Une science de l’intelligence collective ?

L’intelligence collective peut-elle constituer un projet scientifique et si oui lequel. C’est l’entreprise qui occupe Pierre Lévy depuis plusieurs années.

Son dernier article mérite donc un examen particulier au-delà des clichés dont il est souvent victime. Il est vrai que certains ouvrages présentaient des prospectives discutables, notamment le world philosophy qui représentait surtout à mon goût une vision trop positive de l’avenir, oubliant justement les éléments malveillants (ce que remarquait fort justement Yann Leroux sur twitter). Mais c’est vraisemblablement propre à Pierre Lévy d’avoir une vision utopique de l’humanité et il faut bien avouer que ça nous change des prophètes technophobes et cela en nous oblige à penser de l’avant.

Voici donc mes quelques réflexions sur ce texte dont le but n’est pas d’en proposer un résumé mais plutôt une tentative de mise en avant de certains points qui m’ont paru importants. Cela reste donc une lecture subjective.

L’article pourra être lu de différentes manières. Je ne crois pas que Pierre Lévy parviendra à convaincre ses habituels détracteurs qui y projetteront (sans doute à tort) soit le voile cybernétique (que projette souvent Céline Lafontaine au point d’évoquer un empire cybernétique), soit le voile mystique qui fait sauter au plafond les scientistes les plus rigoureux (voir aussi la position de Dominique Rabeuf). Il est vrai que l’expression de noosphère qu’il prise peut être un peu agaçante. Je pense que cette expression rend mal compte du projet scientifique en marche et surtout commet une erreur qui est celle de donner l’impression d’une séparation trop nette des corps et de l’esprit ce qui n’est nullement l’objectif.

L’entreprise de Pierre Lévy est ambitieuse (trop ?) car le projet est celui d’une nouvelle lingua franca au travers du modèle IEML qui « permettrait non seulement d’élucider les mécanismes de la cognition symbolique mais encore de perfectionner notre gestion collective des connaissances et donc en fin de compte de soutenir le développement humain. »

Le texte permet de bien comprendre les objectifs d’IEML qui étaient restés parfois obscurs même si le désir d’une nouvelle langue ou idéographie est présente depuis longtemps chez Lévy.

La sortie des fausses idées sur l’intelligence collective :

Pour ma part, j’ai souvent été prudent avec l’intelligence collective du fait de son côté un peu idéaliste. Pierre Lévy apporte ici quelques réponses intéressantes notamment pour contrecarrer les discours qui voient les foules comme essentiellement porteuses de stupidité. Il est clair qu’une telle pensée se révèle fausse sans quoi nos sociétés ne seraient guère évoluées et l’homme serait demeuré « un loup pour l’homme ». Lévy retraduit bien les évolutions permises par des techniques utilisées collectivement (ce qui rejoint la fameuse culture technique de Simondon) :

« Il faut remarquer que les capacités cognitives individuelles reposent presque toutes sur l’utilisation d’outils symboliques (langues, écritures, institutions sociales diverses) ou matériels (instruments de mesure, d’observation, de calcul, véhicules et réseaux de transports, etc.) que l’individu n’a pas inventé lui-même mais qui lui ont été transmis ou enseignés par la culture ambiante. La plupart des connaissances mises en oeuvre par ceux qui prétendent que l’intelligence est purement individuelle leur viennent des autres, via des institutions sociales comme la famille, l’école ou les médias, et ces connaissances n’auraient pu s’accumuler et se perfectionner sans de longues chaînes de transmission intergénérationnelles »

 

En cela, l’intelligence collective est essentiellement culturelle et inscrite dans une tradition. :

« Ainsi, l’ironie facile sur la bêtise collective (qui est évidemment toujours la bêtise des « autres ») échoue à reconnaître tout ce que nos lumières personnelles doivent à la tradition et ce que nos institutions les plus puissantes doivent à notre capacité à penser et décider ensemble. Est-il besoin d’ajouter que l’adoption de l’intelligence collective comme valeur essentielle n’implique aucune abdication de la pensée critique ou de l’originalité individuelle ? »

Je remarque que l’intelligence collective ici est finalement assez proche de la culture de l’information à la fois comme tradition et comme potentialité d’individuation critique et d’innovation.

 

Ecriture et proto-écriture

Le projet évoque l’idée d’une écriture avant l’écriture (proto-écriture ou grammaire universelle), déjà présente dans le cortex en quelque sorte. Lévy se réfère à la grammatologie de Derrida et évoque le rôle éminemment culturel de cette capacité de codage et de manipulation symbolique. Le projet de Derrida n’a guère été suivi ce que dénonçait notamment Sylvain Auroux.

