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« Ce qu’on apprend ajourd’hui sera inutile en 2050 ». La formule a été reprise à partir des propos de Yuval Harari.
Et bien je pense que c’est l’inverse. Il est probable alors qu’on s’interroge sur les programmes et les savoirs du lycée, qu’un lycéen du siècle dernier et peut-être même du siècle encore d’avant, était mieux armé que ceux actuellement.
Le lettré du digital, ainsi l’appellerons-nous, ne vit pas dans un monde totalement en rupture avec les anciennes pratiques.
Nous ne vivons pas non plus dans une révolution permanente faite de tabula rasa, et qu’il faudrait tout réapprendre et tout recommencer.
Ce n’est donc pas à mon avis que ce qu’on apprend aujourd’hui sera inutile en 2050, mais plutôt ce qu’on apprend actuellement est insuffisant et pas du tout au niveau. Pire que cela, ce n’est pas cohérent et cela témoigne d’une absence de vision à long terme.
Je serai même tenté de dire que vouloir se mettre sans cesse au goût du jour a conduit à un saupoudrage avec le développement d’éducation à, certes nécessaire, mais trop souvent marginalisée, car il faudrait mieux intégrer leurs contenus.
Pire encore, les effets de modernité et d’égalitarisme conduisent à supprimer ou à négliger certains contenus du fait de programmes élargis, mais aussi parce que ses contenus nécessitent des formes attentionnelles longues et des répétitions.
On a trop laissé à l’industrie des jeux vidéo le droit de nous faire refaire pendant des heures des actions similaires dans des environnements sympathiques au point que les exercices, les dictées, les résumés de texte deviennent des instruments peu prisés désormais… notamment parce qu’ils révèlent les difficultés et qu’ils opèrent aussi des logiques de hiérarchie entre élèves. Il est vrai une nouvelle fois qu’il est préférable d’annoncer son niveau dans un jeu vidéo plutôt que de dire son classement dans une matière.
Le paradoxe vient du fait que le temps scolaire est trop court. J’entends par temps scolaire, à la fois le temps institutionnel, mais aussi tout le temps nécessaire à la formation de l’esprit, mais aussi des corps, ce qui implique donc tout autant des compétences intellectuelles que techniques, que des compétences physiques que spirituelles.
Le temps passé devant des activités ludiques devant les écrans, ou tout au moins le temps d’attention sur ces dispositifs finit par dépasser sur une année le temps scolaire, et parfois de façon très nette.
Cela ne signifie pas qu’on n’apprend pas devant les écrans. Cela signifie que le pouvoir des industries des loisirs est écrasant sur ces dispositifs et qu’on peine à trouver les moyens d’en faire des instruments de formation. Trop souvent, on ne parvient guère à dépasser le cadre de la formation aux usages, alors qu’il faudrait former à une meilleure intégration culturelle.
Cela implique donc de travailler les passerelles entre les disciplines, mais aussi entre les exercices.
L’enjeu est de développer de nouvelles formes de production à évaluer. Cela peut être la réalisation de vidéos par exemple. Mais sur ce point, il faut rappeler qu’il ne s’agit pas seulement de savoir filmer et de savoir monter, mais aussi de produire un scénario, de faire œuvre d’imagination, mais aussi de démontrer une capacité à structurer l’information.
Or, cela ne peut se faire qu’à condition de s’exercer, de recommencer, d’améliorer, etc.
Je note que la plupart de mes étudiants ne savent pas faire de résumés et encore moins de dissertation avec des plans qui tiennent la route. Je ne parle même pas des commentaires de textes. Or pourtant, beaucoup ont obtenu des mentions au baccalauréat.
Autre point, ces aptitudes supposent de s’exercer, mais d’avoir les moyens de pouvoir comparer, c’est-à-dire d’avoir à disposition des références qui ne soient pas uniquement disponibles en ligne… c’est-à-dire d’avoir une culture, ce qui suppose d’avoir un langage qui permette d’exprimer des nuances et donc d’utiliser des synonymes, mais aussi d’avoir un minimum de références en littérature, cinéma, arts pour pouvoir mieux utiliser des exemples pour asseoir des raisonnements.
