Folksonomies et hypomnemata numériques

Je mets en ligne le support de mon intervention pour la journée sur les folksonomies organisées par le DICEN et Alexandre Monnin et Evelyne Broudoux.
J’espère que le public aura autant apprécié que moi la diversité et la qualité des interventions.

Vous pouvez consulter également le parcours pealtrees mis en ligne pour l’occasion.

Peut-on dire non à Tania Young ?

Un petit billet un peu hors sujet, mais comme c’est le weekend…
Je ne suis pas certain que l’émission de télévision sur le jeu de la mort ait débouché sur les bonnes questions scientifiques.
La démonstration de la culpabilité de la télévision dans le cas présent est discutable, si ce n’est que la télévision reste un vecteur de passivité évidente et qu’elle ne fait que renforcer les mécanismes de manipulation et de « normalisation des esprits ». Le problème ne vient pas seulement de la télévision mais de la formation dispensée à la fois par les institutions de programme et les institutions familiales. Ces dernières insistent particulièrement sur l’obéissance. C’est un même critère de bonne conduite. L’obéissant est celui qui se comporte bien…en suivant les règles établies. Dès lors, pourquoi les individus sélectionnés pour l’émission refuseraient d’obéir.
L’institution n’apprend pas à résister car cela n’a jamais été son but initial bien au contraire. Le moule de l’école républicaine est d’ailleurs celui de l’incorporation des règles, autant orthographiques que celle d’une prétendue morale civique ou patriotique. Il est aisé de parler d’éducation critique, mais personne ne sait réellement ce qu’elle soulève réellement. Pourtant, c’est bien l’enjeu de base de la formation, qui est plus celle de la Skholé, que de ce qui est devenue l’Ecole, de plus en plus incapable de former des individus autonomes, bien que les discours évoquent de plus en plus la question de l’autonomie. Mais comment former des étudiants et des élèves autonomes quand l’enseignement ne l’est pas ?
Comment résister aux injonctions de la télévision, à sa bêtise crasse quand nous n’y avons pas été formés ? Pour pouvoir résister, il faut en avoir les moyens. L’idéal étant évidemment une capacité d’analyse affutée et une connaissance générale qui permet de prendre ses distances dans n’importe quelle circonstance. L’autre solution moins intellectuelle est tout simplement d’être inapte… c’est-à-dire non réceptif aux injonctions d’obéissance, bref d’être délinquant, à moins qu’il ne faille être pirate. L’histoire des résistances montre d’ailleurs que ces deux types d’individus ont pu s’y côtoyer notamment au début de la formation des réseaux.
L’autre point qu’il convient d’examiner, peut paraître plus trivial mais peut expliquer la forte acceptation des ordres des participants : c’est l’effet Tania Young, comme révélateur d’un effet maitre évident. Il est difficile de résister à la présentatrice qui possède des éléments de pouvoir évidents qui sont celles d’une autorité naturelle et reconnue, qu’il faut clairement différencier de l’autoritarisme (qui aurait pu être incarnée par Arlette Charbot). Jean Noël Lafarge me signalait sur twitter qu’elle avait pourtant cherché à être la plus neutre possible. Je crois que cette attitude n’a fait que renforcer son pouvoir.
En effet, Tania Young représente dans ce cadre,  « la leader » par excellence, celle qui suscite l’attrait de tous les garçons et donc par ricochet le respect des filles. Alors, forcément, si elle ne sourit pas…c’est justement le moment de ne pas lui déplaire. On pourrait croire d’ailleurs que dans le reportage, c’est le vieux professeur qui domine puisqu’il tente de lui expliquer les raisons des agissements des individus. Or, c’est une erreur car on a fortement l’impression qu’il ne lui apprend pas grand-chose tant sa théorie pèse peu vis-à-vis de sa pratique. Elle incarne sur le plateau le maître aussi de manière vestimentaire avec une veste qui rappelle autant la blouse de l’institutrice que celle du scientifique. Cela signifie qu’elle rassemble en elle, tous les pouvoirs : la légitimité des savoirs, la séduction, l’autorité naturelle et conférée. Comment dès lors les participants transformés en petits enfants (in-fans, c’est-à-dire privés de droit à la parole) pouvaient-ils réagir ? La lutte était trop inégale et pourtant ce type de relation de manière moins tranchée se produit tous les jours. L’autre point inquiétant est plutôt de se demander si en matière d’ordre, la télévision ne dispose pas d’une légitimité et d’un gain de confiance supérieur à d’autres institutions républicaines. Si c’est le cas, j’ai bien ma petite idée sur qui pourrait incarner la prochaine Marianne.