 

L’économie de l’information

C’est l’autre notion clef du texte de Lévy qui fait de cette dernière le pendant de l’intelligence collective. Certains n’y manqueront pas à nouveau d’y voir un monisme informationnel. Or, la notion est beaucoup plus riche que son acception actuelle voire celle qui est parfois dispensée dans des cours sur cette thématique. :

« La notion d’économie de l’information est voisine de celle de société du savoir. Il en existe plusieurs définitions possibles. Dans son acception la plus large (celle que je préfère), l’économie de l’information intègre toutes les opérations de production, d’échange, d’enregistrement, d’utilisation et d’évaluation des informations. En ce sens très général l’économie de l’information est aussi ancienne que l’espèce humaine, ou peut-être, bien au-delà, aussi ancienne que la biosphère. Dans la société humaine, l’économie de l’information est supportée et régulée par des systèmes symboliques. Or cette économie symbolique est elle-même dépendante de la médiasphère : par exemple, notre espèce a connu plusieurs réorganisations majeures de son économie de l’information, dont notamment celles qui se sont articulées successivement sur l’écriture manuscrite, sur l’usage intensif de l’imprimerie ou sur les médias électroniques. Mais les transformations de la médiasphère ne nous importent en fin de compte que parce qu’elles ont permis des réorganisations de l’économie de l’information, c’est-à-dire de l’intelligence collective. »

Cette vision est d’ailleurs tout autant celle d’une écologie de l’information, c’est-à-dire du fonctionnement d’un milieu socio-technique et pas seulement « biologique » n’opposant nullement de manière trop stricte « nature et culture ». Nous noterons d’ailleurs au passage que cela demeure souvent un des problèmes d’analyse du discours de l’écologie politique actuelle (à de rares exceptions) de ne pas avoir compris cette complexité.

 

Des besoins scientifiques

 

Seulement voilà, cette complexité est difficile à analyser et Pierre Lévy déplore notre incapacité à comprendre et analyser la formation de l’intelligence collective. Ill y a un déficit de mesure scientifique en la matière :

« Il n’échappe à personne, en effet, que l’on ne dispose aujourd’hui d’aucune unité de mesure sérieuse ni de méthodes scientifiques rigoureuses pour évaluer la puissance d’une intelligence collective. Les quelques efforts qui ont été tentés dans cette direction se contentent généralement de choisir une batterie d’indicateurs et de mesurer des quantités (un « quotient d’intelligence collective »), alors qu’il faudrait pouvoir décrire des dynamiques de systèmes, des patterns d’évolution, des modèles de transformations de quantités et de valeurs dans l’univers des significations. Et au cas où l’on s’imaginerait disposer d’une telle méthode scientifique, la distinction classique entre l’objet étudié et le sujet de l’étude serait bien difficile à maintenir. Il ne peut jamais être garanti – par exemple – que le prétendu « objet » étudié (un groupe humain) n’a pas développé une dimension cognitive qui échappe radicalement à ceux qui se prétendent les spécialistes de sa mesure ou de son évaluation. La science de l’intelligence collective à laquelle j’aspire ne pourra être que radicalement ouverte, dialogique et symétrique (ou réciproque
: l’objet et le sujet échangeant régulièrement leurs rôles). »

 

Pierre Lévy ne s’inscrit donc pas ici dans une lignée totalement computationnelle et marque ici sa distance avec l’idée d’indicateurs uniquement chiffrés. Il plaide pour une mise en évidence de phénomènes et de formations souvent invisibles et peu évidentes à mesurer. Cela pose aussi la question de savoir s’il faut mieux considérer la science de l’intelligence collective comme une science dure ou une science humaine. La réponse est en fait assez évidente, l’objectif de Lévy est clairement de ne pas opposer les deux.

Il reste que nous avons un peu de mal à être d’accord (pour les raisons exposés plus haut) avec l’affirmation suivante :

« L’économie de l’information est à la noosphère ce que l’écologie est à la biosphère. »

Plus intéressant est en revanche, la défense des biens communs comme support d’une économie de l’information et comme garantie du développement humain et de la réussite de l’intelligence collective. Lévy souhaite donc la préservation des deux types de biens communs, les biologiques et les intellectuels.

 

 Dès lors, l’exercice d’un travail pour le développement d’un capital devient possible :

« En quoi consiste le « travail » d’entretien et de développement des connaissances ? Les communautés de savoir et de pratique accomplissent des opérations réglées et socialement coordonnées sur des symboles. Il dépend des circonstances que ces opérations consistent à poser ou à résoudre des problèmes, à exécuter strictement des instructions ou à modifier des manières de faire, à inventer de nouvelles règles ou à répéter quelques coups joués déjà mille fois. Il importe peu, par ailleurs, que ces opérations s’inscrivent principalement dans des environnements de messages, de relations sociales, de rapports techniques ou – le plus souvent – d’un mixte des trois. Ce qui compte, c’est que l’interaction entre ces opérations de manipulation de signifiants accomplies par des personnes, en des lieux et des moments déterminés, compose quelque chose comme l’activité d’une intelligence

collective. Le travail qui donne vie au capital des connaissances communes est un processus de cognition sociale qui s’étend forcément dans une aire spatio-temporelle plus vaste que celle des opérations individuelles. »

 

Il faut probablement ici prendre le travail dans une acception qui ne soit pas celui du travail salarié mais autant du travail sur soi. De même, en ce qui concerne le capital de connaissances qui n’est pas nécessairement « marchandable ».

 

Internet comme medium unificateur

« Or si l’internet constitue à l’évidence aujourd’hui le médium unificateur sur le plan des techniques de communication matérielle des messages, nous ne disposons toujours pas de médium symbolique ou de langage commun qui nous permette de partager les savoirs sur un mode computable (pour exploiter la puissance de calcul du cyberespace) et transparent et de faire vivre ainsi une économie de l’information à l’échelle mondiale, avec tous les bénéfices que l’on peut en attendre sur le plan du développement humain. Or on ne pourra parler en toute rigueur de la connaissance comme d’un bien commun, effectivement exploitable par tous et chacun et selon les finalités et les points de vue

respectifs de toutes les communautés, qu’à la condition de disposer d’un tel medium symbolique. »

Internet peut-il donc héberger une nouvelle « lingua franca » ? On s’interrogera d’ailleurs avec le possible développement d’un internet chinois qui va dans la tendance opposée, celle du séparatisme.

