Qu’est-ce que le digital labor, par Dominique Cardon et Antonio Casilli

Voici un livre court et synthétique et peu onéreux qui prend naissance dans le cadre des ateliers de l’INA animée pendant plusieurs années par Louise Merzeau qui  signe d’ailleurs la préface de cette édition.

Il faut reconnaître l’efficacité de l’ouvrage qui juxtapose deux interventions, la première d’Antonio Casilli, la seconde de Dominique Cardon. Les deux conférences se suivent et se répondent ce qui forme un objet éditorial opportun.
L’ouvrage répond à pleins de questions actuelles et correspond à mon avis à beaucoup de cursus qui évoquent les questions numériques et notamment mon cours d’intelligence collective où je vais le faire figurer au programme, car il éclaire de façon intéressante les tensions actuelles avec la mise en avant des concepts autour du travail et du digital labor, qu’on peine finalement à traduire en français. Pour 6 euros, il y a de quoi faire travailler les étudiants autour de ces questions, car cela donne un cadre de réflexion pour toute analyse de dispositifs et de plateformes qui pourraient être étudiés.
Antonio Casili resitue la question du digital labor et l’évolution du concept ces dernières années. Il évoque également les données afin de savoir si elles doivent être l’enjeu d’intérêts privés ou bien s’ils peuvent être considérés comme une forme nouvelle de biens communs. Son intervention permet de retrouver de nombreuses références bibliographiques en note de bas de page. Il faudrait presque d’ailleurs une bibliographie numérique pour retrouver les liens directement en ligne. Le Mechanical türk d’amazon y est expliqué notamment dans cette première partie, et Casilli y revient fort justement également dans le débat.  Casilli insiste bien que le travail désigne également un ensemble de relations sociales, susceptibles d’être source d’antagonisme. De même, il évoque la question des frontières peu claires parfois entre travail et loisir, avec le néologisme de Weisure.
Dominique Cardon insiste beaucoup sur la transformation de l’idéal du web au fil du temps avec un élargissement des publics qui s’éloignent des logiques des pionniers, avec une démocratisation des accès, des contenus et des publications qui aboutissent à des formes de tension, entre des logiques initiales qui ne recherchaient pas nécessairement la marchandisation, et des intérêts actuels qui au contraire revendiquent des formes de contribution davantage rémunérées, car le web est en fait devenu un espace professionnalisé. Si je rejoins globalement Dominique Cardon sur cette transformation progressive que j’ai vécue en partie également, je pense qu’il faut nuancer cette vision d’un web initial idéal, basé surtout sur le partage de la connaissance et un web actuellement d’essence marchande.
D’une part, parce que le web a très vite été vu comme un espace commercial potentiel, et ce dès l’arrivée des navigateurs comme Mosaic. Dale Dougherty remporte  en 1994 une récompense pour la meilleure application commerciale du web. D’autre part, le web est également très vite associé à des aspects de chat, de rencontres et des sites pornographiques dans les années 90. Il ne fait d’ailleurs que poursuivre des aspects déjà présents dans les communautés en ligne de l’Internet, et en France des logiques importées du minitel se retrouvent dans les nouveaux réseaux.
Je crois qu’il y a ici une sorte de vision idéale des pionniers, défendus parfois par certains geeks, mais qui ne correspond qu’à une réalité partielle. Je pense également que la vision d’un web influencé par l’imaginaire des communautés à la Steward Brand est fortement exagérée. Si je repense à certains créateurs d’Arpanet, je crois que la réalité est différente, de même avec Berners-Lee. La lignée principale reste celle des technologies de l’information et de l’hypertexte.
