Retour sur la littératie. (deuxième partie)- La permanence du texte

Nous avons été confronté plusieurs fois à des réflexions sur la littératie, son utilité et notamment sur le fait de savoir si elle n’était pas en fait « surestimée ». Nous avons considéré au contraire que dans la culture de l’information se maintient le concept de littératie. Pour cela, il faut revenir aux enjeux du texte et à la définition développée par Yves Jeanneret. En effet, bien souvent il s’agit de remettre en cause la notion de texte qui serait de plus en plus dépassée par l’omniprésence des nouveaux médias et notamment le primat de l’image sur le texte. S’en suit ainsi toute une série de visions véhiculées d’ailleurs par la télévision et les messages publicitaires qui conduisent à parler de fin de la lecture ou bien encore qui incitent certains responsables de sociétés informatique, tel Steve Jobs, à critiquer les projets de livres électroniques des concurrents en annonçant simplement que ces derniers ne peuvent qu’échouer puisque plus personne ne lit. Pourtant, il semble que la lecture ne disparaît pas pour autant et qu’au contraire son champ ne fait que s’accroître si on persiste dans la définition du texte de Jeanneret.

Au final, la confusion qui règne à ce sujet s’explique également par une mauvaise interprétation du mot texte et s’inscrit dans un paradigme informationnel. De la même manière, l’expression digital natives est une des conséquences d’une mauvaise interprétation du concept de texte :

Dans les réflexions sur l’informatique, la notion de texte n’est pas une ressource, mais un repoussoir. Le « tout numérique » nous dit : choisis ton camp, culture du texte ou société de l’information. Ce discours est fécond en antithèses : le révolutionnaire s’y oppose au désuet, l’ouvert au clos, l’immatériel au matériel, l’accessible à l’éloigné. Le texte est du côté de l’ancien, du fermé, du pesant, du médiat. 

Selon nous, il y a bel et bien une permanence du texte et même de l’hypertexte qui ne sont d’ailleurs nullement opposés et la littératie recouvre bien ces divers aspects faisant sortir le texte d’une doxa lui accordant un statut uniquement graphique, si ce n’est alphabétique au niveau occidental. Ivan Illich voit même dans le livre une concrétisation de l’abstraction textuelle. Ce dernier constate déjà au début des années 90 les nouvelles évolutions du texte :

Ce foyer est aujourd’hui aussi démodé que la maison où je suis né, alors que quelques lampes à incandescence commençaient à remplacer les bougies. Un bulldozer se cache dans tout ordinateur, qui promet d’ouvrir des voies nouvelles aux données, substitutions, transformations, ainsi qu’à leur impression instantanée. Un nouveau genre de texte forme la mentalité de mes étudiants, un imprimé sans point d’ancrage, qui ne peut prétendre être ni une métaphore ni un original de la main de l’auteur. Comme les signaux d’un vaisseau fantôme, les chaînes numériques forment sur l’écran des caractères arbitraires, fantômes, qui apparaissent, puis s’évanouissent. De moins en moins de gens viennent au livre comme au port du sens. Bien sûr, il en conduit encore certains à l’émerveillement et à la joie, ou bien au trouble et à la tristesse, mais pour d’autres, plus nombreux je le crains, sa légitimité n’est guère plus que celle d’une métaphore pointant vers l’information »

Ici, le mot information semble péjoratif dans l’esprit d’Illich comme s’il s’agissait d’un élément brut, opposé à une connaissance issue d’une construction. C’est tout l’intérêt de l’expression information literacy de regrouper en fait deux termes d’apparence contradictoire mais qui montre que demeurent la littératie et l’action de lire dans l’accès à l’information. En effet, c’est cette action de lire (studium legendi) qui permet au lecteur de rechercher le sens. L’acte de lire devient formateur autant pour l’esprit que pour le corps:

La raison pour laquelle le studium legendi est une quête de la sagesse efficace et infaillible se fonde sur le fait que toutes choses sont imprégnées de sens, et que ce sens n’attend que d’être mis en lumière par le lecteur. Non seulement la nature ressemble à un livre, mais la nature est un livre, et le livre produit par l’homme lui est analogue. Lire est un accouchement. Et la lecture, loin d’être la manifestation d’une abstraction, est celle d’une incarnation. Lire est un acte somatique, corporel, d’aide à la naissance du sens qu’engendrent toutes les choses rencontrées par le pèlerin au long des pages.