 

IEML (Information Economy Metalangage) comme métalangage et les potentialités d’augmentation

Pierre Lévy évoque Douglas Englebart et ses travaux sur l’augmentation des facultés cognitives. Le projet IEML s’inscrit clairement dans cette lignée. Il reste toujours selon moi un problème avec l’augmentation qui peut devenir parfois une prolétarisation par processus de délégation technique. Toutefois, il faut rappeler ici que le projet n’a rien à voir avec les théories transhumanistes ou post-humanistes. Il n’est donc pas question de cyborg. D’ailleurs, Pierre Lévy raconte une anecdote particulièrement intéressante démontrant que l’intelligence collective constitue une voie différente voire opposée à celle de l’intelligence artificielle :

« Lors d’un colloque sur le thème Philosophy and computing dont il était l’invité spécial, j’ai eu le privilège de discuter du thème de l’intelligence collective avec ce pionnier. Un professeur de philosophie qui écoutait notre conversation laissa échapper l’objection habituelle sur « la bêtise collective ». Je lui répondis que l’intelligence collective était un programme de recherche scientifique et technique et non pas une approbation béate de n’importe quelle expression collective. Ainsi comprise comme un programme de recherche, le contraire de l’intelligence collective n’était pas la bêtise collective mais bel et bien l’intelligence artificielle (IA). »

Pierre Lévy montre ainsi une voie nouvelle, davantage culturelle, celle d’une culture de la convergence et s’inscrit dans la lignée des travaux d’Henry Jenkins.

L’IEML n’est donc pas qu’un langage informatique (même s’il est évident qu’aucun langage informatique ne peut être considéré comme uniquement du code) :

« En première approximation, IEML est un système de codage du sens (ou des concepts) à vocation universelle dont la principale propriété est de permettre une automatisation des opérations sur le sens. Et je souligne que ces opérations ne se limitent pas à l’automatisation des raisonnements logiques qui est la marque de fabrique de l’intelligence artificielle. Ce métalangage est censé être développé et utilisé de manière collaborative en vue d’une exploitation optimales des possibilités du cyberespace pour l’augmentation de l’intelligence collective humaine. La finalité immédiate d’IEML est de résoudre le problème de l’interopérabilité sémantique – le « chaos numérique » – qui vient de la multitude des langues naturelles, des systèmes de classifications et des ontologies. IEML fonctionne comme un « langage pivot », un système d’adressage des concepts capable de connecter différents systèmes de catégorisation et d’organisation des données qui resteraient sans cela incompatibles. »

Pierre Lévy souhaite son projet comme étant ouvert culturellement et en potentialités. Il ne s’agit donc pas d’un totalitarisme intellectuel même s’il est évident que la mise en place d’une telle grammaire ne peut qu’interroger sur d’évenutuels effets de grammatisation bien montrée notamment par Sylvain Auroux en ce qui concerne la grammaire latine.

L’IEML est donc un langage transculturel et translinguistique. Nous sommes évidemment tentés de le raccrocher avec les réflexions autour d’une translittératie.

Le projet IEML est alors décrit par Pierre Lévy de manière théorique et sans doute quelque peu idéale :

« Chaque point, carrefour ou noeud de la noosphère IEML est au centre d’une multitude de chemins de transformation calculables. Le long de ces chemins de transformation, chaque « pas » d’un carrefour à l’autre est la variable d’une fonction discrète. Pas à pas et de proche en proche, ces chemins relient chaque point à l’ensemble immense des autres points. Dans la direction centrifuge, un point-carrefour est donc l’origine singulière d’une étoile de transformation qui génère la totalité de la sphère. Dans la direction centripète, un point-carrefour fonctionne comme un point de fuite universel de la noosphère, puisqu’il existe un chemin de transformation calculable qui mène vers lui à partir de n’importe quel autre point. En somme, la noosphère IEML est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part et dont chaque singularité organise de manière originale un immense circuit sémantique. »

Les symbolistes n’y manqueront pas d’y voir une proximité avec les sefirots qui m’avaient un temps également inspirées avec l’idée du projet SEFIRA.

 

IEML reste donc surtout un chantier en construction :

« La noosphère IEML n’est en 2010 qu’une idée philosophique : une simple construction théorique de type mathématico-linguistique. Mais son implantation informatique « libre » et son usage collaboratif pourrait nous permettre de relever deux défis liés à l’intelligence collective : celui de la modélisation de la cognition symbolique et celui d’un perfectionnement de la gestion des connaissances dans le cyberespace. »

 

Unité de la nature et de la culture

Le travail est celui d’une quête scientifique de l’unité de la nature :

« La « matière » et « l’esprit », le monde des corps sensibles et celui des idées intelligibles, les objets des sciences exactes et ceux des sciences humaines interagissent de manière évidente et font certainement partie de la même et

unique réalité. Le fait de l’unité de la nature peut faire assez facilement l’objet d’un consensus. Mais la véritable difficulté vient de l’absence d’un modèle scientifique commun de cette unité. »

 