Intéressantes également les remarques sur les risques d’une perturbation par une logique de rétribution qui pourraient tarir la source du crowdssourcing, avec le risque final d’une rémunération pour ceux qui disposent des codes culturels ou qui sont capables de générer de l’attention, et les autres à qui on accordera une propriété ou une co-propriété sur leurs données personnelles, mais qui seront dès lors exclues des biens communs. Situation qui aboutirait à un résultat décevant.
Cardon soulève alors la question de l’exploitation, et notamment le fait qu’il y aurait production d’un travail inconscient dont les bénéfices seraient acquis par d’autres, notamment les plateformes. Si le sociologue reconnaît ici qu’il y a sans doute des enjeux d’aliénation basée sur une mécanique des égos, il incite à la plus grande prudence théorique, tant les affirmations péremptoires qui décrivent Facebook comme un camp de concentration sont réductrices. Il en appelle ici à davantage d’enquêtes sérieuses sur le terrain pour mieux mesurer le phénomène. Cardon souhaite par conséquent sans doute plus de modestie intellectuelle en la matière, et on perçoit plusieurs critiques sous-jacentes à certains travaux dans la lignée de Stiegler, critique que la référence à Rancière dans le débat ne fait que confirmer. On ne peut ici que le rejoindre dans le besoin de s’appuyer davantage sur des études empiriques. On peut néanmoins se demander si demeurer sur les seuls usages n’est pas le meilleur moyen de botter en touche, en restant un simple observateur. Une position qui nous semble de moins en moins souhaitable dans le cas des humanités digitales.
La dernière partie du livre fait place au débat, notamment entre nos deux précédents auteurs. La forme est étonnante, mais néanmoins intéressante. Les réactions d’Antonio Casilli apparaissent importantes, car elles nuancent la vision libérale d’une alliance entre le marché et les usagers du web, et le fait que les externalités positives seraient telles que le digital labor ne serait qu’un objet trivial, d’une importance moindre. Antonio montre en citant des exemples précédents, notamment le fait que Perry Barlow ait été critiqué vers 1996 pour ses positions favorables à l’entreprise, que le débat n’est pas si récent et que la question de la critique des industries du numérique existe donc depuis au moins 20 ans. Casilli propose non pas une économie de la contribution basée sur des micropaiements qui casserait toute dynamique collective et réellement contributive, mais une logique qui serait celle de participation aux biens communs via le développement du revenu de base universel.
Casilli souligne également qu’il importe de prendre en compte un changement de paradigme du web qui pourrait être celui d’un web de publications intentionnelles à un web d’émissions de données non intentionnelles, et que l’enjeu autour de ces questions apparaît peu appréhendé.
Le débat se termine par la position de Cardon qui plaide pour une place du chercheur et de l’intellectuel qui soit davantage placé au milieu (il serait tentant de développer ce point d’ailleurs) et moins comme au-dessus, en tant que celui qui sait et qui observe les autres qui ne savent pas.
En tout cas, tout lecteur de cet ouvrage en saura un peu plus et aura fait avancer sa propre réflexion sur les phénomènes autour du digital labor qui concerne tous les s usagers du web y compris les plus grands esprits de ce temps.
 Le modèle éditorial est intéressant. Un livre court, rythmé et riche en références.  On retrouve d’ailleurs l’article de Casili sur Hal-Shs, ce qui ne nuit pas au fait de produire un objet éditorial intéressant. A l’avenir, je suis tenté pour produire des ouvrages du même type, avec version papier et version numérique (enfin digitale).
digitallabor
Un lien vers amazon est-il une forme de digital labor?