L’enjeu n’est donc pas uniquement celui de savoir coder. Il sera clairement nécessaire de développer un programme de formation au code pour mieux comprendre les logiques algorithmiques de base, mais aussi pour savoir mieux utiliser des outils statistiques.
Mais il faut conférer surtout les moyens de savoir décoder… tout autant les textes, les images, les vidéos, les sets de données et tout autre visualisation et tableau statistique.
L’art de la critique, de la mise à distance, suppose surtout des rapprochements, notamment entre littératie et numéracie. Il y a de la joie à lier, disait Giordano Bruno, et c’est bien l’enjeu, lier sans emmêler, lier sans être poings et mains liées. En ce sens, écrire les programmes sous l’influence des industries et thématiques dominantes du moment en matière de digital serait une grave erreur. Pire encore, serait de placer la donnée comme centrale en matière de formation au numérique, car justement l’enjeu n’est pas de placer la donnée comme centrale au niveau du système scolaire, ce qui serait un renversement inquiétant par rapport à la loi Jospin de 1989.
L’avenir de l’éducation s’inscrit donc dans un rapport entre tradition scolaire et anticipation, entre les travaux des prédécesseurs et ceux à venir. L’avenir de l’éducation est assurément steampunk plutôt que transhumaniste.
Pour finir sur une note poétique, on pourrait dire que l’enjeu est de former des citoyens qui s’inscrivent dans une lignée qui mêle poésie et code, métries et métriques en se souvenant que le premier code informatique a été écrit Ada Lovelace, fille du poète Lord Byron.
Source :
Les images sont issues du site unsplash.com .
Image mise en avant : Kevin Ku
Sur le lettré du digital, voir notamment cet article écrit avec Franck Cormerais.
Voir aussi cet article collectif.
Quelques idées sont développées dans la formation aux cultures numériques.
Étiquette : code
Il faut apprendre à décoder, l’enjeu d’un nouveau programme commun
La querelle est ouverte entre les partisans de l’apprentissage du code à l’école et ceux qui considèrent que ce n’est pas une compétence clef et qu’il y a d’autres éléments plus importants à prendre en compte, mérite une mise au point. Dans ce dialogue de sourds où chacun présente finalement des arguments légitimes, il convient d’élargir la question, car elle est bien plus complexe. Dernièrement, un article sur Atlantico répondait par la négative après une série d’articles en français et en anglais militant pour l’apprentissage du code. Cela mériterait d’ailleurs une étude sérieuse pour examiner le débat ou la controverse actuelle. Un beau boulot pour le lab de sciencesPô.
Nous allons tenter d’esquisser un début de réponse en élargissant les perspectives habituelles, même c’est encore une fois un ouvrage entier qui serait nécessaire plutôt qu’un article lapidaire.
En premier lieu, il convient de saisir les différents contextes qui expliquent les positions différentes de ceux qui se prononcent sur le sujet.
– Le premier contexte est celui du marché du travail. c’est classique, les industriels signalent leurs besoins de recrutement et on note la nécessité de recruter à l’étranger, car la France ne dispose pas toujours des informaticiens adéquats. Cette position est souvent défendue par le syntec et les industriels du numérique français. La vision est donc réduite à un besoin lié au marché de l’emploi. L’INRIA a souvent tendance à appuyer cette vision d’une nécessité de former des informaticiens et notamment une élite informatique en contribuant à jouer de façon stratégique et peu scientifique sur la confusion entre numérique et informatique. Que les industriels se préoccupent de la formation, c’est en soi intéressant et pas illégitime. Mais il convient de mesurer cette demande en se demandant si les industriels d’aujourd’hui sont bien à même de dicter les nécessités éducatives et surtout s’ils sont capables d’anticiper l’informatique de demain quand on sait que d’ici 20 ans, beaucoup d’entreprises du domaine n’existeront plus du tout sous leur forme actuelle… Personnellement, je n’ai aucune envie que Gilles Babinet et encore moins Pierre Bellanger soient ceux qui dictent les décisions futures.