Pierre Lévy remarque l’absence de réelle métrie de l’Internet et les difficultés qu’il y a à cartographier des relations un peu plus complexes :

« Aucun moteur de recherche, aucun medium social ne nous propose actuellement de représentation dynamique et explorable de la distribution relative et de l’interrelation des concepts dans les recherches, les messages échangés ou

les documents affichés dans le réseau. Or le minimum que l’on puisse demander à une représentation scientifique utile de l’intelligence collective qui s’investit dans le cyberespace est de cartographier des relations entre significations. »

 

 

Conclusion :

J’ai retrouvé dans le texte des éléments enthousiasmants qui m’ont rappelé la découverte des premiers textes de Pierre Lévy. Même si certains points demeurent discutables, il est évident que le projet de Pierre Lévy est aussi celui de susciter débats et nouvelles idées car le projet est clairement d’essence collective. On saluera aussi un texte qui contraste avec les velléités conservatrices actuelles, notamment politiques qui visent à instaurer péages, censures et autres barrières. L’enjeu de l’intelligence collective est aussi celle d’une reconstruction politique et institutionnelle.

Plusieurs fois, j’ai songé pour ma part, que l’apport de la pensée de Gilbert Simondon pourrait être utile à la démarche au même titre que celle de Bernard Stiegler notamment en ce qui concerne la notion de « milieu associé ».

C’est d’ailleurs en cela, que l’étude de communautés de pratiques est intéressante et notamment celle qui permettent l’innovation et l’individuation. Les communautés « hackers » et celles de loisirs créatifs ont beaucoup à nous apprendre.

Car, c’est un point sur lequel Lévy n’insiste pas assez, la réussite du projet collectif passe par des réussites également individuelles. Les réflexions autour du PKM constituent des pistes à creuser. Il en va de même pour les pistes didactiques et la culture technique nécessaire à cette réussite.

De même, il faut saluer la volonté de Pierre Lévy pour que la science se saisisse d’objets et de domaines qu’elle a tendance à abandonner fautes de moyens ou de réflexions théoriques suffisantes. Le web et l’Internet mérite bien une analyse plus ambitieuse, en effet sans quoi les sphères marchandes ne tarderont pas à y imposer également leurs manières de voir vers une économie de la déformation. Le projet de Pierre Lévy est donc celui aussi de mettre un peu d’autorité scientifique face à la montée en puissance des mécanismes de popularité.

Il est aussi vraisemblable que l’intelligence a toujours eu une portée collective en constituant ce nous entre-lie mais surtout ce qui nous entre-lit (cf. stiegler)

 

Sur IEML, pour approfondir :

Le site du projet

L’article de wikipédia sur IEML

La proposition d’Olivier Auber

Le débat autour d’IEML avec Dominique Rabeuf en farouche opposant notamment ici.

 

Crise de la lecture ou de la littératie ?… la crise de la culture permanente

Hannah Arendt
Image via Wikipedia

A l’heure où l’on évoque une crise de la lecture ou qu’on s’interroge sur la pertinence du classement Pisa, j’en profite pour revenir sur certains aspects autour de la littératie (voir aussi ici) et la notion de crise qui lui est souvent associé.
Malgré les critiques que l’on peut faire au classement Pisa, je crois quand même qu’il s’agit d’un faux procès et que le modèle finlandais est nullement imaginaire car il a probablement davantage travaillé d’autres manières de lire et d’écrire et chercher à relier les connaissances plutôt qu’à les éclater. D’autres part, la Finlande ne constitue pas une imaginaire réformateur mais reformateur ce qui implique une reconstruction institutionnelle et organisationnelle.
J’évoque donc dans ce passage le problème de la crise de la littératie :

Harvey Graff (1) a mis en évidence une crise de la littératie. Il distingue trois grandes tendances qui sont toutes les trois liées historiquement avec la notion de crise.

  • Les habiletés essentielles (lire, écrire, compter) et leurs mesures en fonction des résultats des élèves sont sans cesse l’enjeu de discours catastrophistes ou alarmistes et rejoignent la crainte perpétuelle de la baisse de niveau.
  • L’étroite relation qu’entretiennent la littératie et les compétences de base avec l’éducation morale et la citoyenneté. Les discours font de ces habiletés un préalable nécessaire à la bonne marche de la société.
  • L’émergence incessante et croissante de nouvelles littératies sur lesquelles nous reviendrons longuement ici. Ces littératies sont parfois liées à des effets de mode et nullement durables. Graff (2) cite ainsi la « geographical literacy », « cultural literacy » ainsi que la « teleliteracy », etc.

Graff considère que dernière la notion de littératie se projettent de nombreuses représentations très souvent liées à l’Education, ce qui explique les discours de crise qui l’accompagne. La notion est souvent peu expliquée et les réflexions se concentrent surtout autour des enjeux éducatifs, culturels et sociaux. Nous constatons en effet une obsession de l’évaluation et de la mesure de ces littératies. Or, il semble justement que les limites et les définitions sont trop floues pour en réaliser une mesure, ce qui aboutit à la crise de l’Education dont parle Hannah Arendt en 1960:

La crise générale qui s’est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l’activité humaine se manifeste différemment suivant les pays, touchant des domaines différents et revêtant des formes différentes. En Amérique, un de ses aspects les plus caractéristiques et les plus révélateurs est la crise périodique de l’éducation qui, au moins pendant ces dix dernières années, est devenue un problème politique de première grandeur dont les journaux parlent presque chaque jour. (…) C’est que le problème ici ne se limite sûrement pas à l’épineuse question de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire. (3)


Une crise de la littératie qu’il est bien sûr tentant de rapprocher de la crise de la culture. Or la littératie se situe entre la culture et l’éducation selon les définitions. Elle est à la fois éducative car elle repose sur l’enseignement des savoirs de base, et culturelle dans le sens où il s’agit à la fois de s’intégrer à une culture et de s’inscrire en quelque sorte dans une tradition. Par conséquent, c’est bien en cela que le problème va bien au-delà de l’explication de l’incapacité à lire du petit John. La question de la tradition et de la transmission est donc posée.

