A l’heure où l’on évoque une crise de la lecture ou qu’on s’interroge sur la pertinence du classement Pisa, j’en profite pour revenir sur certains aspects autour de la littératie (voir aussi ici) et la notion de crise qui lui est souvent associé.
Malgré les critiques que l’on peut faire au classement Pisa, je crois quand même qu’il s’agit d’un faux procès et que le modèle finlandais est nullement imaginaire car il a probablement davantage travaillé d’autres manières de lire et d’écrire et chercher à relier les connaissances plutôt qu’à les éclater. D’autres part, la Finlande ne constitue pas une imaginaire réformateur mais reformateur ce qui implique une reconstruction institutionnelle et organisationnelle.
J’évoque donc dans ce passage le problème de la crise de la littératie :
Harvey Graff (1) a mis en évidence une crise de la littératie. Il distingue trois grandes tendances qui sont toutes les trois liées historiquement avec la notion de crise.
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Les habiletés essentielles (lire, écrire, compter) et leurs mesures en fonction des résultats des élèves sont sans cesse l’enjeu de discours catastrophistes ou alarmistes et rejoignent la crainte perpétuelle de la baisse de niveau.
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L’étroite relation qu’entretiennent la littératie et les compétences de base avec l’éducation morale et la citoyenneté. Les discours font de ces habiletés un préalable nécessaire à la bonne marche de la société.
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L’émergence incessante et croissante de nouvelles littératies sur lesquelles nous reviendrons longuement ici. Ces littératies sont parfois liées à des effets de mode et nullement durables. Graff (2) cite ainsi la « geographical literacy », « cultural literacy » ainsi que la « teleliteracy », etc.
Graff considère que dernière la notion de littératie se projettent de nombreuses représentations très souvent liées à l’Education, ce qui explique les discours de crise qui l’accompagne. La notion est souvent peu expliquée et les réflexions se concentrent surtout autour des enjeux éducatifs, culturels et sociaux. Nous constatons en effet une obsession de l’évaluation et de la mesure de ces littératies. Or, il semble justement que les limites et les définitions sont trop floues pour en réaliser une mesure, ce qui aboutit à la crise de l’Education dont parle Hannah Arendt en 1960:
La crise générale qui s’est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l’activité humaine se manifeste différemment suivant les pays, touchant des domaines différents et revêtant des formes différentes. En Amérique, un de ses aspects les plus caractéristiques et les plus révélateurs est la crise périodique de l’éducation qui, au moins pendant ces dix dernières années, est devenue un problème politique de première grandeur dont les journaux parlent presque chaque jour. (…) C’est que le problème ici ne se limite sûrement pas à l’épineuse question de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire. (3)
Une crise de la littératie qu’il est bien sûr tentant de rapprocher de la crise de la culture. Or la littératie se situe entre la culture et l’éducation selon les définitions. Elle est à la fois éducative car elle repose sur l’enseignement des savoirs de base, et culturelle dans le sens où il s’agit à la fois de s’intégrer à une culture et de s’inscrire en quelque sorte dans une tradition. Par conséquent, c’est bien en cela que le problème va bien au-delà de l’explication de l’incapacité à lire du petit John. La question de la tradition et de la transmission est donc posée.
[1]Harvey J. GRAFF. The Legacies of Literacy: Continuities and Contradictions in Western Culture and Society. Indiana University Press, 1987
2 Harvey J. GRAFF. The Labyrinths of Literacy: Reflections on Literacy Past and Present. Pittsburgh, PA: University of Pittsburgh Press., 1985, p.321
3 Hannah ARENDT. La crise de la culture. Op. cit. , p.223-224
Crise de la culture, crise de l’éducation, crise de la litteracy, crise financière, crise de la représentation de l’hommme; voila un petit extrait de Walter Benjamin dans lequel la vérité de ces crises est son propre signe:
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». On y voit un ange qui a l’air de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »
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