– Le second contexte est informatique. Il est fortement lié parfois à des confusions entre le numérique et l’informatique qui recouvrent deux réalités différentes. Si on peut trouver une nécessité à former au numérique, la question devient plus précise quand il s’agit de former à l’informatique. Dans les années 80, les premiers plans de formation étaient aussi lancés pour soutenir un modèle industriel français qui a fini par disparaitre. On s’étonnera d’ailleurs de constater que le déclin progressif de l’industrie informatique française a abouti au déclin de la formation à la programmation. Or quelque part, je ne suis pas certain que ce plan de formation à la programmation soit un échec. J’ai été élève formé sur des T07 et je maintiens que mon regret a été que ces formations finissent par s’arrêter. Du coup, on oublie pas mal de choses et on n’augmente pas en compétences. L’enseignement informatique mérite clairement d’être découplé dans un premier temps d’une pression industrielle à court terme. Suite à cette fin de l’enseignement de la programmation, la nécessité de former aux « TIC » (expression désormais désuète et d’autant plus quand on parle de NTIC) est devenue primordiale. Seulement, au travers des mécanismes type B2I, on a surtout fini par former à des usages. L’EPI qui plaide pour un enseignement de l’informatique considère depuis longtemps qu’on a fait fausse route avec ce dispositif. Mes étudiants me disent à chaque rentrée unanimement que ce dispositif n’a servi à rien… Qu’attend-on une fois pour toutes pour le supprimer ?… non on préfère le multiplier avec un socle commun qui n’a pas de sens dans la mesure où l’organisation des savoirs et de la formation ne change pas.
Et quand on forme aux usages, on forme souvent en conformité avec des besoins qui ne sont pas éducatifs et davantage industriels. Le contexte informatique doit donc être aussi découplé d’une vision du numérique basée sur des usages de base. L’ambition est plus complexe et elle me parait légitime. Il reste à comprendre ce qu’on veut vraiment enseigner et quels apports disciplinaires, mais aussi dans la culture générale cela peut apporter.
– J’en arrive donc au troisième contexte, le contexte éducatif. On sait que le contexte français est celui d’une inertie profonde avec une perte de confiance énorme dans l’institution que ce soit du point de vue des élèves et des parents, mais surtout des enseignants eux-mêmes. Du coup, la politique est celle du changement à la marge avec l’introduction d’ « éducation à » qui finissent par nous conduire nulle part, car il n’y a pas de vision programmatique d’ensemble. Du coup, la place de l’informatique est difficile à situer, déjà que celle du numérique apparait comme n’étant pas réellement pensée. Le contexte marque aussi les oppositions classiques entre les partisans de la formation aux bases (écriture-lecture-calcul) et ceux qui plaident pour plus de diversité. Les résultats aux différents tests montrent qu’au final on ne forme plus vraiment à grand-chose et qu’il y a un manque de sens évident, car on ne fait qu’ajouter des connaissances à acquérir, mais en réduisant les temps d’apprentissage. Du coup, rien n’est maîtrisé réellement. Un cadeau à long terme pour les industries de service à qui on fournit des temps de cerveau disponibles en masse. En clair, on ne peut pas envisager d’évolution des contenus, donc des compétences informatiques, numériques, médiatiques et informationnelles sans redéfinition totale des programmes. Je ne cesse de le répéter depuis plus de 10 ans que cela induit une nouvelle donne disciplinaire et probablement de nouvelles liaisons disciplinaires. On ne peut donc pas apprendre l’informatique et à coder sans que cela ne s’inscrive dans une perspective plus large qui fasse sens…