[1]Harvey J. GRAFF. The Legacies of Literacy: Continuities and Contradictions in Western Culture and Society. Indiana University Press, 1987

2 Harvey J. GRAFF. The Labyrinths of Literacy: Reflections on Literacy Past and Present. Pittsburgh, PA: University of Pittsburgh Press., 1985, p.321

3 Hannah ARENDT. La crise de la culture. Op. cit. , p.223-224

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La prolétarisation est une perte de savoirs

« La prolétarisation est un processus de perte de savoirs, c’est-à-dire aussi de saveur et d’existence, qui est engendré par la grammatisation telle qu’elle court-circuite des processus de trans-individuation où, en s’individuant par le travail, c’est-à-dire en y apprenant quelque chose, le travailleur individuait le milieu de son travail »

  1. Bernard Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie politique (Editions Galilée, 2009).  p.54

Une belle phrase de Bernard Stiegler qui correspond pleinement à certaines de mes observations et la volonté de résistance que j’observe notamment dans certains réseaux.

L’isolement des blogs ?

J’ai fini de lire hier soir l’ouvrage de Frank Rébillard « Le web 2.0 en perspective ».
Le livre est intéressant même s’il demeure trop ancré à mon goût sur une analyse socio-économique. Toutefois, c’était annoncé dans le sous-titre. Il s’attarde surtout sur les discours dont il démontre bien les tenants et les aboutissants et a le mérite de casser certains mythes en les remettant d’en une perspective historique plus large. Narvic en avait déjà parlé.
Mais c’est surtout un passage qui a fait tilt car il correspond à un autre paradoxe du web 2.0 qui est celui de distinguer des milieux d’initiés un peu isolés alors que les discours prétendent à l’inverse à l’émergence d’une participation où tout le monde est sur le même plan .Lorsqu’on se trouve au sein du milieu, on apprend beaucoup et on satisfait assez aisément (au prix d’un grand nombre d’heures de boulot) les différents besoins que j’avais déjà mentionnés auparavant.
Il demeure que tout le monde ne peut pas consacrer autant d’énergie pour être un initié.  Et qu’il faut donc créer des liens ce que démontre bien Frank Rébillard (p.69)
 » Difficile en effet de prendre « en cours de route » le train de la publication distribuée, dont le cheminement s’opère par renvoi de site en site, lorsque l’on n’a pas assisté aux échanges de départ. Difficile de ne pas se sentir « déconnecté » d’une communauté dont les membres sont surtout des auteurs de blog, et où les simples visiteurs s’avèrent  très peu nombreux. Ce fonctionnement en vase clos, sans forcément viser volontairement un tel enfermement, mais y conduisant souvent irrémédiablement du fait d’une surenchère dans  l’expertise et les commentaires, n’est pas de nature à élargir le public des blogs. » (p.69)
Tout cela pour dire que la liste de diffusion est parfois bien plus « sociale » que les blogs.

La bibliothèque 2.0 n’est pas arrivée à Fougères

Alors que je mène l’enquête sur la bibliothèque 2.0, je dois bien avouer que je crains un peu la poursuite de l’étude dans le concret en allant voir notamment les OPAC en place.
Celui de la BM de Lyon est une horreur, mais bon on peut le consulter de chez soi (enfin quand il fonctionne). Mais peut-être, l’accord secret avec Google prévoit la livraison d’un nouvel OPAC !
Par contre, celui de ma bibliothèque de ma ville (Fougères) est aux abonnés absents…heureusement, la médiathèque est récente et plutôt agréable même si certains personnels ont du confondre la bibliothèque avec l’administration pénitentiaire. Seulement voilà, je ne peux  jamais consulter le catalogue car l’OPAC ne fonctionne pas…depuis deux mois because le serveur est out et la dame à qui j’ai demandé le comment du pourquoi n’en savait guère plus et évoquait des problèmes électriques. Le portail ou site est donc également inaccessible.
L a bibliothèque 2.0 n’est pas prête d’arriver à Fougères, à moins que dans la conception de certains, la bibliothèque 2.0, ce soit les automates de prêts !
Tout cela pour dire, qu’avec une brigade d’interventions telle que l’imagine Daniel Bourrion, ce genre de problème pourrait être évité…. Il pourrait l’être aussi si certains managers étaient vraiment compétents avec quelques notions de technique, ça irait mieux. J’entends trop souvent des personnes qui se plaignent que les OPAC ne fonctionnent jamais.
S’il y avait un peu plus de bibliothécaires un peu 2.0, et efficaces, ce serait chouette aussi.
C’est clair, qu’il y a encore du boulot.