Derrière cette confrontation et cette action de lire, nous retrouvons la notion de document qui perdure également et qui explique que la documentation ne disparaît pas pour autant malgré l’idée du primat de l’information. Nous verrons d’ailleurs que c’est aussi la base du projet de la didactique de l’information de rappeler les notions essentielles qui se maintiennent malgré les évolutions techniques.

Selon Jeanneret, l’information n’émerge que dans la confrontation du document avec le chercheur. Jeanneret soulève et réfute deux objections quant à la prédominance du texte. La première est portée par les discours commerciaux et médiatiques : l’objection « iconiciste », la seconde concerne plus particulièrement les nouveaux médias et la sphère des jeux-vidéos.

La domination de l’image sur le texte ?

Désormais, l’image dominerait, suivant en quelque sorte le passage des médiasphères de Régis Debray avec l’avènement de la vidéosphère. Debray insiste néanmoins sur le fait que les différentes médiasphères constituent des dominantes mais qu’elles ne s’excluent pas. L’image et le texte ne s’opposent pas nécessairement car dans la définition de Jeanneret, l’image est un texte puisqu’elle nécessite aussi une lecture, une interaction avec le lecteur. La notion de texte ne doit donc pas être assimilée au livre. Nous restons donc fidèle au texte non pas dans le sens où l’entend Mallarmé, refusant l’illustration et notamment les photographies au sein des ouvrages, mais considérant que l’image appelle une lecture et demeure donc un texte. Le texte n’est pas qu’un seul objet imprimé voire alphabétique. Ce serait d’ailleurs une vision purement occidentale que d’oublier les systèmes d’écritures notamment asiatiques basés sur des idéogrammes qui sont évidemment
des images. L’opposition texte/image résulte donc d’une confusion.

L’objection sensorielle :

Les nouveaux médias seraient vecteurs de nouvelles sensations, nouvelles sollicitations visuelles, immersion dans de nouvelles réalités, de la réalité augmentée à l’univers fictionnel des jeux vidéos. Selon nous, le texte demeure bel et bien présent dans ces évolutions médiatiques, d’une part parce qu’elles reposent sur des stratégies d’écriture et d’autre part parce qu’elles nécessitent une « interprétation », une forme de lecture. Le terme d’hypermédias est d’ailleurs également utilisé, s’il convient de manière à montrer l’extension du terme d’hypertexte, il se révèle en fait un contresens dans la mesure où l’hypertexte est nécessairement un hypermédia tout comme le texte est un hypertexte potentiel.

Crawford KILLIAN. Is literacy overrated ? Or are news media just overreacting ? in Aberystwith university, Pays de Galles, Billet du 27 septembre 2005. Disp sur : <http://thetyee.ca/Mediacheck/2005/09/27/LiteracyOverrated/>

Anna BRILL. Is literacy is over-rated. 10 mars 1998. Disp sur : <http://www.aber.ac.uk/media/Students/alb9601.html>

2 Yves JEANNERET. Le procès de numérisation de la culture : Un défi pour la pensée du texte. Protée, Volume 32, numéro 2, automne 2004, p. 9-18, p.9

3 Ivan ILLICH. Du lisible au visible : La Naissance du texte, un commentaire du «Didascalicon» de Hugues de Saint-Victor. Cerf, 1991

4
Ibid.

5 « Je suis pour — aucune illustration, tout ce qu’évoque un livre devant se passer dans l’esprit du lecteur ; mais, si vous remplacez la photographie, que n’allez-vous droit au cinématographe, dont le déroulement remplacera, images et texte, maint volume, avantageusement. » Mercure de France, janvier 1898.

 

 

2 réflexions au sujet de « Retour sur la littératie. (deuxième partie)- La permanence du texte »

  1. Ton cadrage de la question me semble opératoire. Il en ressort, me semble-t-il, que ce qui est en cause aujourd’hui ce serait moins, peut-être le principe de lecture, ni la notion de « livre » (papier ou numérique) que ce qu’il m’arrive d’appeler la « monotonie textuelle ». Les gamins qui lisent des BD japonaises lisent bien, en effet, mais l’écriture qu’ils lisent n’est plus exclusivement alphabétique. Il n’en va pas autrement pour celles et ceux adultes qui lisent des magazines…
    Je vois deux particularités majeures à l’écriture numérique: elle se déploie naturellement dans l’hypertexte (ce qui a des conséquences du côté du principe d’autorité) et elle est naturellement multimédia. Et si l’on veut bien prendre en compte ces deux traits, je ne vois pas du tout de raison de désespérer du livre et de la lecture.

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