Non, ce n’est pas une nouvelle interjection, et le dernier cri du joueur de Pokemon Go lorsqu’il découvre une espèce inconnue tel un naturaliste des siècles passés. C’est le nom que l’on donne en japonais au fait d’entasser des ouvrages qu’on a parfois pris plaisir à acheter, mais qu’on ne lira jamais. Après tout, on catalogue bien des ouvrages sans les avoir lus. Rien de coupable dans cette attitude.
Je viens de découvrir ce mot grâce à cet excellent article qui explique ce concept de lecture, ou plutôt de non-lecture. L’article mentionne à la fin que les japonais ont eu raison d’inventer ce terme et fait référence aux ouvrages de Murakami qui sont parfois longs et que certains ne liraient pas. Je ne fais pas partie de cette espèce, car j’ai toujours pris soin de lire tous les Murakami que j’ai achetés ou empruntés. Le concept a été relayé depuis pas mal d’années dans la presse notamment par rue 89 et télérama qui a même inciter ses lecteurs à montrer des photos de cette activité apparemment très partagée. Doku renvoie à l’idée de lecture, tandis que tsumu fait référence à l’empilement et l’accumulation. La requête sur pinterest laisse entrevoir des heures d’exploration.
L’art du tsundoku a été relié avec les propos d’Umberto Eco quant à l’importance des documents et ouvrages présents dans une bibliothèque, mais qu’on n’a jamais lu. En effet, la bibliothèque doit rassembler bien plus que la somme de ce que nous avons lu ou de ce que nous connaissons, car elle n’est pas un instrument de mise en scène de soi, mais un outil de recherche. À l’inverse des bibliothèques ou les livres n’ont jamais été lu (voir aussi les vidéos encore sous blister), car les pages n’ont pas été coupées, ou comme le décrit Alberto Manguel lorsqu’il découvre qu’une belle bibliothèque familiale n’est en fait qu’une apparence : le haut des pages a été coupé pour que les livres soient à la bonne taille des étagères de la bibliothèque, le fait de disposer d’ouvrages potentiellement consultables constitue un atout opportun.
L’amas de savoirs requiert un certain sens de l’organisation, un goût pour la collection, un peu comme chez Des Esseintes :
Le fatras des philosophes et des scoliastes, la logomachie du Moyen Âge allaient régner en maîtres. L’amas de suie des chroniques et des livres d’histoire, les saumons de plomb des cartulaires allaient s’entasser, et la grâce balbutiante, la maladresse parfois exquise des moines mettant en un pieux ragoût les restes poétiques de l’antiquité, étaient mortes; les fabriques de verbes aux sucs épurés, de substantifs sentant l’encens, d’adjectifs bizarres, taillés grossièrement dans l’or, avec le goût barbare et charmant des bijoux goths, étaient détruites. Les vieilles éditions, choyées par des Esseintes, cessaient — et, en un saut formidable de siècles, les livres s’étageaient maintenant sur les rayons, supprimant la transition des âges, arrivant directement à la langue française du présent siècle.
Il y a une forme de dandysme dans le tsundoku, si on se montre capable de produire une esthétique qui prenant le contre-pied de la bibliothèque trop organisée. Cela résulte davantage d’un butinage allant de rebond en rebond, se complaisant à voir s’accumuler au-dessus d’ouvrages achetés sur un coup de tête il y a parfois des années, de nouveaux arrivages comme autant de promesses, prêtes à s’effondrer au moindre faux-pas, mais permettant la révélation de l’ouvrage oublié, celui qui apparaît au bon moment pour être saisi et qui pourrait avoir la chance d’être lu de façon exhaustive. Le tsundoku dans son étalement rappelle les cornes d’abondance du savoir, cornucopiae, ces gisements sur lesquels on peut se reposer au sens propre comme au sens figuré.
Quid du tsundoku dans ses déclinaisons digitales, où la tentation du téléchargement est telle qu’elle ne garantit aucunement qu’il sera possible de procéder à une lecture intégrale, mais rassure quant au besoin soudain de vouloir disposer de tel document au moment opportun. Difficile cependant de pouvoir représenter des epub et des pdf sous la forme de l’empilement.