On a perdu la communauté biblio-fr !

La fin de biblio-fr est arrivée il y a quelques mois. Évènement tragique, mais qui semblait un choix opportun car on craignait que biblio-fr finisse par devenir mauvais tant certains messages ennuyeux y pullulaient même si l’ennuyeux pour certains pouvaient en passionner d’autres. Bref, on en avait tous un peu marre.
Mais seulement voilà, le temps passe et je m’interroge : que sont-ils devenus ces milliers d’abonnés, la plupart n’écrivant jamais d’ailleurs. Certes l’infopollution était de mise dans nos messageries avec ces messages sans fin mais cette liste nous rendait des services. Et dans ma situation présente, je suis bien embêté car je mène une enquête sur la bibliothèque 2.0 qui a bien du mal à décoller car il n’y pas biblio-fr pour la diffuser à grande échelle.
Je me rends compte de plus en plus que la fin de biblio-fr est bien plus que la fin d’une liste de diffusion. Elle a des conséquences innombrables notamment sociologiques et scientifiques (oui je pense encore à mon enquête…)
Biblio-fr jouait le rôle de mortier, c’était peut-être pas de la grand finesse, mais c’était robuste et efficace. En effet, qu’on soit d’accord ou pas d’accord, on pouvait débattre et se disputer sur l’agora, le lieu public de l’infodoc et des bibliothèques que constituait biblio-fr. Toute le monde pouvait écrire un petit message sans avoir besoin d’ouvrir son blog.
Les débats étaient plus animés que sur les blogs, avec plus de réactions notamment de personnes qui réagissent peu en commentaires sur les blogs. bibhybrideTout le monde pouvait être un peu alerté par les entêtes des messages même si pour certains des mots venus d’ailleurs comme flux rss, web 2.0, API, et autres circulaient parfois et leur faisaient un peu peur. Aujourd’hui, je crains que beaucoup ne consultant quasiment aucun blog, pensent que tout cela a disparu.
Certes la majorité des usagers semblait passive mais au moins on pouvait espérer être lu. J’en tiens pour preuve d’ailleurs qu’un message sur biblio-fr entrainait aussitôt sur votre site et blog, des centaines voire des milliers de visites. Ce qui est bien plus rare actuellement.
Alors, certes il y a désormais les logiques de flux qui semblent rendre caduques la messagerie et la liste de diffusion, mais quand même il faut avouer que la liste et la messagerie électronique conservent leurs vertus. Je peux me passer d’agrégateurs de flux pendant plusieurs jours, mais pas de messagerie. D’autre part, à force d’être partout, on finit par se disperser sur les agrégateurs, se ventiler sur les réseaux sociaux, et on se retrouve aux quatre coins de twitter éparpillé façon puzzle. Google finit par en savoir plus sur nous que nous n’en savons sur nous-mêmes!
Que dire si ce n’est que la livraison quotidienne de biblio-fr ne m’a pas manqué du tout au début. Quel soulagement, quelle décision écologique, je pensais. Mais je songe maintenant à l’ensemble de la communauté, dispersée façon grenade. Je m’inquiète aussi pour les « vieilles bibliothécaires » qui ont animé certains débats sur la liste. Certaines pensent désormaisbiblolab que tout est revenu normal et que les illuminés du cataloblog et de la mutualisation du catalogage sont morts. Elles ne sont sans doute pas au courant de l’existence du bibliolab et ne se sont pas rendues compte que le guide des égarés de votre serviteur a déjà 10 ans car elles ne voient pas le temps passer si vite. (moi non plus d’ailleurs…)
Bref, on a l’impression de n’être plus qu’un club VIP de la bibliothéconomie, des blogueurs et autres twitteux. Seulement voilà, à ce rythme là, l’ennui et l’autosatisfaction nous guettent. Pire la communauté de blogueurs déplorant l’absence de débats internes pourraient entraîner l’émergence de bandes rivales avec notamment celle de Silvère Mercier qui affronterait dès lors celle de Daniel Bourrion.bibblogenfer
Je songe aussi aux fans, à ceux qui en ont développé des addictions, notamment ceux qui lisaient tous les messages car ils avaient peur de rater quelque chose d’essentiel, ou ceux qui étaient persuadés de trouver trace d’une conspiration ou de traces de communication extra-terrestre. Beaucoup d’autres, et j’en fus, scrutaient biblio-fr dans l’espoir d’y trouver de précieuses annonces d’emplois. Il y a sans doute des fans déçus qui se contentent d’examiner les archives afin d’avoir leur dose quotidienne.
Je crois que la dépression biblioférique est un phénomène peu étudié car biblio-fr c’était une communauté, une communauté de pratiques certainement mais sans doute bien plus encore, un écho, un lieu où se tissaient des liens, où se jouaient certaines transmissions.
Désormais que faire ? Mais vous vous en doutez déjà, je n’ai qu’une chose à dire : il faut recréer biblio-fr !
Je sais qu’Hervé conserve l’adn de biblio-fr et qu’il peut refaire renaître la liste . Il est évident qu’il faudra l’imaginer quelque peu différente avec quelques manipulations pour l’améliorer. Sara Aubry reviendra telle Sigourney Weaver dans Alien, et s’il le faut on lui fera des injections ( à la liste, pas à Sarah) de bbiblio-frouillon ou de nectar.
D’ailleurs combien de personnes autrefois abonnées à biblio-fr connaissent le bouillon et le nectar ? Combien seraient-elles si biblio-fr existait encore ?

