Humanités digitales versus Humanités Numériques, les raisons d’un choix

Récemment sur twitter, des remarques m’ont été faites sur l’expression d’Humanités digitales et notamment en ce qui concerne l’emploi du mot digital pour la création de la nouvelle revue « Études digitales » dont je fais partie du comité éditorial. Digital semble un barbarisme ou un terrible anglicisme notamment pour certains de mes amis et collègues québécois. Me voilà donc obligé de tenter d’expliquer ce choix qui est celui d’un parti-pris pour digital. Initialement, je penchais plutôt en faveur de numérique, pour des raisons simples : le mot était davantage usité et je ne percevais pas encore très bien la portée du mot digital. Mais j’ai changé finalement d’avis après avoir été un temps favorable à une non-traduction et la conservation de l’expression anglaise de Digital humanities.
Mon esprit de contradiction renforce aussi l’envie de rejoindre la position minoritaire (voir les résultats de l’enquête humanlit) tout en rejoignant ma position institutionnelle à Bordeaux où le choix de l’expression d’humanités digitales a été fait par Valérie Carayol en 2008 pour lancer une dynamique de projet en ce sens. On sait que depuis l’expression est restée ancrée sur Bordeaux tandis que la dynamique helvète en a fait une inscription forte depuis quelques années également avec notamment Claire Clivaz qui a bien su défendre cette acception. Vous pouvez également l’entendre dans cette vidéo à ce propos.
L’accusation la plus fréquente vient de ceux qui pensent que digital est impropre, car il s’agit d’un anglicisme. C’est à mon sens un peu rapide. D’une part parce qu’il n’a rien de scandaleux à employer des anglicismes à mon avis, d’autant que bien souvent l’étymologie se trouve être en fait latine. Dans le cas du digital, ce n’est pas un anglicisme, mais un latinisme ! Le digitus est ce doigt qui nous permet finalement de remettre finalement un peu le corps en jeu, là où les discours sur le numérique ont tendance à privilégier une sorte d’instantanéité de l’information. Reste cependant à savoir de quel doit il s’agit ? C’est à mon sens un des principaux enjeux du digital… une discussion qui m’avait occupé dans du Tag au Like qui est en fait une histoire digitale du passage de l’index au pouce. Cette histoire qui est aussi celle de l’indexation a le mérite d’être double, entre l’histoire de l’indexation des connaissances et celle de l’indexation des existences.
Dès lors, le digital désigne bien un pharmakon, un côté double, tantôt remède, tantôt poison beaucoup moins évident avec le mot numérique. Cette empreinte du pharmakon souvent expliquée dans ces travaux par Bernard Stiegler pour définir la technique. Un pharmakon bien symbolisé par la fameuse digitale, qui illustre le côté potion/poison en étant un médicament mais qui peut devenir un poison pour tuer que connaissent bien les fans d’Agatha Christie. En ce sens, digital est intéressant, car il oblige à une position mesurée et réfléchie… une position rationnelle et surtout raisonnable alors que numérique apparaît comme étant surtout du côté du ratio, c’est-à-dire du calculable… de l’idéologie de la société de l’information et que la vérité serait dans les Big Data. La position digitale apparaît plus poétique, et cela suffit pleinement déjà à me convaincre.
On voit ici que les deux adjectifs ne sont pas tout à fait synonymes et que leur emploi évolue et leur portée également. J’ai le sentiment que numérique subit une invasion gênante, notamment des sphères de l’informatique et des lobbys associés qui tentent de s’emparer du phénomène pour placer leurs propres intérêts. J’avais déjà émis de sérieux doutes quant à la position de l’INRIA de se proclamer « sciences du numérique ». C’est clairement une réduction dangereuse dont la menace continue de planer jusqu’au conseil national du numérique et sans doute au sein de l’Education Nationale. On ne peut résumer le numérique au code, cela peut être une condition parfois nécessaire, mais certainement pas suffisante.
Tout n’est pas calculable, voilà ma position. Je plaide plutôt pour une position issue des Lumières et reprise par les philosophes de la technique depuis Simondon (l’état de majorité), voilà pourquoi finalement, si je devais désormais faire un choix, ce serait celui de digital. Ce choix se verra prochainement avec la sortie de l’ouvrage Le temps des Humanités digitales.
Quelque part, je serai tenté de dire qu’humanités digitales pourrait apparaître davantage comme une french touch ou plutôt une position peut-être plus européenne, même si les entreprises les plus critiques en la matière sont initialement américaines. Alors, s’il faut faire des humanités digitales, il faut clairement mettre en avant les rapports avec la matérialité et symboliser plus fortement les alliances qui se nouent depuis des siècles entre l’homme et la machine, entre le corps et l’esprit.
Le choix que je fais ici, est surtout un choix de raison, et en cela j’espère être parvenu à convaincre Guillaume d’Ockham, hostile à tout néologisme alors qu’il existe un concept préexistant efficace. D’ailleurs l’esprit de Guillaume se prend à être hilare en me soufflant à l’oreille « et quid d’électronique ? »… En effet, pourquoi ne pas parler d’humanités électroniques finalement à l’instar de nos anciens jeux électroniques portatifs des années 80 ou bien encore de la gestion électronique des documents ? On voit que tout cela n’est sans doute pas si important sur le long terme, tant nous sommes créateurs de néologismes en tout genre. Simplement, derrière les mots se cachent parfois des pouvoirs et des positions qu’il faut tenter d’éclairer. Le choix est de privilégier la recherche de la vérité à la façon d’un Guillaume de Baskerville, plutôt que de traquer l’hérésie à la Bernard Gui.
Je crois que ce cher Guillaume me rejoindrait quand il s’agirait aussi d’évoquer la transmission qui peut se manifester par cette main réconfortante sur l’épaule pour nous encourager à poursuivre le travail. Une main tendue qui est celle du passage de témoin pour penser le monde à deux mains.
Finalement, quelque part, j’ai toujours su que j’étais un digital boy…

