Une expression n’est jamais neutre. Accepter sans critiques celle de « manuels numériques » ne signifie pas seulement l’agrément à une simple expression, mais bel et bien à des enjeux plus larges. En effet, l’expression recèle, bien au-delà de l’oxymore, des formes et des normes : c’est-à-dire des pouvoirs financiers et éditoriaux. Le paradoxe est donc le maintien de l’expression de manuel qui désigne un ouvrage aisément manipulable et donc pratique mais qui est surtout le symbole d’une mainmise éditoriale sur l’Education. Ce n’est pas de manuels numériques dont nous avons besoin et encore moins d’artefacts numériques améliorés issus d’une version papier. Ces manuels écrasant l’élève au sens propre comme au sens figuré, les empêchant de se construire et de s’individuer.
Le numérique nous offre au contraire l’opportunité de nous affranchir d’un système dépassé et couteux et extrêmement polluant par la même occasion. Les tonnes de papier et d’encre gaspillés sont énormes au regard de leur réel portée pédagogique et éducative. Ils sont également le symbole de la déresponsabilisation des enseignants transformés pour le coup en véritables machines à faire des photocopies…au lieu de construire eux-mêmes ce travail pédagogique (travail pour lequel ils sont pourtant rémunérés), faisant d’eux d’ailleurs les premiers véritables plagiaires du système scolaire et ce depuis fort longtemps. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas partager et récupérer des travaux de collègues, bien au contraire, mais autant que cette démarche s’opère de manière plus efficace et plus transparente via des dispositifs de cours en ligne et des plateformes de partage de documents où chaque enseignant pourrait apporter sa pierre à l’édifice, proposer de nouvelles versions. En Bref, c’est le modèle des logiciels libres dont nous avons besoin en tant qu’ingénierie pédagogique et nullement un modèle de délégation technologique qui ne profiterait guère à nos élèves au final.
Cela implique aussi de former les enseignants à s’investir dans cette voie. Outre des formations adéquates, il pourrait être opportun de récompenser ceux qui mettent le plus de travaux en ligne et qui construisent plateformes et parcours pédagogiques numériques. Cette récompense pourrait être versée sous forme de primes. Il est quand même dommageable de voir que c’est Microsoft qui cherche à se placer du côté de cette récompense. Il ne serait d’ailleurs pas difficile de trouver cette manne financière sur l’ancien budget des manuels scolaires.
Il reste cependant beaucoup de travail à faire tant les mentalités sont parfois restées bloquées dans des milieux dont il faut aujourd’hui sortir. Les enseignants sont de plus en plus prolétarisés socialement (à l’exception sans doute du corps des agrégés) mais également techniquement et pédagogiquement, se montrant rarement capables d’innover et étant souvent incités à ne pas le faire.
On pourrait imaginer que le CNDP pilote cette nouvelle vision en dégageant les enseignants d’obstacles tels que l’hébergement et la maintenance technique des applications, des Cms et des Lms. Il est fréquent que les enseignants ne peuvent continuer à maintenir un site victime de son succès et devant faire face à des coûts d’hébergements. Je songe notamment à Fabien Crégut et à bien d’autres encore. Je rappelle aussi que mon site de cours en ligne Lilit & Circé a ainsi disparu faute de repreneurs.
Les enjeux sont de taille. Soit l’institution opère ce revirement, soit elle laisse le champ libre aux prestataires privés qui finiront d’ailleurs par s’attacher les services des enseignants les plus innovants mais démotivés. Sans quoi, un jour, les écoles se videront faute d’élèves.
Bonjour,
vous soulignez là de nombreux problèmes, formation des enseignants, motivation de ces derniers lorsqu’ils ont leur sésame…place de l’institution, marché du manuel, innovation, corps d’inspection souvent absent, place du privé dans la distribution des ressources, « récompense » des profs qui en moyenne passe 70 heures par semaine à produire des ressources en ligne…au lieu de penser à leur propre carrière… si si cela existe….
Les boites à révision ont déjà peuplé nos rues, elles utilisent la peur des parents face à l’échec de leur enfants, au lieu de s’intéresser à la cause de ces échecs, on voit se développer ce type de prestations coûteuses pour les familles, alors on peut facilement se poser la question, est-ce que notre système scolaire assure t-il vraiment sa fonction ?
Je ne suis pas un exemple, mais merci d’avoir pensé à mon modeste travail.
Bien à vous,
F Crégut
je ne reste pas un exemple, mais merci d’avoir pensé à mon modeste travail.