Le syndrome Gaspard Hauser

Kaspar Hauser (1812? - 1833).
Image via Wikipedia

Je poursuis la publication d’extraits de ma thèse, à peine retouchés. Aujourd’hui, j’aborde la question de la déformation liée à l’information. La minorité technique fait référence à Simondon, celle de l’entendement à Kant.

Nous pensons que l’état de minorité technique et informationnel peut être qualifié de « syndrome Gaspard Hauser », tant l’orphelin de l’Europe est demeuré l’exemple d’un mineur manipulé et aisément manipulable sans qu’il soit possible d’établir son ascendance. Un mystère qui constitue une antithèse aux Lumières, en étant symbole d’un obscurantisme peu romantique et surtout tragique. L’exemple de Gaspard en tant qu’
« individu mineur » se voit à plusieurs niveaux.

D’une part, il n’est évidemment pas vraiment autonome et ne peut s’ex-primer. Il ne peut nullement faire part de son identité, il lui est impossible de réaliser pleinement son individuation personnelle et son inscription au sein dans le collectif. Il est au contraire à la vue de tous, cible de toutes les « mauvaises » attentions. Il n’a reçu aucune formation (Bildung) et ne peut donc se situer par rapport à ses parents mais également historiquement.

Le syndrome s’applique d’autant plus aux jeunes générations du fait de leur méconnaissance historique parfois étonnante. Par conséquent, il est difficile de savoir pour l’adolescent où il désire parvenir
et ce qu’il doit rechercher quand il ne sait qu’imparfaitement d’où il vient c’est-à-dire qu’il ne possède pas toutes les informations de base nécessaires.

Nous songeons également à cette chanson allemande qui parle de Gaspard.. L’expression
« sein Gang war gebeugt », que nous pouvons finalement traduire aussi bien par « sa marche était boiteuse » aussi bien que par « sa démarche était hésitante » signifie bien cette difficulté à avancer, à « s’individuer » pour devenir majeur. Gaspard est donc un « imbécile » au sens étymologique : il ne peut marcher car il est privé de bâton. L’imbécile est celui qui se retrouve sans support, notamment technique, pour organiser sa réflexion.

L’imbécile, au sens cette fois-ci informationnel, serait celui qui s’avère incapable de penser et donc d’agir par lui-même et qui aurait besoin pour cela, soit de techniques faisant le travail à sa place (par paresse dirait Kant) soit de personnes qui lui serviraient de directeur de conscience. Au final, cette sortie hors de la minorité ne pouvait concerner à son époque que peu d’individus :

Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s’y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions (préceptes) et formules, ces instruments mécaniques de l’usage de la parole ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, (d’un mauvais usage raisonnable) voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.

Nous notons que chez Kant, la seule volonté ne peut suffire à parvenir à cette majorité et à avancer de ce pas assuré (einen sicheren Gang). Cela signifie qu’il ne peut y avoir d’Aufklärung sans Bildung au préalable et que la Bildung permet l’accès à la Kultur.

Notre choix d’accoler au nom de Gaspard Hauser, le terme de syndrome emprunté au lexique médical peut paraître étonnant mais nous n’innovons pas en la matière puisque le domaine de
la circulation des informations permet parfois d’étonnants parallèles. Nous songeons notamment aux théories liées à la contagion des idées notamment celles de Dan Sperber ou l’expression plus récente de marketing viral. Nous nous inscrivons quelque peu dans cette lignée en définissant le syndrome comme un ensemble de caractéristiques (symptômes en médecine) qui permettent de définir un comportement ou un agissement communicationnel basé sur des négligences informationnelles (pathologies en médecine).

Le syndrome Gaspard Hauser convient donc pour décrire une série de négligences liées à un état de minorité informationnelle qui peut conduire notamment aux dérives des théories du complot.

Individuation

Identité inconnue voire méconnue.

Identification collective difficile

Situation temporelle et historique

Rupture générationnelle

Présent permanent

Expression

Capacités faibles

Analphabétisme

Attention

Captée

Objet de mauvaises attentions

Démarche

Hésitante

Facilement manipulable

Tableau n°9. Description de l’état de minorité

Nous pourrions ainsi également lister toute une série de symptômes qui sont d’ailleurs à rapprocher fortement à ce que nous appelons les négligences, ces actes de non-lecture au sens étymologique du terme sur lesquels nous reviendrons plus longuement dans la dernière partie consacrée aux enjeux :

– Méconnaissance d’un sujet (Inconscience du besoin d’information)

– Confiance accordée au dernier qui a parlé.

– Propagation de rumeurs.

– Croyance en des théories « miracles » qui veulent tout expliquer.

– Méfiance vis-à-vis des autorités

Nous verrons que ces symptômes sont caractéristiques d’une absence de conscience d’un besoin informationnel.

Il faut également ajouter que Gaspard est un « monstre », c’est-à-dire une chose à montrer. Nous reviendrons dans la dernière partie sur la constitution de ce que nous appelons une « tératogénèse documentaire », comme préfiguration d’une culture de la dé-formation, au sens qu’il devient de plus en plus difficile de parvenir à ces classements efficaces en ce qui concerne les documents que nous trouvons sur les réseaux. Il nous semble que nos doubles numériques suivent quelque peu la même voie en devenant également des objets à voir et à montrer.

