologie ou la cognition située) comme à celui de l’activité, mis en avant par les théoriciens contemporains de l’activité (Engeström, 1987 ou Clot, 1999). Les premières catégories présentent un air de famille holistique que ne possèdent pas les secondes (qui ne formeraient qu’un « holisme affaibli » selon Berthelot, 2001), celui d’un holisme renouvelé cependant, où les propriétés des phénomènes émergent de l’interaction entre les parties et non d’un tout organique, comme le rappelle vigoureusement Manuel DeLanda (Agencements versus totalités, 2009).

Les caractéristiques des nouvelles approches holistiques – que nous regroupons pour ce numéro spécial des Cahiers du Numérique sous l’étendard de la théorie des agencements – sont maintenant connues : abandon de la distinction micro/macro, place prépondérante des objets, accent mis sur la relation entre entités hétérogènes (relationnisme) et en particuliers sur la force des liens faibles, encastrement des entités, genèse matérialiste des rationalités et idéalités, importance de la performativité qui oriente le regard sur les dynamiques, la topologie et les connexions plutôt que sur les substances. Cette réflexion à nouveaux frais sur la nature de la réalité sociale est consécutivement l’occasion d’un regain d’intérêt pour l’ontologie sociale (Searle, 1995 ou, en France, Livet et Ogien, 2001 et Livet et Nef, 2009), et donc sur ces « entités », que semblent respecifier les DH par accumulation de données et nouvelles techniques d’exploration.

Quel renfort semble venir apporter le formidable développement des technologies numériques actuelles à la question des agencements ? La convergence entre l’accroissement des usages sociaux des technologies numériques et l’intégration de la culture numérique dans les pratiques de recherche d’aujourd’hui ne suffit pas pour autant à faire discipline ni même interdiscipline. Aussi ce numéro spécial cherche-t-il à croiser spécifiquement ces pensées de l’agencement – qui ont placé les relations sociotechniques à la base des SHS et de ses objets – au thème des humanités numériques, autour de trois grands questionnements, avec pour objectif explicite de mieux élucider l’apport réflexif et critique de cette dernière démarche à la question des agencements sociaux, leurs modes d’existence et leur compréhension :

 
Comment comprendre l’interrelation entre le Web grand public comme étant lui-même un agencement ou un dispositif de support et d’inscription de nos conduites sous forme de données et les phénomènes, objets et catégories qui sont au centre des intérêts actuels de connaissance des SHS, des arts et des Lettres ? (plan ontologique).

La tendance à une certaine réduction des comportements aux usages et à leurs traces numériques sous forme de « données », notamment dans le contexte de l’accumulation des données massives et ouvertes, n’est-elle pas elle-même un effet d’agencements sociotechniques porteurs de certaines relations de pouvoir dont il s’agirait de mener à bien une reconceptualisation plus critique ? Les humanités numériques sont-elles suffisamment bien armées pour cela ? De quelles régulations épistémiques se réclament-elles ? La recherche contemporaine s’oriente-t-elle vers un irénisme ultra-empirique ou est-ce plutôt le projet d’une (hyper)démocratisation de la science qui se joue ? (plan épistémique et politique).

Enfin comment entendre, dans les termes des sciences et des techniques en tant qu’agencements ou méta-réseaux, l’évolution actuelle des pratiques scientifiques et des méthodes de conduite de la recherche et de diffusion de ses résultats induit par les outils numériques et le traitement des données dans le champ des SHS ? (plan axiologique et [de la double] herméneutique).

 
Nous sollicitons des contributions couvrant toutes les problématiques autour des agencements sociotechniques et des humanités numériques (liste suivante non exhaustive) :

Genèse et histoire des humanités numériques

Intégration de la culture numérique dans les pratiques de recherche

Usages des outils numériques pour la collecte, la patrimonialisation, l’exploitation et la visualisation des données

Contribution des humanités numériques à l’innovation intellectuelle et la créativité

Contours de la science participative

Fondements théoriques, appareillage critique et méthodologies des humanités numériques

Rôle des usages numériques dans la fabrique des événements sociaux (émeutes, révolutions, rumeurs, etc.)

