Lorsque j’aborde les événements passés du web et de l’Internet, je peux m’empêcher de dire « à l’époque ». Je dois bien prononcer l’expression une dizaine de fois par séance pour mon cours de culture numérique (pour rappel, le super qcm est ici). C’est dire que les âges du web se succèdent rapidement avec des marqueurs forts qui ne perdurent pas.
J’ai donc pris plaisir finalement à me recréer une adresse mail avec l’extension caramail.com comme au temps jadis avec GMX qui a racheté le nom de domaine depuis quelques années. Et voilà, oledeuff@caramail.com de retour 18 ans après… j’avais beaucoup d’autres alias, notamment tceridrezal@caramail.com qui était un double numérique qui militait pour la création d’un organisme supranational (mon premier site web d’ailleurs). C’était une autre époque.
Les jeunes youtubers qui cartonnent s’étaient d’ailleurs moqués expressément de cette tendance à parler des époques précédentes
Seulement, il me semble que cette succession de tendances devient problématique, s’il n’y a pas une inscription culturelle plus forte qui permet de mieux comprendre l’évolution du web, et surtout qui permet de replacer ces techniques dans une histoire plus longue, celle des techniques bien évidemment, mais principalement celles des techniques de l’information en général. Sans quoi, on demeure dans un temps répété et jamais analysé et impossible à interpréter.
Il apparaît que nous ne vivons pas tous exactement désormais dans le même web, ce qui n’est pas spécifiquement gênant; ce qui devient embarrassant c’est l’ignorance totale de la généalogie des médias qui se produit. L’archéologie des médias apparaît ici une piste opportune pour se réinterroger sur nos pratiques et usages au fil des années.
Si le retour d’une adresse caramail est à nouveau possible, elle est marquée par une certaine nostalgie également. La porte d’entrée dans le monde de caramail me manque. Elle était symbolique d’un passage dans un nouvel univers, celui d’une messagerie sympathique, mais aussi le lien vers les fameux chats qui faisaient fureur dans les salles informatiques de l’université. Notamment, celles de l’université Rennes 2 où j’étais étudiant. Je me souviens aussi des problèmes attentionnels qui faisaient déjà leur apparition avec peu d’étudiants qui bossaient vraiment sur les outils de recherche d’information ou de production d’information, et qui étaient happés par le web, attendant fébrilement qu’une place se libère, pour se connecter et cliquer sur l’icône salvatrice d’un autre univers : Netscape qui nous promettait une entrée remarquable dans le cyberespace. Combien d’étudiants s’étaient promis de travailler sur leur exposé et leur mémoire… et s’étaient laissés aller à consulter leur messagerie puis à aller passer cinq minutes sur le chat de caramail, histoire de voir… Une heure après voire deux heures, ils n’avaient pas écrit une ligne de leur mémoire et avaient pourtant écrit des centaines de ligne de chat. J’ai pourtant réussi à écrire mon mémoire et malgré les dispositifs de dispersion de l’attention, je suis parvenu à écrire bien d’autres documents de plus grande ampleur.
Parfois, on dialoguait avec des personnes qui étaient dans la même salle que nous. Ridicule assurément, mais on était en 1998, 1999. Voilà qui montre que nous n’avons pas tant que ça évolué dans nos comportements que certains qualifieraient d’addictifs.
J’avoue m’être fait piéger régulièrement par ces dispositifs attentionnels, et que je le suis encore parfois. Je me souviens également que je présentais déjà le fait de passer du temps sur ces chats comme du travail gratuit du fait des dispositifs publicitaires, le digital labor n’est pas nouveau. Il faut néanmoins rappeler qu’au niveau technique et ergonomique, je crois pouvoir affirmer qu’en dehors des systèmes de messagerie instantanée, aucun dispositif de chat n’a depuis égalé la puissance et la convivialité du chat de caramail qui était supérieur à celui de multimania. Ces derniers avaient d’ailleurs fusionné leurs services autour de lycos. Cela prouve que les innovations ne sont pas toujours celles que l’on croit. Il existe d’ailleurs des services qui prétendent reprendre l’idée du chat de caramail. Ils sont très mauvais à tout point de vue.
Il y a peu de documents de recherche sur le phénomène caramail. Une requête sur google scholar montre l’absence d’études sérieuses sur le sujet avant 2003. Et c’est bien dommage. Cela montre l’intérêt de produire des études à court terme, bref de la speed science, car elles sont bien utiles des années plus tard pour produire de la slow science avec autres choses que des souvenirs.
La nostalgie c’est bien quand on est capable de produire du neuf avec. A quand un projet type strangers things mais pour les premiers âges du web ?