– Et ce cens, c’est pleinement une des missions aussi du contexte scientifique et universitaire de se repositionner sur ces questions. Vouloir réformer le système en partant du primaire est une erreur de lecture monumentale, voire une vision petit bras qui aboutit à la réforme la plus débile de l’histoire de l’Education Nationale, celle des rythmes scolaires qui marque à mon avis la fin programmée de l’EN telle que nous l’avons connue. L’incapacité des universitaires à penser l’Ecole aboutit à les laisser aux pires des incompétents de toutes sociétés : les apparatchiks… qui ne sont jamais sanctionnés d’ailleurs pour leurs errements. On a préféré un temps supprimer les IUFM, certes pas parfaits, mais la critique ne signifie pas la destruction, plutôt que de nous débarrasser de ces innombrables inspecteurs en tout genre. Ils n’ont fait qu’accentuer la crise de confiance en l’institution. C’est donc par l’université qu’il fallait vraisemblablement penser la réforme en réinterrogeant les divisions classiques de l’organisation des savoirs. Une des pistes intéressantes actuelles (parmi d’autres) est celle des humanités numériques où finalement on s’aperçoit que nos divisions produisent des insuffisances dans la formation et que la trop nette séparation entre scientifique et littéraire n’a plus lieu d’être. On a besoin en tant que chercheur en SHS d’un minimum de compétences en informatique et une bonne culture numérique désormais. Mais cela ne concerne pas que les chercheurs…
La réconciliation possible entre les deux points de vue, celui qui considère qu’il faut savoir programmer sous peine d’être programmé soi-même par d’autres, et ceux qui prétendent qu’il n’est pas utile de comprendre le fonctionnement d’un moteur pour savoir conduire, il y a probablement des pistes plus intéressantes. On sait que les enfants des cracks en informatique et dans le numérique apprennent dans des écoles qui se passent volontairement du numérique. J’ai déjà expliqué ce fait, il est simple, ces enfants ont besoin d’apprendre des éléments essentiels de base à l’école, tandis que l’apprentissage du numérique est principalement une affaire de famille. En clair, les cracks de l’informatique vont chercher une autre expertise que la leur pour leurs enfants. Rien de plus logique, il est difficile d’en faire une généralité pour l’ensemble de nos élèves.
Mais il est évident qu’il faut poser l’enjeu de programmation et de formation de façon plus méta. Et cet enjeu est finalement similaire aux territoires de la lettre et du chiffre, c’est celui de l’apprentissage de la raison, de la capacité à penser par soi-même, de la capacité à « décoder », à « déchiffrer ». Les lectures humaines se mêlent aux lectures machines, aux lectures industrielles. Le lettré du numérique n’est plus le même, il n’y a pas de révolution, c’est une mutation.
Or comme le dit Stephen Ramsay dans reading machines, nous sommes finalement dans une ostranénie qui fait que la textualité même finit par changer et paraitre quelque peu différente. C’est une culture nouvelle à laquelle il faut former et s’il est impossible de connaitre tous les codes existants comme il est impossible de connaître toutes les langues du monde, il convient toutefois d’observer qu’il existe des langages et des codes dominants, des phénomènes de similarité et de reproduction qui finissent par s’imposer. Mais cela requiert aussi d’en finir avec nos anciennes divisions par matière pour en produire de nouvelles. Car contrairement aux partisans absolus d’une interdisciplinarité molle qui finit par ne pas produire grand-chose et qui permet de ne rien véritablement changer — c’est ce contexte qui nuit à une véritable culture informationnelle depuis longtemps — c’est bien un nouveau régime des savoirs qu’il convient de produire. Et c’est un véritable défi quand on sait que finalement l’algorithme pourrait être enseigné dans bien d’autres domaines que les mathématiques.
Du coup, on comprend que même nos divisions universitaires posent question, or ce sont les lieux de formation des futurs enseignants…
J’en conclus là, en considérant que j’ai malgré tout omis pas mal de points importants. Ce n’est pas la question de l’apprentissage du code qui est à poser. C’est bien la question de la formation du citoyen dans des environnements complexes où se produisent différentes lectures et écritures. C’est l’enjeu même de la société que nous désirons produire et qu’il convient d’écrire et donc de programmer. Et ce rôle, c’est celui des institutions de programme. Or, pour l’instant, le mécanisme est bloqué à plusieurs niveaux et notamment au niveau du politique qui est incapable de « décoder » la complexité actuelle de notre monde, car nos politiciens n’ont pas la culture nécessaire pour le faire. Dans tous les cas, ils se montrent incapables de réaliser un programme commun ou plutôt un programme des communs, ces territoires qui nous rassemblent plutôt qu’ils nous divisent, ces nouveaux lieux et espaces qui produiraient du sens commun et des liaisons opportunes comme autant de filagrammes numériques.