Apports concrets des outils développés par et pour les digital humanities

Vérités, justifications et controverses autour de la réalité

Perspectives de la socio-informatique sur la simulation sociale

Influence de la communication numérique des résultats scientifiques sur le débat public

 
COMITÉ DE RÉDACTION DU NUMÉRO

• Valérie Carayol, Université de Bordeaux 3

• Hugues Choplin, Université de Technologie de Compiègne

• Alexandre Gefen, CNRS-Université Paris 4 Sorbonne

• Sylvie Grosjean, Université d’Ottawa

• Olivier Le Deuff, Université de Bordeaux 3

• Christophe Lejeune, Université de Liège

• Myriam Lewkowicz, Université de Technologie de Troyes

• Alexandre Monnin, INRIA – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

• Gloria Origgi, CNRS-Institut Jean Nicod

• Sophie Pène, Université Paris Descartes

 
CALENDRIER

Date limite remise contributions 30/06/2013

Réponse aux auteurs : 15/09/2013

Remise version finale : 30/11/2013

Remise à l’éditeur : 31/12/2013

Parution du numéro : janvier 2014

RECOMMANDATIONS AUX AUTEURS

Les soumissions sont à envoyer à Eddie Soulier (coordonnées ci-dessous) et doivent respecter la feuille de style word de la revue disponible sur le serveur http://lcn.revuesonline.com (ou sur demande à : lcn@lavoisier.fr)

Les articles sont compris entre 20 et 25 pages. Ils sont acceptés en français (ou en anglais pour les auteurs non francophones).

Les soumissions peuvent être envoyées sous forme de fichiers PDF

Les versions finales sont acceptées au format Word uniquement

 
CONTACT

Eddie Soulier. Université de technologie de Troyes

12 Rue Marie Curie CS 42060 – 10004 TROYES CEDEX

Tel 06 84 23 55 84

eddie.soulier@utt.fr

Le souci de soi selon Michel Foucault

En pleine écriture d’un projet autour de l’existence numérique, je suis parfois tenté d’arrêter d’écrire pour ne conseiller que la lecture de Foucault et notamment de l‘herméneutique du sujet qui montre parfaitement l’importance du souci de soi.
Le souci de soi est probablement antérieur et plus important que le fameux connais-toi, toi-même dont on parfois fait le fondement socratique. Or Foucault démontre que le connais- toi, toi-même est en fait subordonné au souci de soi. Dans son exigence de recherche de la vérité, Socrate fait d’ailleurs cette critique aux citoyens athéniens :
« Quoi! cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui est plus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins (epimeleisthai) à ta fortune pour l’accroître le plus possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs; mais quant à ta raison, quant à la vérité et quant à ton âme, qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes même pas. »[1]
Cet éloignement du souci de soi renvoie nettement à un éloignement de la vérité, vérité sur soi autant que vérité en général. Foucault distingue trois dimensions essentielles dans le souci de soi (Citation issue de l’herméneutique du sujet) :
« – premièrement, le thème d’une attitude générale, d’une certaine manière d’envisager les choses, de se tenir dans le monde, de mener des actions, d’avoir des relations avec autrui. L’epimeleia heautou, c’est une attitude: à l’égard de soi, à l’égard des autres, à l’égard du monde;
– deuxièmement, l’epimeleia heautou est aussi une certaine forme d’attention, de regard. Se soucier de soi-même implique que l’on convertisse son regard, et qu’on le reporte de l’extérieur, sur… j’allais dire « l’intérieur ». Laissons ce mot (dont Vous pensez bien qu’il pose tout un tas de problèmes) de côté, et disons simplement qu’il faut qu’on convertisse son regard, de l’extérieur, des autres, du monde, etc., Vers : « soi-même ». Le souci de soi implique une certaine manière de veiller à ce qu’on pense et à ce qui se passe dans la pensée. Parenté du mot epimeleia avec meletê, qui Veut dire à la fois exercice et méditation. (…).
– troisièmement, la notion d’epimeleia ne désigne pas simplement cette attitude générale ou cette forme d’attention retournée vers soi. L’epimeleia désigne aussi toujours un certain nombre d’actions, actions que l’on exerce de soi sur soi, actions par lesquelles on se prend en charge, par lesquelles on se modifie, par lesquelles on se purifie et par lesquelles on se transforme et on se transfigure. Et, de là, toute une série de pratiques qui sont, pour la plupart, autant d’exercices qui auront (dans l’histoire de la culture, de la philosophie, de la morale, de la spiritualité occidentales) une très longue destinée. Par exemple, ce sont les techniques de méditation  ; ce sont les techniques de mémorisation du passe; ce sont les techniques d’examen de conscience; ce sont les techniques de Vérification des représentations à mesure qu’elles se présentent à l’esprit , etc »

Le souci de soi chez Foucault
Le souci de soi chez Foucault

J’y reviendrai plus longuement sur le blog et dans un ouvrage à paraître dans un futur pas trop éloigné, espérons-le.  Sur cette question, la lecture de l’excellent ouvrage de Bernard Stiegler sur la pharmacologie est à conseiller également.


[1] Platon. Apologie de Socrate. Disponible sur : < http://philoctetes.free.fr/apologiedesocrate.htm>