Le manuel numérique comme métaphore de l’inchangé sous couvert du voile numérique

Une expression n’est jamais neutre. Accepter sans critiques celle de « manuels numériques » ne signifie pas seulement l’agrément à une simple expression, mais bel et bien à des enjeux plus larges. En effet, l’expression recèle, bien au-delà de l’oxymore, des formes et des normes : c’est-à-dire des pouvoirs financiers et éditoriaux. Le paradoxe est donc le maintien de l’expression de manuel qui désigne un ouvrage aisément manipulable et donc pratique mais qui est surtout le symbole d’une mainmise éditoriale sur l’Education. Ce n’est pas de manuels numériques dont nous avons besoin et encore moins d’artefacts numériques améliorés issus d’une version papier. Ces manuels écrasant l’élève au sens propre comme au sens figuré, les empêchant de se construire et de s’individuer.

Le numérique nous offre au contraire l’opportunité de nous affranchir d’un système dépassé et couteux et extrêmement polluant par la même occasion. Les tonnes de papier et d’encre gaspillés sont énormes au regard de leur réel portée pédagogique et éducative. Ils sont également le symbole de la déresponsabilisation des enseignants transformés pour le coup en véritables machines à faire des photocopies…au lieu de construire eux-mêmes ce travail pédagogique (travail pour lequel ils sont pourtant rémunérés), faisant d’eux d’ailleurs les premiers véritables plagiaires du système scolaire et ce depuis fort longtemps. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas partager et récupérer des travaux de collègues, bien au contraire, mais autant que cette démarche s’opère de manière plus efficace et plus transparente via des dispositifs de cours en ligne et des plateformes de partage de documents où chaque enseignant pourrait apporter sa pierre à l’édifice, proposer de nouvelles versions. En Bref, c’est le modèle des logiciels libres dont nous avons besoin en tant qu’ingénierie pédagogique et nullement un modèle de délégation technologique qui ne profiterait guère à nos élèves au final.

Cela implique aussi de former les enseignants à s’investir dans cette voie. Outre des formations adéquates, il pourrait être opportun de récompenser ceux qui mettent le plus de travaux en ligne et qui construisent plateformes et parcours pédagogiques numériques. Cette récompense pourrait être versée sous forme de primes. Il est quand même dommageable de voir que c’est Microsoft qui cherche à se placer du côté de cette récompense. Il ne serait d’ailleurs pas difficile de trouver cette manne financière sur l’ancien budget des manuels scolaires.

Il reste cependant beaucoup de travail à faire tant les mentalités sont parfois restées bloquées dans des milieux dont il faut aujourd’hui sortir. Les enseignants sont de plus en plus prolétarisés socialement (à l’exception sans doute du corps des agrégés) mais également techniquement et pédagogiquement, se montrant rarement capables d’innover et étant souvent incités à ne pas le faire.

On pourrait imaginer que le CNDP pilote cette nouvelle vision en dégageant les enseignants d’obstacles tels que l’hébergement et la maintenance technique des applications, des Cms et des Lms. Il est fréquent que les enseignants ne peuvent continuer à maintenir un site victime de son succès et devant faire face à des coûts d’hébergements. Je songe notamment à Fabien Crégut et à bien d’autres encore. Je rappelle aussi que mon site de cours en ligne Lilit & Circé a ainsi disparu faute de repreneurs.

Les enjeux sont de taille. Soit l’institution opère ce revirement, soit elle laisse le champ libre aux prestataires privés qui finiront d’ailleurs par s’attacher les services des enseignants les plus innovants mais démotivés. Sans quoi, un jour, les écoles se videront faute d’élèves.

 

Ça va être folkso !

Un petit billet pour signaler une journée sur les folksonomies dans toutes ses dimensions à laquelle j’aurais le plaisir de participer.

Organisée par le CNAM et le laboratoire DICEN, cette journée sera l’occasion de réaliser un premier bilan sur le sujet et d’envisager de nouvelles pistes de recherche et d’applications.

Voici les interventions prévues :

9h30  Introduction de la journée
9h45-10h15  Fabien Gandon (INRIA) : Web sémantique et folksonomies : état de l’art
10h30-11h  Freddy Limpens (INRIA) : Approche collaborative et assistée à l’enrichissement des folksonomies: entre algorithmie et ergonomie.
11h15-11h45  Alexandre Monnin (Université Paris 1) : La spécifité du tagging et sa dimension philosophique.
12h-12h30  Manuel Zacklad (Cnam) : Web socio-sémantique et recherche ouverte d’information : le SI entre participation et contrôle.

