J’écris peu sur le blog depuis quelques temps. Beaucoup de projets et de travaux monopolisent mon temps et mon attention. Disons ce que ce dernier billet de l’année augure l’esprit et la volonté qui m’animeront en 2011.
On a cru sans doute hâtivement que la fin de l’histoire était survenue lors de la chute du mur de Berlin tant la destinée semblait écrite et le triomphe démocratique semblait inéluctable.
20 ans après, il n’en est rien. Au contraire, la démocratie recule y compris au sein de ses bastions premiers.
Le sens de l’histoire est devenu bien incertain et il est évident que le premier réflexe est de tenter de se retourner vers le passé pour tenter de mieux « prospectiver ». Un sens à construire, une histoire à écrire de manière « poétique » en suivant Réné Char : « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». Hélas il semble que ce soit bien les ténèbres qui nous entourent désormais du fait d’une césure qui s’est produite dans notre rapport à l’espace-temps. Finalement, nous sommes comme le héros de « la fin des temps » de Murakami, quelque peu coupé en deux, contraint d’avoir abandonné une partie de nous dans un passé de plus en plus inaccessible. Seul celui qui est capable de déchiffrer les mémoires contenues dans les crânes des licornes et seul celui qui sait trouver du sens et le chemin parmi les données (et notamment les Big Data) parvient à relier les deux mondes : l’archiviste ou le bibliothécaire qui n’est pas seulement un gardien.
En effet, l’archive semble la mieux à même de pouvoir répondre à notre situation en nous permettant de nous situer dans les méandres de nos destinées. Cette archive, c’est celle que décrit Michel Foucault :
- « Mais l’archive, c’est aussi ce qui fait que toutes les choses dites ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe, ne s’inscrivent pas non plus dans une linéarité sans rupture, et ne disparaissent pas au seul hasard d’accidents externes, mais qu’elles se groupent en figures distinctes, se composent les unes avec les autres selon des rapports multiples, se maintiennent ou s’estompent selon des régularités spécifiques »
- (Foucault, L’archéologie du savoir, 1969 p.170)
Mais nous ne distinguons plus nécessairement l’archive ou le document porteur d’une importance historique. Les crânes de licorne évoqués par Murakami sont également une belle métaphore de nos documents produits par des outils ou programmes désormais obsolètes.
On croyait que le numérique nous apporterait un accès facilité à la connaissance, il n’en est rien. La littératie se complexifie au contraire et l’illusion de la transparence dissimule délégations techniques et intellectuelles. Cela signifie qu’il est grand temps de développer une culture de l’information et une translittératie qui soit réellement durable, faite de savoirs et de savoir-faire qui puissent être réinvestis sans cesse sans quoi l’archéologie de nos savoirs est grandement menacé et sa futurologie celle décrite par Lévi-Strauss.
Par conséquent, un simple esprit « culture informationnelle » ajoutée à la marge ne saurait répondre à cette mission. La construction de learning center n’y suffira pas non plus car il ne s’agit pas de confondre le bâtiment avec l’institution. Le chantier est bien celui de la culture des esprits, une construction hautement plus ambitieuse et plus difficile. J’appelais dans ma thèse en 2009 à une reformation de la culture de l’information. En appelant à la reconstitution de l’Ecole à partir de la skholé, cette capacité d’attention qui est la base de notre capacité à comprendre, à reformuler et à écrire, je souhaitais démontrer que les compétences et savoirs exigés ne pouvaient se contenter de simples injonctions politiques et encore moins économiques. Au contraire, la culture de l’information ne doit opérer en parallèle de la prétendue société de l’information ce que tend trop souvent à faire les théoriciens de l’information literacy. Cette culture dont nous avons besoin, c’est celle qui permet l’accès à la majorité de l’entendement au sens Kantien. Cette culture demande un effort, une capacité de résistance qui permet de trouver la sortie hors de la minorité de l’entendement. Hélas, les mineurs sont de plus en nombreux, enfermés dans des cavernes qui les déforment et les privent des Lumières et se contentant de d’inter-médiaires comme directeurs de conscience. C’est donc autant d’un humanisme numérique que des Lumières numériques dont nous avons besoin.
Pour cela, il nous faut aussi sortir des évidences et des discours qui les accompagnent. Nous avons besoin de plus en plus de savants, « savant » au sens de celui qui sait lire et écrire parmi cette diversité médiatique convergente.
Nous avons de plus en plus besoin de lecteurs de crânes de licorne.
vrai, dommage qu’on ne puisse pas te suivre via blog aussi souvent, parce que sentiment de questions partagées, et que beaucoup d’interrogations à croiser
en tout cas, fraternellement
f
Merci françois. Merci à toi de nous faire partager tes Lumières avec talent.
Ca fait beaucoup de bien de lire cela. C’est un très beau texte avec un fond solide.
Oui l’idéal est de retourner à la skholé qui a également le sens de temps libre, soit d’un temps libéré des contraintes du quotidien, qui seul permet la construction d’un vrai savoir. Mais il faut malheureusement constater que nos écoles s’en éloignent de plus en plus et que notre vie quotidienne est de plus en plus saturée « d’instantanéité » qui tue évidemment toute perspective de réflexion (dans les deux sens du terme).
Bien sûr, la culture informationnelle devrait aussi être un cheval de bataille des archivistes, fondé par la notion d’archives PUBLIQUES, qui a mis quand même quelques siècles à trouver sa véritable réalisation à partir de son idéal historique posé par la révolution française. Tous les totalitarismes ont brûlé les archives et les bibliothèques, il n’y a pas de raison que cela change à l’avenir.
Nous avons vraiment beaucoup de pain sur la planche…