Les jeunes générations et la technique

(suite des billets précédents (1) et (2) et extrait de l’article (2010) « La skholé face aux négligences : former les jeunes générations à l’attention », Communication & Langages n°163, mars 2010, p.47-61)

Nous avons remarqué comme beaucoup de collègues enseignants la forte attirance des jeunes publics pour les moyens de communication récents que sont les blogs et la messagerie instantanée sur web, le portable, les baladeurs mp3, etc. Cependant attrait ne signifie pas pour autant maîtrise. Et nous songeons ici, non seulement à la maîtrise technique en tant que computer literacy, mais également au traitement de l’information en tant qu’information literacy.
Les adolescents surestiment fréquemment leur maîtrise de l’Internet notamment du fait que l’entremise du moteur de recherche leur garantit des résultats même s’ils ne sont pas pertinents. Il n’y a pas de compréhension du fonctionnement des réseaux  ainsi que des outils de recherche.
Les usages des jeunes générations évoluent et notamment les détournements de la technique pour des utilisations non prévues initialement[1]. C’est notamment le cas avec le wifi qui permet à des étudiants équipés de portables de surfer durant le cours au lieu d’être attentif aux propos de l’enseignant. Plus rare est la pratique parfois nommée « sandbag [2]», qui consiste à corriger l’enseignant, et donc à contester son autorité au travers de sa légitimité, en vérifiant au fur et à mesure sur Internet ses affirmations. Les jeunes générations utilisent les objets numériques de manière ludique ou pour des communications de type phatique. Dany Hamon[3]note que cette relation aux objets techniques accentue vraisemblablement le manque d’enthousiasme pour l’apprentissage :
« Une nouvelle génération de collégiens semble particulièrement marquée par une démobilisation envers les apprentissages scolaires. Ne serait-elle pas l’expression profonde d’un clivage entre ce que les élèves perçoivent de la culture scolaire et leur participation à l’émergence de nouveaux modèles socio-culturels, visibles notamment à travers leurs pratiques numériques ? »
L’expression de démobilisation est éclairante dans le sens où elle exprime le fait que les élèves se mobilisent ailleurs, sur d’autres lieux qu’ils jugent plus intéressants. Finalement la culture scolaire, c’est-à-dire au sens étymologique la culture de l’attention, se trouve concurrencée par d’autres cultures, issues de leurs pratiques numériques. Comme le montre Danah Boyd[4], ces pratiques ne sont pas à rejeter dans leur intégralité et elles peuvent constituer ainsi des pistes d’apprentissage. Les élèves se plaignent souvent de cette impression de décalage voire de séparation et de la difficulté d’investir ce qui est appris à l’Ecole dans leur sphère domestique et vice versa, ce que démontrent particulièrement les travaux de Cédric Fluckiger[5].

1 Besoin d’affirmation et sociabilité juvénile.

Les jeunes générations ne conçoivent pas les objets techniques dans une perspective pédagogique ou d’acquisition d’informations et de connaissances. Ce n’est en aucun cas, l’objectif premier de l’usage des blogs, des réseaux sociaux, des messageries instantanées ou du portable. Il s’agit d’une nécessité de s’intégrer et de montrer à la fois sa présence et son apport individuel au sein d’un collectif. Pour autant, il ne s’agit pas d’intelligence collective ou collaborative, mais davantage de sociabilité juvénile. Les adolescents cherchent à se distinguer également de la culture parentale ainsi que de la culture scolaire, dans une démarche essentielle à la construction du jeune adulte. Pour autant, nous ne pouvons adhérer à une vision qui fait du jeune, un individu auto-formé par l’entremise des objets techniques. Il ne faut donc pas confondre les différents besoins des jeunes générations. Les études sociologiques relèvent donc principalement le besoin d’affirmation qui repose notamment sur l’exhibition de son capital relationnel[6], et de son affiliation au groupe[7], partie intégrante de la définition de soi adolescente..
Il faut donc ne pas oublier les autres besoins et notamment les besoins d’information qui sont tout autant des besoins de formation.
Le besoin d’information n’est pas toujours conscient chez les jeunes générations. Deux universitaires hollandais[8]constatent d’ailleurs que la surinformation ne préoccupe pas les jeunes générations. L’intérêt de séparer le bon grain de l’ivraie n’est pas perçu, tandis que la capacité à repérer l’information pertinente s’avère souvent difficile car elle suppose fréquemment des connaissances au préalable. Finalement ce n’est pas tant le besoin d’information qui devient préoccupant mais son absence. La conscience d’un besoin d’information n’est pas automatique et nécessite une prise de conscience.
Pour autant, cette distinction entre besoins d’information et besoins d’affirmation est rarement effectuée et l’opposition entre pratiques adolescentes et pratiques scolaires aboutit fréquemment à une remise en cause de l’institution, jugée comme désuète. Pourtant les usages sont parfois éphémères et vouloir adapter la formation à ces derniers ne s’inscrit pas dans une démarche de culture de l’information.