14h-14h30  Alexandre Gefen (Université de Bordeaux 3) : Fabula ou l’expérience d’une folksonomie collaborative.
14h45-15h15  Patrick Peccatte (Soft Experience) : Les Machine tags de Flickr et folksonomies catégorisées.
15h30-15h45  Dominique Besagni, Cécilia Fabri, Claire François (INIST), Evelyne Broudoux (UVSQ) : Étude comparative du partage de références scientifiques (CiteUlike, Bibsonomy, 2Collab, Connotea).
16h-16h30  Olivier Le Deuff (Université de Bretagne) : Folksonomies et hypomnemata numériques.
16h45  Conclusion de la journée

L’approche est donc également transdisciplinaire. Pour ma part, je n’ai pas totalement encore fixé les thématiques que je vais aborder.

Je mettrai en ligne le support de mon intervention et quelques réflexions.

Lien Google Agenda.

Homme ou machine ? Qu’est-ce que la culture technique ?

L’opposition homme-machine est un leurre. Il s’agit plus d’ailleurs d’une association même si elle peut être parfois néfaste, c’est-à-dire relevant davantage d’une dissociation voire d’une prolétarisation qui se manifeste au moins par une perte de savoirs et de savoir-faire. Je reviens ici sur ces aspects en utilisant quelques passages de mon travail de recherche doctoral. La technique est part constitutive de la culture ce que plusieurs chercheurs dans diverses disciplines ont déjà entrepris de démontrer.
Bernard Stiegler rappelle ainsi le caractère éminemment technique de la culture et son rôle prépondérant dans la constitution de la mémoire :
La culture n’est rien d’autre que la capacité d’hériter collectivement de l’expérience de nos ancêtres et cela a été compris depuis longtemps. Ce qui a été moins compris, c’est que la technique (…) est la condition d’une telle transmission. [1]
Pour effectuer cet examen de la place de la technique, un retour sur les travaux de Gilbert Simondon est nécessaire. Il nous semble notamment qu’il faille retenir justement les éléments de passage de la minorité à la majorité en ce qui concerne la culture technique. Gilbert Simondon décrit deux positions dans le type de relations que nous entretenons vis-à-vis des objets techniques : une mineure et une majeure. Ces deux positions doivent être différenciées des deux écueils que souhaite éviter Simondon : la technophobie et la technophilie, positions qui ne sont que les révélatrices d’une non-intégration de la technique à la culture :
Les idées d’asservissement et de libération sont beaucoup trop liées à l’ancien statut de l’homme comme objet technique pour pouvoir correspondre au vrai problème de la relation de l’homme et de la machine. Il est nécessaire que l’objet technique soit connu en lui-même pour que la relation de l’homme à la machine devienne stable et valide : d’où la nécessité d’une culture technique. [2]
Simondon définit la culture technique comme une médiation, c’est-à-dire comme un moyen d’agir dans un milieu. Cela implique un humanisme évolutif et non figé :
De même, les techniques, invoquées comme libératrices à travers le progrès, au siècle des Lumières, sont aujourd’hui accusées d’asservir l’homme et de le réduire en esclavage en le dénaturant, en le rendant étranger à lui-même par la spécialisation qui est une barrière et une source d’incompréhension. Le centre de convergence est devenu principe de cloisonnement. C’est pourquoi l’humanisme ne peut jamais être une doctrine ni même une attitude qui pourrait se définir une fois pour toutes ; chaque époque doit découvrir son humanisme en l’orientant vers le principal danger d’aliénation. [3]
Il s’agit donc de dépasser l’opposition entre culture et technique, opposition toujours actuelle et active :
L’actuelle opposition entre la culture et la technique résulte du fait que l’objet technique est considéré comme identique à la machine. La culture ne comprend pas la machine ; elle est inadéquate à la réalité technique parce qu’elle considère la machine comme un bloc fermé. [4]
De cette opposition entre culture et technique découle une forme de mépris notamment pour ceux qualifiés de techniciens. Ces tensions se retrouvent dans beaucoup de domaines et de métiers. C’est le cas de manière régulière d’ailleurs dans les secteurs de la documentation et des bibliothèques, où il y a opposition entre les tenants de la culture générale et ceux qui plaident pour une meilleure prise en compte des savoirs-faire professionnels notamment en ce qui concerne les concours[5]. Nous remarquons que très souvent outre du mépris, il s’agit tout simplement de méconnaissance voire d’aveu d’incompétence en la matière.
Finalement, l’absence de culture technique s’explique par la difficulté à se trouver à la bonne distance. Il nous parait évident que de plus en plus, la vision surplombante et dominatrice, quasi managériale n’est plus acceptable : l’image de l’homme contrôlant l’ensemble des machinistes dans le film Metropolis de Fritz Lang nous semble être à rebours de la culture technique telle que l’envisage Simondon.
Simondon évoque des pistes quant à la mise en place de cette culture technique notamment au niveau éducatif où il plaide non pas pour une sorte de panthéon des figures historiques de la science et des plus grandes inventions, mais pour la compréhension directe de l’objet technique. Cette culture technique implique l’action, « le faire » non pas dans la seule volonté de reproduire, mais dans celle de comprendre et d’améliorer. Cette volonté de rendre meilleur[6] à la fois l’individu-humain et l’individu-machine et au travers leurs relations de permettre le progrès social, repose sur l’invention :
Comprendre Pascal, c’est faire de ses mains une machine telle que la sienne, sans la copier, en la transposant même si possible (…) pour avoir à réinventer au lieu de reproduire. [7]
Nous avons regroupé dans le tableau ci-dessous les différentes attitudes face à la technique.

