L’article de Danah Boyd traduit sur internetactu a éclairé quelques une de mes préoccupations du moment. Je dois notamment écrire un article introspectif sur mon blog et je m’interroge sur comment étudier les blogs scientifiques dans la durée du fait de leur évolution et des systèmes d’archivage qui ont tendance à privilégier que des données brutes et peu éditorialisées.
photo credit: Idaho National Laboratory
Boyd note que l’obsession de cumuler des données présente en effet un important problème : celui de les considérer comme étant toutes d’un poids équivalent. Effectivement, les grandes données offrent des perspectives parfois colossales avec le risque de déformations tout aussi conséquentes.
Mais placer les données au centre de l’étude scientifique et même toute stratégie d’organisation de l’information (avec le web de données par exemple) pose un problème épistémologique de taille : l’oubli de la question de la coquille, c’est-à-dire du support mais aussi des techniques utilisées.
Boyd montre qu’il y a un effet à risque à privilégier des approches informatiques au point de tomber dans le travers de Chris Anderson qui considère que les chiffres sont le reflet de la réalité, qu’ils parlent d’eux-mêmes, qu’ils sont automatiquement compréhensibles, et que par conséquent plusieurs sciences- sous entendues sociales et humaines- sont vouées à disparaître.
Clairement, c’est à nouveau l’idéologie du calcul, du ratio, de la société de l’information qui est en train de nous bouffer face au bon usage de la raison. Une nouvelle fois, ce n’est pas l’homme qui crée le cyborg, mais bien l’inverse. Une idéologie du tout calculable tente de nous « cyborguiser » dans la moindre de nos actions et activités. Ce serait quand même fortement inquiétant si cette idéologie devait définitivement emporter les débats en matière scientifique. Même les humanités numériques (digital humanities) ne semblent pas à l’abri de cette tentation. La position de Milad Doueihi , qui préfère le terme d’humanisme numérique, permet de sortir de l’idée que tout n’est que data. Humanisme car c’est la robotique qui prend le dessus de manière inattendue. On est pas si loin de l’idée de Hans Moravec de l’uploading, que notre cerveau pour être téléchargé. Un risque que j’ai décrit dans Print Brain technology.
Jean Michel Salaün a donc bien raison de répéter depuis quelques temps que les archivistes ont beaucoup à nous apporter et je crois que cela ne concerne pas que les sciences de l’information. Le support est clairement un élément à ne pas négliger. Etrangement, il semble qu’on oublie totalement la coquille (the shell) qui entoure les data. Si on devait examiner ce blog et seulement son contenu depuis ces 12 dernières années, on ne pourrait pas clairement percevoir son évolution. Le site n’a eu de cesse d’avoir des évolutions éditoriales, des mises en forme différentes, des langages et des codes également divers. Pour un archiviste, la reliure, le papier utilisé sont déjà pleinement des documents et des éléments riche en informations notamment en matière d’évaluation. La vision du « tout data » conduit à négliger l’éditorialité.
Peut-on imaginer traiter des archives des siècles précédents avec seulement les retranscriptions sous un traitement de texte ? Insipide n’est-ce pas ? On se retrouve dans une division assez proche de la dichotomie corps et esprit. On a à nouveau l’impression que la matérialité est négligeable, en tout cas pas noble, pas digne d’intérêt. Pourtant, Yves Jeanneret nous avait déjà alertés sur ce risque dans son fameux « Y-a-t-il vraiment des nouvelles technologies de l’information ». Le document a toujours partie liée avec des supports et des formes éditoriales, des architextes et il lui faut un interprète comme révélateur d’une relation sociale. Négliger, la coquille, c’est sans doute aussi négliger l’esprit.
Du data à la cata, il n’y a qu’un pas.
photo credit: Idaho National Laboratory
Étiquette : big data
Nous avons de plus en plus besoin de lecteurs de crânes de licorne
J’écris peu sur le blog depuis quelques temps. Beaucoup de projets et de travaux monopolisent mon temps et mon attention. Disons ce que ce dernier billet de l’année augure l’esprit et la volonté qui m’animeront en 2011.
