Le bibliothécaire de soi

Je travaille souvent sur cet article excellent de Marie Martel, notre bibliomancienne internationale. J’aime beaucoup ce passage, bien écrit et riche en potentialités.  Je crois qu’il s’agit d’un beau passage que j’ai lu sur la profession depuis longtemps.  Je crois qu’il mérite une petite mise en exergue :

Collecter, organiser, indexer, stocker, sauvegarder représentent un labeur prodigieux: comment le faire pour nos données, archives, photos, textes, statuts, nos récits, notre livre à soi? •Il se pourrait que, dépourvus de cette science de la mémoire, nous nous trouvions quelque peu égarés et pourrions bien avoir besoin de ce bibliothécaire de soi pour réussir (le document de) notre vie. Et alors, comme nous aurons participé à la production des contenus, nous devrions participer à ce processus de gestion et d’archivage de nos productions tout en prenant la décision d’entrer vivants dans les collections de notre bibliothèque publique ou du centre d’archives. Et, avant de mourir, nous prendrons bientôt des dispositions, comme avec nos organes, afin de donner aux institutions scientifiques ou publiques l’autorisation d’utiliser nos données.
•Les bibliothécaires et les archivistes pourraient être promis à un grand avenir en tant que complices de notre vie en documents, comme formateurs pour nous guider à travers les projets publics ou ceux de l’Open Data pour le bien de nos données, comme artisans d’un contexte et d’un sens pour nous et ceux qui nous succéderont, comme gardiens de la mémoire de notre projet numérique inscrit dans une trame que nous arriverons à visualiser au sein d’un avenir planifié peut-être, avec une clarté et une distinction nouvelles. 

Marie Martel. L’hyperdocumentation et la mémoire qui fabrique le futur. Argus, N°40,2011
Le document paru dans Argus est aussi accessible sur cette question du bibliothécaire de soi ici.
Je crois que ça méritait à nouveau l’ouverture à réflexion à l’heure où le droit à l’oubli pousse les institutions à imaginer des destructions d’archives, ce qui mobilise notamment nos collègues archivistes.
Cette position du bibliothécaire de soi me semble intéressante en ce qui concerne toutes les facettes de l’existence dont les éléments sont de plus en plus numérisés.
Affaire à suivre avec d’autres billets autour du sujet et des publications pas trop éloignés.

L’homme stochastique et la capacité à analyser et interpréter les données

Je suis en train de lire actuellement l’homme stochastique de Robert Silverberg. Vous le trouverez d’occasion ou dans toute bonne bibliothèque.
Je suis tombé sur un passage qui m’a fortement interpellé, tant il décrit une relation aux objets et aux données proche de celles que l’on connait actuellement :
« Ce que j’accomplissais était sophistiqué et purement technique, mais constituait également une espèce de sorcellerie. Je plongeais dans les procédés harmoniques, les biais positifs, les valeurs modales, les paramètres de dispersion. Mon bureau était un labyrinthe d’écrans et de diagrammes. J’avais une batterie d’ordinatrices fonctionnant jour et nuit sans arrêt, et ce que l’on aurait pu prendre pour un bracelet-montre fixé à mon poignet droit (au lieu du gauche) était en réalité un récepteur de données qui chômait rarement. Mais les mathématiques supérieures, tout comme la puissante technologie de Hollywood, n’étaient que de simples aspects des phases préliminaires – le stade d’information. Quand il me fallait passer aux conjectures proprement dites, IBM ne pouvait plus rien pour moi. Je devais opérer sans rien d’autre que mon cerveau livré à ses seuls moyens. J’étais là, debout sur la falaise dans un isolement terrible, et même si le sonar m’indiquait la configuration des fonds marins, même si les appareils les plus perfectionnés enregistraient la violence des courants dominants, la température de l’eau et l’indice de turbidité, je restais tout seul au moment crucial de la réalisation. Je scrutais l’océan de mes yeux mi-clos, pliant les genoux, balançant les bras, aspirant le plus d’air possible, attendant la minute où j’allais voir, la minute où je voyais véritablement. Et quand je sentais cette vertigineuse, cette splendide confiance implantée derrière mes cils, alors je plongeais enfin. Je piquais tête la première dans les flots houleux, à la recherche du doublon d’or. Je me lançais nu, sans défense et sans la moindre erreur de trajectoire pour atteindre mon objectif. »
La stochastique est un mot peu employé et qui correspond à la capacité à établir des prédictions.  Robert Silverberg nous explique d’ailleurs longuement le concept :
« Stochastique. Selon le Grand Dictionnaire d’Oxford, le mot fut créé en 1662, et il est maintenant rarement utilisé, ou périmé. N’en croyez rien. C’est le Grand Dictionnaire d’Oxford qui est périmé, et non la stochastique, car ce terme perd chaque jour de son archaïsme. Son sens primitif est « objectif », ou « but à atteindre », d’où les Grecs ont fait dériver un verbe signifiant « viser une cible » et, par extension métaphorique « réfléchir, penser ». Il passa dans la langue anglaise, d’abord comme une manière fantaisiste de condenser « moyens propres à conjecturer », ainsi que le prouve la réflexion de White-foot au sujet de sir Thomas Browne en 1712 : « Bien qu’il n’eût point de don de prophétie… il excellait pourtant dans une connaissance qui y touche de fort près, je veux dire la stochastique, grâce à quoi il se trompait rarement au sujet d’événements futurs. »
 