2 Quand usage ne signifie pas culture.

Il est fréquent de remarquer que sont associées aux jeunes générations des expressions qui expriment leur intérêt pour les objets techniques : natifs du numérique, génération Google, génération Internet, etc. Cependant, faut-il parler de pratiques, d’usages voire de culture numérique adolescente ? Les trois expressions sont parfois difficiles à distinguer. La pratique recouvre généralement davantage la finalité, tandis que l’usage se réfère au comment, à la manière de. Les usages concernent plutôt les outils, les pratiques se réfèrent davantage à l’acte. Pour autant la dichotomie parait trop stricte avec les objets numériques. Les pratiques deviennent ainsi difficiles à observer selon Jean-François Marchandise, directeur du développement de la FING (Fondation pour l’Internet Nouvelle Génération) qui plaide pour une observation des changements ordinaires pour sortir des visions révolutionnaires positives ou négatives. Il note ainsi la difficulté de distinction entre usages et pratiques :
« On parle souvent d’usages à propos des outils (le stylo, le téléphone) et de pratiques à propos de nos pratiques sociales (écrire une lettre d’amour, appeler un ami), mais les dispositifs numériques rendent de plus en plus souvent cette distinction malaisée, certaines pratiques s’identifiant dans un premier temps aux outils et aux plateformes techniques qui en sont les vecteurs (je blogue).[9] »
La difficulté est encore plus grande en ce qui concerne les jeunes publics. Pouvons-nous parler de pratiques culturelles pour qualifier le fait que de nombreux adolescents tiennent des blogs, type skyblogs ? L’activité de bloguer représentant à la fois un usage d’un outil et une pratique d’écriture. Pour autant, ces activités ne sont pas synonymes de culture informationnelle et encore moins de culture de l’information. Cette dernière suppose une démarche plus ambitieuse qui repose sur courage d’exercer notre entendement pour accéder à la majorité comme le préconise Kant. La skholé peut alors se réaliser par une relation qui diffère du simple usage vis-à-vis des objets techniques et qui constitue à la fois une majorité intellectuelle et une majorité technique.


[1] PERRIAULT, J. (1992). La logique de l’usage. Paris, Flammarion.
[2] Le terme de sandbag est à comprendre dans le sens de malmener quelqu’un, mais il possède également la signification que l’on trouve au poker et dans les jeux- video et qui indique une stratégie pour cacher son jeu.
[3] HAMON, D. (2008). « Une nouvelle génération face aux apprentissages scolaires. L’usage d’Internet pour créer du lien » in Actes du colloque « Ce que l’école fait aux individus » p.1
[4] BOYD, D. (2008). «Why Youth (Heart) Social Network Sites: The Role of Networked Publics in Teenage Social Life.» In David Buckingham (Ed.), Youth, Identity, and Digital Media (pp. 119-142). Cambridge: MIT Press.
[5] FLUCKIGER, C. (2007). L’appropriation des TIC par les collégiens dans les sphères familières et scolaires. Thèse de doctorat. ENS Cachan , 29 octobre 2007 <http://www.stef.ens-cachan.fr/docs/fluckiger_these_2007.pdf>
[6] METTON, C. (2004). « Les usages de l‘Internet par les collégiens : explorer les mondes sociaux depuis le domicile » in Réseaux, vol. 22, n°123
[7] SINGLY, F de. (2003). Les uns avec les autres : quand l’individualisme crée du lien, Paris, A. Colin
[8] VEEN, W., VRAKKING.B (2006).  Homo Zappiens : growing up in a digital age London: Network Continuum Education
[9] MARCHANDISE, J.F. Observer les changements ordinaires in InternetActu.net. Article du 27 octobre 2007 <http://www.internetactu.net/2007/10/01/observer-les-changements-ordinaires/>

Une réflexion sur « Les jeunes générations et la technique »

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