Face à ce syndrome, nous partageons la thèse du « prendre soin » de Bernard Stiegler qui voit dans le texte de Kant, un appel à une pharmacologie de l’espritet à un bon usage des objets techniques. Ce sont ces derniers qui permettent la formation mais également la déformation. Stiegler montre que le précepte de « prendre soin » ou de l’épimeleia a été oublié au profit du « connais toi toi-même ». Or ce précepte du prendre soin s’appuyait sur des techniques que sont notamment la lecture et l’écriture. Stiegler retrace l’étymologie du précepte de l’épimeleia en examinant son radical mélétè qui renvoie tardivement à la méditation mais qui désigne d’abord la discipline en un sens qui n’est justement pas celui des sociétés disciplinaires. C’est l’oubli de ce sens premier
du « souci de soi » que Stiegler reproche à Foucault, qui du même coup ne voit pas les côtés positifs de l’institution et notamment de l’institution scolaire. Selon Stiegler, la
«
discipline » correspond ainsi à la formation, la Bildung de Mendelssohn. Une formation qui repose sur la capacité d’attention, la capacité de se concentrer et ce grâce à des techniques :

Ces psychotechniques- ces techniques de l’âme- qui s’accompagnent aussi de somato-techniques- ces cas de techniques du corps (…)-, ces psychotechniques qui comme melete entendue au sens de meditatio, sont des processus de concentration sur un objet de méditation, préfigurent la confession, tout comme l’art d’écouter et l’écoute de soi préfigurent l’examen de conscience. Examen de conscience qui sera bientôt prescrit par un directeur de conscience, voire dicté par lui, ce que Kant avec l’Aufklärung, arrivant après Martin Luther et Ignace de Loyola, condamnera comme facteur de minorité en affirmant que l’écriture et la lecture forment ce processus historique par où se forme la majorité en tant que conscience rationnelle, c’est-à-dire critique.

Cette prise de soin correspond donc aussi bien au soin du corps que de l’âme et le pauvre Gaspard correspond hélas à l’antithèse en tant que corps et âmes indisciplinés, non pas au sens que pourrait lui conférer Foucault, mais à celui développé par Stiegler. Aujourd’hui, les Gaspard Hauser sont différents mais sont indisciplinés également, en devenant parfois des « patates de salon », la conscience dictée par la publicité et dés-individués parce que vivants par procuration leur existence au travers de stars souvent éphémères.


Poème de Paul Verlaine, Gaspard Hauser chante : Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Ô vous tous, ma peine est profonde: Priez pour le pauvre Gaspard.
Extrait deu poème
« Sagesse » Disponible sur :<

http://fr.wikisource.org/wiki/%C2%AB_Gaspard_Hauser_chante_%C2%BB>

2Ce qui renforce l’impression de présent perpétuel dénoncé notamment par Paul Virilio.

3Chanson de Reinhard May. Kaspar Hauser «Sein Haar in Strähnen und wirre, sein Gang war gebeugt.
« Kein Zweifel, dieser Irre ward vom Teufel gezeugt
.
» (Ses cheveux en mèches incontrôlées et désordonnées, sa marche était boiteuse. Aucun doute, cette erreur était guidée par le diable)

4 KANT. Op. cit.

5 Dan SPERBER. La contagion des idées. Odile Jacob, 1996

6 Bernard STIEGLER. Prendre soin : Tome 1, De la jeunesse et des générations. Op. cit., p.44

7
Ibid., p.242

8
Ibid., p.247

9 Nous pourrions même dire in-formes, c’est-à-dire à la fois privés de formes et de formation.

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Enquête sur la bibliothèque 2.0

Je mène une enquête sur la bibliothèque 2.0 et l’évolution des structures documentaires par rapport au web 2.0.

Le sujet me tient un peu à cœur car j’ai été moi-même acteur du phénomène si bien que je me retrouve à nouveau en observation participante.

Je travaille en effet sur la genèse et l’évolution du concept « bibliothèque 2.0 » (mais est-ils vraiment un concept ?) afin de voir quelles sont les évolutions professionnelles concrètes qui ont pu être réalisées ainsi que les oppositions et controverses qui ont pu émerger ou résulter notamment de la confrontation entre la bibliothèque et le web 2.0.

Je suis donc également preneur de vos réflexions sur le sujet mais l’enquête vous permet aussi de vous exprimer.

L’enquête se trouve ici et se terminera à la fin du mois.

Il y a évidemment aussi chez moi l’envie de dire « la bibliothèque 2.0, oui mais après ? ».

La difficulté méthodologique pour réaliser cette enquête est liée à l’arrêt de biblio-fr. Je sais que cela va me priver de centaines de réponses ce qui pose question aussi sur ce que devient la communauté de pratiques issue de biblio-fr. Finalement, des questions ne finissent que par en en faire émerger d’autres.

Je donnerai d’ici fin janvier, les résultats et les premières analyses. L’occasion pour vous ici de donner les vôtres dans une forme d’analyse collaborative. Je mettrai donc également à disposition pour ceux que ça intéresse les fichiers pour analyser les résultats notamment pour ceux qui aiment les tris croisés à n’en plus finir. L’occasion pour moi de développer de plus en plus une stratégie de science 2.0 et d’ e-science en tentant de mettre à disposition les sources et les données sur lesquelles je travaille.