4 réflexions au sujet de « Humanités digitales versus Humanités Numériques, les raisons d’un choix »

  1. Merci Olivier pour cette réflexion que tu publies à point nommé. La semaine passée j’hésitais en cours sur la différence entre numérique et digital, percevant que numérique était réducteur mais il me manquait ta réflexion pour imposer digital.

  2. Merci pour cette réflexion.
    D’emblée, je pense qu’il s’agit de distinguer deux usages du mot « digital »: l’un dans le langage courant et l’autre dans la marque « humanités digitales ». Autant je respecte ce dernier usage « de marque » parce qu’il colle à des pratiques et des justifications (que tu explicites ici), autant l’usage courant de « digital » pour « numérique » est un vrai anglicisme qui n’est pas résolu par la pirouette latiniste puisque bien que le mot existait en latin, son sens de « doigt » n’englobait pas du tout ce que les anglo-saxons entendent aujourd’hui par « digital » (et les francophones par « numérique »). On pourrait donc tolérer une phrase telle que celle-ci: « les humanités digitales s’intéressent aux transformations que les outils numériques induisent sur la recherche en sciences humaines »… même si cela sonne un peu étrange.
    Ensuite, je trouve à titre personnel que le choix d’utiliser un jeu de mots sur les « doigts » pour parler des retombées de la révolution numérique sur nos champs de recherche n’est pas judicieux. Cette réflexion sur la corporéité retrouvée nous fait oublier que l’usage de nos doigts n’a absolument rien de nouveau… et que le tournant numérique pourrait d’ailleurs très bientôt nous en faire perdre l’usage à force de reconnaissance visuelle et vocale (les écrans tactiles ne sont qu’une étape très courte du développement des supports d’écriture) ! (J’y pense parce que j’ai récemment réagi sur ce thème ici)
    Finalement, je m’interroge: quand bien même le débat sur l’existence des Digital humanities en tant que discipline (ou pas) existe, il me semble que toutes nos disciplines traditionnelles portent des titres descriptifs, et pas des jeux de mots (« histoire économique », etc …). Cela vaut-il la peine de créer un intitulé qu’il faudra toujours justifier et expliquer alors qu’un terme francophone existe ? Si c’est juste en raison de « l’esprit de contradiction » évoqué ou pour pratiquer l’art oratoire si apprécié dans les Lettres, cela me semble un peu vain.

  3. Ce qui me gêne dans l’usage du terme « digital » est sa portée poétique, justement, qui évoque – pour moi, mais c’est critiquable – d’abord un manque de rigueur. Je préfère « humanités numériques » car l’adjectif est plus rêche, nous rappelle à la rigueur d’un alignement de 0 et de 1. Car cette rigueur, beaucoup d’entre nous (hors humanités numériques) l’oublient complètement dès qu’il s’agit de numérique / d’informatique. Nous sommes en train de faire de nombreuses bêtises, notamment dans le domaine de la mise en données des sources primaires en histoire, en faisant de la numérisation n’importe comment. J’apprécie que le terme « numérique » nous rappelle, dans ce domaine à la rigueur du chiffre.

  4. Ping : Journal de bord

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