On a cru sans doute hâtivement que la fin de l’histoire était survenue lors de la chute du mur de Berlin tant la destinée semblait écrite et le triomphe démocratique semblait inéluctable.
20 ans après, il n’en est rien. Au contraire, la démocratie recule y compris au sein de ses bastions premiers.
Le sens de l’histoire est devenu bien incertain et il est évident que le premier réflexe est de tenter de se retourner vers le passé pour tenter de mieux « prospectiver ». Un sens à construire, une histoire à écrire de manière « poétique » en suivant Réné Char : « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». Hélas il semble que ce soit bien les ténèbres qui nous entourent désormais du fait d’une césure qui s’est produite dans notre rapport à l’espace-temps. Finalement, nous sommes comme le héros de « la fin des temps » de Murakami, quelque peu coupé en deux, contraint d’avoir abandonné une partie de nous dans un passé de plus en plus inaccessible. Seul celui qui est capable de déchiffrer les mémoires contenues dans les crânes des licornes et seul celui qui sait trouver du sens et le chemin parmi les données (et notamment les Big Data) parvient à relier les deux mondes : l’archiviste ou le bibliothécaire qui n’est pas seulement un gardien.
En effet, l’archive semble la mieux à même de pouvoir répondre à notre situation en nous permettant de nous situer dans les méandres de nos destinées. Cette archive, c’est celle que décrit Michel Foucault :
- « Mais l’archive, c’est aussi ce qui fait que toutes les choses dites ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe, ne s’inscrivent pas non plus dans une linéarité sans rupture, et ne disparaissent pas au seul hasard d’accidents externes, mais qu’elles se groupent en figures distinctes, se composent les unes avec les autres selon des rapports multiples, se maintiennent ou s’estompent selon des régularités spécifiques »
- (Foucault, L’archéologie du savoir, 1969 p.170)
Mais nous ne distinguons plus nécessairement l’archive ou le document porteur d’une importance historique. Les crânes de licorne évoqués par Murakami sont également une belle métaphore de nos documents produits par des outils ou programmes désormais obsolètes.
On croyait que le numérique nous apporterait un accès facilité à la connaissance, il n’en est rien. La littératie se complexifie au contraire et l’illusion de la transparence dissimule délégations techniques et intellectuelles. Cela signifie qu’il est grand temps de développer une culture de l’information et une translittératie qui soit réellement durable, faite de savoirs et de savoir-faire qui puissent être réinvestis sans cesse sans quoi l’archéologie de nos savoirs est grandement menacé et sa futurologie celle décrite par Lévi-Strauss.
Par conséquent, un simple esprit « culture informationnelle » ajoutée à la marge ne saurait répondre à cette mission. La construction de learning center n’y suffira pas non plus car il ne s’agit pas de confondre le bâtiment avec l’institution. Le chantier est bien celui de la culture des esprits, une construction hautement plus ambitieuse et plus difficile. J’appelais dans ma thèse en 2009 à une reformation de la culture de l’information. En appelant à la reconstitution de l’Ecole à partir de la skholé, cette capacité d’attention qui est la base de notre capacité à comprendre, à reformuler et à écrire, je souhaitais démontrer que les compétences et savoirs exigés ne pouvaient se contenter de simples injonctions politiques et encore moins économiques. Au contraire, la culture de l’information ne doit opérer en parallèle de la prétendue société de l’information ce que tend trop souvent à faire les théoriciens de l’information literacy. Cette culture dont nous avons besoin, c’est celle qui permet l’accès à la majorité de l’entendement au sens Kantien. Cette culture demande un effort, une capacité de résistance qui permet de trouver la sortie hors de la minorité de l’entendement. Hélas, les mineurs sont de plus en nombreux, enfermés dans des cavernes qui les déforment et les privent des Lumières et se contentant de d’inter-médiaires comme directeurs de conscience. C’est donc autant d’un humanisme numérique que des Lumières numériques dont nous avons besoin.
Pour cela, il nous faut aussi sortir des évidences et des discours qui les accompagnent. Nous avons besoin de plus en plus de savants, « savant » au sens de celui qui sait lire et écrire parmi cette diversité médiatique convergente.
Nous avons de plus en plus besoin de lecteurs de crânes de licorne.