TSUNDOKU : l’art d’empiler les ouvrages sans les lire

Non, ce n’est pas une nouvelle interjection, et le dernier cri du joueur de Pokemon Go lorsqu’il découvre une espèce inconnue tel un naturaliste des siècles passés. C’est le nom que l’on donne en japonais au fait d’entasser des ouvrages qu’on a parfois pris plaisir à acheter, mais qu’on ne lira jamais. Après tout, on catalogue bien des ouvrages sans les avoir lus. Rien de coupable dans cette attitude.
Je viens de découvrir ce mot grâce à cet excellent article qui explique  ce concept de lecture, ou plutôt de non-lecture. L’article mentionne à la fin que les japonais ont eu raison d’inventer ce terme et fait référence aux ouvrages de Murakami qui sont parfois longs et que certains ne liraient pas. Je ne fais pas partie de cette espèce, car j’ai toujours pris soin de lire tous les Murakami que j’ai achetés ou empruntés. Le concept a été relayé depuis pas mal d’années dans la presse notamment par rue 89 et télérama qui a même inciter ses lecteurs à montrer des photos de cette activité apparemment très partagée. Doku renvoie à l’idée de lecture, tandis que tsumu fait référence à l’empilement et l’accumulation. La requête sur pinterest laisse entrevoir des heures d’exploration.
L’art du tsundoku a été relié avec les propos d’Umberto Eco quant à l’importance des documents et ouvrages présents dans une bibliothèque, mais qu’on n’a jamais lu. En effet, la bibliothèque doit rassembler bien plus que la somme de ce que nous avons lu ou de ce que nous connaissons, car elle n’est pas un instrument de mise en  scène de soi, mais un outil de recherche. À l’inverse des bibliothèques ou les livres n’ont jamais été lu (voir aussi les vidéos encore sous blister), car les pages n’ont pas été coupées, ou comme le décrit Alberto Manguel lorsqu’il découvre qu’une belle bibliothèque familiale n’est en fait qu’une apparence : le haut des pages a été coupé pour que les livres soient à la bonne taille des étagères de la bibliothèque, le fait de disposer d’ouvrages potentiellement consultables constitue un atout opportun.
L’amas de savoirs requiert un certain sens de l’organisation, un goût pour la collection, un peu comme chez Des Esseintes :
Le fatras des philosophes et des scoliastes, la logomachie du Moyen Âge allaient régner en maîtres. L’amas de suie des chroniques et des livres d’histoire, les saumons de plomb des cartulaires allaient s’entasser, et la grâce balbutiante, la maladresse parfois exquise des moines mettant en un pieux ragoût les restes poétiques de l’antiquité, étaient mortes; les fabriques de verbes aux sucs épurés, de substantifs sentant l’encens, d’adjectifs bizarres, taillés grossièrement dans l’or, avec le goût barbare et charmant des bijoux goths, étaient détruites. Les vieilles éditions, choyées par des Esseintes, cessaient — et, en un saut formidable de siècles, les livres s’étageaient maintenant sur les rayons, supprimant la transition des âges, arrivant directement à la langue française du présent siècle.
Il y a une forme de dandysme dans le tsundoku, si on se montre capable de produire une esthétique qui prenant le contre-pied de la bibliothèque trop organisée. Cela résulte davantage d’un butinage allant de rebond en rebond, se complaisant à voir s’accumuler au-dessus d’ouvrages achetés sur un coup de tête il y a parfois des années, de nouveaux arrivages comme autant de promesses, prêtes à s’effondrer au moindre faux-pas, mais permettant la révélation de l’ouvrage oublié, celui qui apparaît au bon moment pour être saisi et qui pourrait avoir la chance d’être lu de façon exhaustive. Le tsundoku dans son étalement rappelle les cornes d’abondance du savoir, cornucopiae, ces gisements sur lesquels on peut se reposer au sens propre comme au sens figuré.
Johnny Depp, un dandy en mode tsundoku ?
Johnny Depp, un dandy en mode tsundoku ?
Quid du tsundoku dans ses déclinaisons digitales, où la tentation du téléchargement est telle qu’elle ne garantit aucunement qu’il sera possible de procéder à une lecture intégrale, mais rassure quant au besoin soudain de vouloir disposer de tel document au moment opportun. Difficile cependant de pouvoir représenter des epub et des pdf sous la forme de l’empilement.

A l’époque de Caramail

Lorsque j’aborde les événements passés du web et de l’Internet, je peux m’empêcher de dire « à l’époque ». Je dois bien prononcer l’expression une dizaine de fois par séance pour mon cours de culture numérique (pour rappel, le super qcm est ici). C’est dire que les âges du web se succèdent rapidement avec des marqueurs forts qui ne perdurent pas.
J’ai donc pris plaisir finalement à me recréer une adresse mail avec l’extension caramail.com comme au temps jadis avec GMX qui a racheté le nom de domaine depuis quelques années. Et voilà, oledeuff@caramail.com de retour 18 ans après… j’avais beaucoup d’autres alias, notamment tceridrezal@caramail.com qui était un double numérique qui militait pour la création d’un organisme supranational (mon premier site web d’ailleurs). C’était une autre époque.
Les jeunes youtubers qui cartonnent s’étaient d’ailleurs moqués expressément de cette tendance à parler des époques précédentes