Etat Type de relation Type d’individu Type de savoirs Démarche Parallèle informationnel
Etat minoritaire Usage irréfléchi Enfant Intuition Intuitive Usage de l’information via des outils
Etat pré-majoritaire Maîtrise Artisan Habileté Procédurale Maîtrise de l’information
Etat majoritaire Elaboration/amélioration Ingénieur Connaissance Théorique Conceptualisation scientifique
Culture Amélioration technique et sociale Citoyen éclairé Connaissance et distance Associative Stabilité conceptuelle et innovation/culture de l’information

Tableau n°8. Les différents états par rapport à la technique.

L’opposition homme-machine doit donc être dépassée pour un examen bien plus complexe. Il convient donc de se demander si ce ne sont pas les dispositifs sociétaux en tant que mégamachine qui finissent plutôt par s’opposer à l’humain en étant écrasants, trop normalisants ou bien en devenant totalement inefficaces, sclérosés aux prises de décisions d’héritiers du système ou de diverses Cosa Nostra, économiques, politique et même universitaires.
Parfois, les mangas de notre jeunesse peuvent apporter quelques interrogations intéressantes. La figure de Cobra m’a toujours intéressé et les paroles de Paul Persavon, alias Antoine de Caunes nous sont à écouter également. Alors « Homme ou machine », c’est plutôt homme et machine, le secret de Cobra…Une réflexion bien utile, car nous sommes de plus en plus dans l’univers « Zéro » tout autant que dans l’univers « réseau ».

Cobra – Generique
envoyé par valentin73. – Regardez plus de clips, en HD !
[1] Gilbert SIMONDON. Du mode d’existence des objets techniques. Paris : Aubier. 1989., p.102
2 Ibid., p.145
3 Les listes de diffusion biblio-fr et les listes des professeurs-documentalistes sont fréquemment la scène de tels débats. Ainsi sur la liste e-doc, une professeur-documentation recommandait à ceux qui parlaient techniques d’aller le faire ailleurs car elle « n’y entravait rien » (sic)
4 Il ne s’agit pas pour autant de distinguer « les meilleurs »
5 Gilbert SIMONDON. Du mode d’existence des objets techniques. Op. cit., p.107


[1] Bernard STIEGLER. « Leroi-Gourhan : l’inorganique organisé » Les Cahiers de médiologie, n°6, p. 189. p.193
[2] Gilbert SIMONDON. Du mode d’existence des objets techniques. Op. cit., P.32
[3] Gilbert SIMONDON. Du mode d’existence des objets techniques. Op. cit., p.102
[4] Ibid., p.145
[5] Les listes de diffusion biblio-fr et les listes des professeurs-documentalistes sont fréquemment la scène de tels débats. Ainsi sur la liste e-doc, une professeur-documentation recommandait à ceux qui parlaient techniques d’aller le faire ailleurs car elle « n’y entravait rien » (sic)
[6] Il ne s’agit pas pour autant de distinguer « les meilleurs »
[7] Gilbert SIMONDON. Du mode d’existence des objets techniques. Op. cit., p.107