F Crégut
tu as raison de me réveiller : la question que tu poses ne se limite pas à celle de ses supports, « manuels » ou cours en ligne
ici à Qc, c’est bien ce qu’on affronte : usages pointus des étudiants côté web 2.0 (messagerie, face book), et culture du traitement de texte limitée à aspects les plus sommaires, pas de prise en compte de la mise en page, de l’ergonomie écran et de la portabilité
or ce sont des univers qui étaient autrefois disjoints (on donnait feuillet dactylographié à l’éditeur qui prenait en charge, autant de métiers successifs, compo, correction, puis gestion typo), alors que désormais ils doivent être pris en compte organiquement, et dès la gestation de l’écriture
c’est même un point de discussion assez âpre, de mon côté je me refuse à considérer ce qu’on met dans nos cours sous le terme « création littéraire » comme une reproduction des genres existants, et pas de hiérarchie pour ce qui concerne l’écriture dans son rapport au monde, c’est ce rapport justement qu’on décrypte
ici à Montréal Jean-Michel Salaün à l’EBSI à initié cette reprise de formation pour ses étudiants, mais il les accueille seulement en 3ème année – on se dit qu’il n’y a plus aucun contournement possible d’un enseignement de la littérature sans qu’il soit accompagné d’un cahier des charges précis sur l’histoire du livre et l’appropriation numérique
en France, les propositions de stage qu’on reçoit des étudiants en master édition sont toujours liées aux anciens aspects éditoriaux, révision et suivie production, alors que c’est là où la chaîne est la plus bouleversée: « master édition » ça veut dire métadonnées, epub, streaming, et biblio-économie – la séparation encore radicale des univers bibs et édition devient quasi criminelle (et même les meilleures BU, suivez mon regard, n’arrivent pas à casser l’inertie des profs: pourquoi ils déchausseraient leurs pantoufles, d’ailleurs, poste à vie une fois que c’est acquis…) – exceptions notables : Paris IV Sorbonne, et de mon côté je participe à réflexion pour projet master pro à Poitiers
Merci François pour ton intervention. C’est toute la difficulté qui demeure entre assumer un héritage culturel et technique et continuer malgré tout à innover et à penser de nouveaux dispositifs et nouvelles formes.
De plus, il ne suffit pas de penser ces nouvelles potentialités mais il faut aussi parvenir à convaincre et à faire évoluer les points de vue et lutter parfois contre des corporatismes ou des territoires que certains croient à jamais immuables.
entièrement d’accord autour de ta phrase « En Bref, c’est le modèle des logiciels libres dont nous avons besoin en tant qu’ingénierie pédagogique et nullement un modèle de délégation technologique qui ne profiterait guère à nos élèves au final. »
Par contre … si on pouvait s’épargner la ritournelle des primes ou autres récompenses … Ca fait juste partie du job que de migrer et de « virtualiser » une partie de nos salles de classe. Inventons des dispositifs de formation intelligents à ces nouvelles pratiques (plus qu’à ces nouveaux outils) et cessons de pointer la carotte comme seule motivation pédagogique possible.
Sur les récompenses, tu as sans doute raison. Je suis contre les systèmes de rémunération en droits d’auteurs, tels qu’ils sont dans certaines universités en ligne.
Je note juste que certaines primes pourraient néanmoins être réajustées en fonction d’investissements parfois conséquents.
bonjour Olivier,
je viens de découvrir ton article dans le cadre de ma veille informationnelle autour du knowledge management. je suis enseignant en économie-gestion et je me retrouve parfaitement dans les problématiques que tu évoques: Celle de l’absence d’un cadre ( formel et motivant) pour la production de séquences pédagogiques numérique.Celle également ou nous somme comme enseignants réduit à débiter de manière mécanique des propos « figés,standardisés et formatés » disséminés dans les manuels scolaires.. ..
j’ai parcouru avec intérêt le reste de ton blog ainsi que ton article sur le KN: partir de l’individu. Il se trouve que je suis très intéressé par l’ingénierie pédagogique et le KN.
On pourrait en discuter, je t’envois un mail à ce propos
cordialement
Bonjour,
Deux remarques sur ce texte.
Il y a un rapprochement intéressant à faire entre les mots et les jeux de mots. L’usage du voile comme métaphore n’est pas sans poser de questions, comme toute métaphore digne de ce nom. Il est intéressant de repérer une autre métaphore implicite dans ce texte : celle de la main. On trouve de manière proche le terme manuel et le terme mainmise (1er paragraphe). Filer cette métaphore pourrait permettre une lecture surprenante surtout si on rapproche ce choix des termes du mot libre appelé ensuite dans l’expression logiciel libre.
La question de la rémunération mériterait une analyse plus approfondie : en effet la relation entre le « travail » et sa « contrepartie sociale » qu’est la rémunération demande d’être analysée jusqu’au bout dans ce qu’elle est déterminante pour situer les acteurs et leurs discours de Microsoft aux enseignants ou au CNDP par exemple, voire même l’auteur de ce billet. La question du support et de son évolution est en l’occurrence celle qui amène à ces questionnements. La dématérialisation du support remet à plat l’ensemble des activités qui sans cette évolution supposent une rémunération. Autrement dit entre le texte de l’auteur et celui qui y accède, quelles sont les transactions qui s’effectuent réellement et complètement ? C’est l’ensemble de ces transactions qui constituent la base de la problématique actuelle. Or, comme dans le débat sur la musique, on oublie trop souvent de poser complètement le problème.
Dans le cas du monde enseignant et des productions des uns et des autres, il est toujours nécessaire de rappeler cette question du vivre ensemble (quelle place avons nous dans une société) dans laquelle le mode de rémunération (impots-état-personnels pour la fonction publique par exemple) est bien différent de celui du secteur privé lucratif ou non (produit-public-intermédiaire-producteur/auteur/diffuseur…). Est donc sous-jacent la question politico-économique de la posture de chacun des acteurs et la nécessité de les mettre en correspondance pour mieux analyser la situation.
Je suis totalement pour d’autres modes de rémunération et la constitution de biens communs. Je pensais quand même faire glisser une partie du budget alloué aux manuels à de nouvelles initiatives et expérimentations.