Seulement, il me semble que cette succession de tendances devient problématique, s’il n’y a pas une inscription culturelle plus forte qui permet de mieux  comprendre l’évolution du web, et surtout qui permet de replacer ces techniques dans une histoire plus longue, celle des techniques bien évidemment,  mais principalement celles des techniques de l’information en général. Sans quoi, on demeure dans un temps répété et jamais analysé et impossible à interpréter.
Il apparaît que nous ne vivons pas tous exactement désormais dans le même web, ce qui n’est pas spécifiquement gênant; ce qui devient embarrassant c’est l’ignorance totale de la généalogie des médias qui se produit. L’archéologie des médias apparaît ici une piste opportune pour se réinterroger sur nos pratiques et usages au fil des années.
Si le retour d’une adresse caramail est à nouveau possible, elle est marquée par une certaine nostalgie également. La porte d’entrée dans le monde de caramail me manque. Elle était symbolique d’un passage dans un nouvel univers, celui d’une messagerie sympathique, mais aussi le lien vers les fameux chats qui faisaient fureur dans les salles informatiques de l’université. Notamment, celles de l’université Rennes 2 où j’étais étudiant. Je me souviens aussi des problèmes attentionnels qui faisaient déjà leur apparition avec peu d’étudiants qui bossaient vraiment sur les outils de recherche d’information ou de production d’information, et qui étaient happés par le web, attendant fébrilement qu’une place se libère, pour se connecter et cliquer sur l’icône salvatrice d’un autre univers : Netscape qui nous promettait une entrée remarquable dans le cyberespace. Combien d’étudiants s’étaient promis de travailler sur leur exposé et leur mémoire… et s’étaient laissés aller à consulter leur messagerie puis à aller passer cinq minutes sur le chat de caramail, histoire de voir… Une heure après voire deux heures, ils n’avaient pas écrit une ligne de leur mémoire et avaient pourtant écrit des centaines de ligne de chat. J’ai pourtant réussi à écrire mon mémoire et malgré les dispositifs de dispersion de l’attention, je suis parvenu à écrire bien d’autres documents de plus grande ampleur.
Parfois, on dialoguait avec des personnes qui étaient dans la même salle que nous. Ridicule assurément, mais on était en 1998, 1999. Voilà qui montre que nous n’avons pas tant que ça évolué dans nos comportements que certains qualifieraient d’addictifs.
Caramail en 1998
Caramail en 1998
J’avoue m’être fait piéger régulièrement par ces dispositifs attentionnels, et que je le suis encore parfois. Je me souviens également que je présentais déjà le fait de passer du temps sur ces chats comme du travail gratuit du fait des dispositifs publicitaires, le digital labor n’est pas nouveau. Il faut néanmoins rappeler qu’au niveau technique et ergonomique, je crois pouvoir affirmer qu’en dehors des systèmes de messagerie instantanée, aucun dispositif de chat n’a depuis égalé la puissance et la convivialité du chat de caramail qui était supérieur à celui de multimania. Ces derniers avaient d’ailleurs fusionné leurs services autour de lycos. Cela prouve que les innovations ne sont pas toujours celles que l’on croit. Il existe d’ailleurs des services qui prétendent reprendre l’idée du chat de caramail. Ils sont très mauvais à tout point de vue.
Il y a peu de documents de recherche sur le phénomène caramail. Une requête sur google scholar montre l’absence d’études sérieuses sur le sujet avant 2003. Et c’est bien dommage. Cela montre l’intérêt de produire des études à court terme, bref de la speed science, car elles sont bien utiles des années plus tard pour produire de la slow science avec autres choses que des souvenirs.
La nostalgie c’est bien quand on est capable de produire du neuf avec. A quand un projet type strangers things mais pour les premiers âges du web ?
Caramail en 1999
Caramail en 1999 avec ce cercle, marqueur de la communauté.