Il me semble qu’il est également important pour les SHS de ne pas se contenter d’être des sciences du passé ou du jeune présent, mais il leur faut porter davantage leurs analyses de façon stochastiques...
 
 

De la documentation à l’impulsion : du tag au like

Le lecteur trouvera ici quelques lignes qui figurent dans l’ouvrage du Tag au Like... Cette histoire s’inscrit dans une diminution de la part documentaire autant au niveau pratique qu’intellectuelle. Cette diminution est malheureusement constatable sous de nombreux aspects. Si certains se montrent incapables d’envisager un avenir à la documentation si ce n’est en procédant à une dilution progressive et en refusant la montée en puissance de la nécessité éducative, ils sont pour partie responsables de la dégradation documentaire que cela va engendrer dans les années futures en se contentant d’une formation à la marge.
Les boutons de type like marquent un changement important dans l’écosystème du web, avec l’affaissement de la dimension de l’indexation des folksonomies au profit d’une impulsion. Ce court-circuit limite pour l’internaute l’usage du raisonnement pour catégoriser efficacement et peut provoquer la fin des « milieux associés » comme les signets sociaux et les systèmes de biens communs. Cette transformation  profite aux industries qui tirent des bénéfices de cette dégradation. Quelques grands acteurs du web capteraient dès lors un grand nombre de médiations et de recommandations à leur seul profit. Le risque est celui d’une prise de contrôle qui repose sur des stratégies de captation de l’attention, afin d’éviter tout exercice de réflexion et d’évaluation raisonnée des documents et sources d’information.
 

1- L’impulsion du Like

Le like – et parfois le retweet sur Twitter –, correspond souvent une réaction immédiate, voire pulsionnelle. Le commentaire et l’annotation ne sont plus nécessaires, ils peuvent disparaitre au profit d’une logique binaire : « j’aime ou je n’aime pas ». Ce choix renvoie fortement à des jeux de l’enfance. C’est même ce qui désigne étymologiquement le in-fans (non-exprimé). Dès lors, le système place l’usager dans une enfance technologique qui l’empêche de devenir adulte.
Ce court-circuit ouvre aussi la possibilité d’une nouvelle médiamétrie : les like permettent de réaliser des profils types selon les classes d’âge, le sexe, la nationalité, etc. La somme des actions individuelles décrit des comportements et des avis collectifs. Nos écritures collectives finissent par ne plus nous appartenir, les synthèses sont produites par les machines.
Le like n’appartient pas qu’à Facebook, il prend une diversité de formes. Par exemple, Pinterest offre trois réactions possibles aux usagers à partir d’une photo présente sur la plateforme : le repin (la possibilité de reprendre la photo pour la punaiser sur son propre mur), le like (signale qu’on aime l’image ce qui lui permet de gagner des points dans les classements de popularité),  et la possibilité de commenter l’image, mais ce sont les deux premières fonctionnalités, impulsives, qui connaissent le plus de succès.
Le like est également présent sur Amazon. Cliquer sur le pouce levé permet à Amazon d’emmagasiner des données afin « d’améliorer notre expérience d’achat ». De nouvelles formes de like et de dislike vont probablement voir le jour.
 

2- Le like de Facebook

Facebook rassemble près d’un milliard d’usagers. Le temps de présence des internautes sur ce réseau social est supérieur à n’importe quel autre site web. Le film The social network rappelle que la première version, que met en ligne Zuckerberg en octobre 2003, est une application nommée Facemash où l’on peut voter pour la fille que l’on préfère à partir des trombinoscopes récupérés illégalement sur le site de l’université. Les usagers devaient donc choisir à chaque fois entre deux portraits et désigner celle qu’ils préféraient. La logique pulsionnelle, assez machiste et peu constructive n’a pas disparu puisque certaines applications permettent de faire la même chose à partir des profils Myspace. Plus récemment, l’application Hotstagram (hotstagram.com) permet de faire de même avec les photos d’Instagram.
Le like est donc une logique type facemash appliquée à grande échelle. Il faut en distinguer deux types :
– Le premier  exprime le simple fait d’aimer un statut, un commentaire ou une page d’un groupe de musiques ou d’une grande marque.
– Le second, une extension du premier, permet d’extérioriser le like à l’ensemble du web. Il est possible d’ajouter un bouton like à n’importe quel blog, de même qu’il est possible d’y intégrer un système de commentaires liés au profil Facebook.
 

– Je t’aime moi non plus

L’affichage d’un grand nombre de likes sur son profil participe d’un effet narcissique, sachant que le moindre commentaire peut être « aimé ». Dès lors, les statuts Facebook qui reçoivent beaucoup de likes témoignent de la popularité de leur auteur. Cependant, le like peut vouloir dire tout et son contraire, voire être un principe d’autodérision. Le mimétisme conduit à également apprécier un statut déjà plébiscité par le réseau d’amis.
Les logiques d’impulsion s’accompagnent aussi de stratégies de calcul pour montrer l’intérêt que porte un membre de Facebook à un contact par exemple…
 
La suite est donc ici
D’autres réflexions prochainement également pour faire face à la fin des temps.

La fin des temps

Je vais commencer un cycle de billets sur  Haruki Murakami, malgré un temps restreint pour bloguer.
Haruki Murakami est probablement mon auteur préféré. Je l’avais découvert alors que j’étais encore au lycée à la lecture de l’excellent ouvrage : La Fin des temps.
Comme toujours, chez Murakami, on y rencontre des univers parallèles qui peinent à se rencontrer. C’est aussi le cas dans sa dernière oeuvre 1Q84, ouvrage sur lequel je reviendrais également, mais qui me parait réservé déjà à un public initié aux écrits de l’écrivain Japonais. L’édition française comprenant trois tomes, il a notamment fallu de la patience pour attendre le dernier tome de la version poche alors qu’il existe une édition intégrale comme en anglais par exemple.
Mais revenons à la fin des temps. Chez Murakami, le plaisir de la lecture se situe dans le fait qu’on a l’impression de pouvoir se poser dans un univers complexe mais quelque peu reposant. Un effet agréable lorsqu’on a l’impression de devoir gérer sans cesse des flux et de passer d’une activité à l’autre sans véritable repos. L’oeuvre de Murakami agit donc sur moi depuis quelques années, comme un pharmakon face à la terrible continuité du temps présent. C’est donc un plaisir de pouvoir exercer dans cette lecture, une sorte de distance critique qui est avant tout une mise à distance du monde et la possibilité de porter un regard sur soi.
La fin des temps a été écrit dans les années 80, mais je crois qu’il demeure encore extrêmement riche pour comprendre notre présent. L’histoire est celle d’un informaticien qui suite à la rencontre d’un vieux étrange, finit par atterrir dans un univers parallèle, sorte de pays des merveilles, accompagné par une jeune fille boulotte bien différente d’Alice.  On se sent à la fois dans un imaginaire mais dans une réalité parallèle qui semble faire écho à des aspects de notre propre existence. Ainsi sont les écrits de Murakami.
Plusieurs éléments m’ont intéressé dans cet ouvrage. En premier, cette histoire de lecteur de crânes de licorne, crânes qui contiennent la mémoire d’une étrange civilisation, m’a beaucoup interpellé.  J’en avais fait un billet il y a deux ans. Je vous livre d’ailleurs un des passages de l’ouvrage à ce sujet :
« C’est le crâne d’une de ces licornes qu’on voit dans la ville, n’est-ce pas ? lui demandai-je.
Elle hocha la tête.
— C’est là que sont enfouis les vieux rêves, répondit-elle calmement.
— C’est là-dedans que je dois déchiffrer les vieux rêves ?
— C’est la tâche du liseur de rêves, répondit-elle.
— Et que dois-je faire des rêves ensuite ?
— Tu ne dois rien en faire. Tu les lis, c’est suffisant. »

Qu’est-ce donc que cette étrange pratique : une lecture tout simplement, et qui ne soit pas obligatoirement productive au final.
Intéressant aussi est la présence permanente des bibliothèques et des bibliothécaires dans l’oeuvre de Murakami, si ce n’est que parfois il devient difficile de reconnaître la bibliothèque :
« En fait de bibliothèque, c’était un immeuble de pierre tout à fait ordinaire, qui ne différait en rien des autres. Aucun signe, aucune particularité extérieure n’indiquait qu’il s’agissait d’une bibliothèque. À voir les murs de pierre aux mornes teintes délavées, l’auvent étroit, les fenêtres munies de volets de fer, ou la porte de bois massif, il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un grenier à céréales. Sans le plan détaillé tracé par le gardien, jamais je n’aurais pu y reconnaître une bibliothèque. »
La fin des temps possède un titre intéressant à plus d’un titre du fait de la polysémie associée. Il est assurément quelque part inquiétant également. Vraisemblablement  se trouve enfouie dans ces crânes de licorne, nos rêves.
Hélas actuellement, il semble que ce soient les cauchemars qui soient en train de prendre l’épaisseur d’une réalité qu’il est de plus en plus tentant de fuir… en lisant Murakami.