Un petit texte qui revient sur certaines de mes réflexions du moment, qui aurait du être publié ailleurs que sur ce blog, mais les retards font que le blog devient le meilleur support possible. L’article est en mettre en relation avec un billet qui explorait quelque peu cette thématique. Une partie ce texte est directement inspiré d’un passage de la thèse, qui je crois, n’avait pas plu ou pas convaincu d’autant que j’évoquais clairement la culture littéraire comme un obstacle. Pour autant, j’ai envie de relancer le débat. Bonne lecture et à vos critiques!
Intro
Notre propos est de montrer que les craintes souvent exprimées à l’égard du web et de l’Internet proviennent d’une culture littéraire, sans doute occidentale d’ailleurs qui rejette la technique et l’objet technique. Nous nous appuyons ici sur les travaux de Gilbert Simondon dont les travaux œuvrent pour une culture technique et son enseignement.
Les » lettres » qui reposent pourtant sur plusieurs techniques que sont la lecture et l’écriture et la somme de supports qui les accompagnent, tendent toujours à mythifier et à mystifier par le discours la technique. Davantage basées sur la contemplation que sur l’action, elles méprisent l’objet technique perçu comme simple instrument et dont le vocabulaire qui l’entoure est perçu comme grossier. La culture littéraire repose à l’instar de l’œuvre de Chateaubriand sur le désir d’accéder à Dieu, ou tout autre état intellectuel ou spirituel supérieur, par la pensée et la méditation dans l’espoir d’un ailleurs meilleur face à une vie active pénible. La technique est d’ailleurs souvent jugée bassement par la mythologie grecque et la religion judéo-chrétienne : le porteur de lumière est celui qui ouvre la porte des enfers. De plus les éléments techniques sont parfois assimilés à la culture de masse ou populaire et nullement celle de l’homme lettré, ce qui est non seulement absurde mais aboutit également à une absence de formation du fait de cet impensé.
- La culture littéraire et ses frayeurs.
Cette position problématique de la culture littéraire est parfaitement exprimée par Gilbert Simondon à propos de Chateaubriand :
« Il y a plus d’authentique culture dans le geste d’un enfant qui réinvente un dispositif technique que dans le texte où Chateaubriand décrit cet “effrayant génie” qu’était Blaise Pascal » (Simondon, 1958, p.107)
L’effrayant est en fait utilisé pour qualifier l’inexpliqué, ce que le littéraire refuse ici de comprendre. Chateaubriand tente dans Le Génie du Christianisme de montrer le côté religieux de Pascal. Or, il se trompe de génie. Celui de Pascal concerne surtout la science et la technique. Or Pascal n’est pas expliqué, il est fait mythe :
« Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques ; qui, à seize, avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité ; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l’entendement (…) enfin qui, dans les cours intervalles de ses maux, résolut, par distraction, un des plus hauts problèmes de la géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du Dieu que de l’homme. Cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal. » (Chateaubriand, 1993)
Le génie technique est recouvert ici par le brouillard du génie chrétien.
Chez Chateaubriand, ce qui s’avère l’effrayant, c’est que Pascal ait osé se rendre sur des terrains jugés diaboliques, ceux de la science et de la technique, et que son salut n’est que la résultante de sa confiance en Dieu.
En aucun cas, Chateaubriand ne cherche à suivre la voie de Pascal ou à inciter à la suivre. Le génie ne peut être mu que par Dieu. Cette attitude diffère totalement de l’encyclopédisme des Lumières publiant plans et explications et incitant le lecteur à passer à l’action.
Chateaubriand sépare la littérature de la technique de la même façon que son père séparait sa famille aux quatre coins du château de Combourg. Les peurs enfantines et adolescentes se retrouvent dans l’œuvre et cette crainte est aussi celle qui sépare la culture littéraire de la culture scientifique et technique.
Chateaubriand s’inscrit dans la filiation de Montaigne, celle du commentaire, de la recherche du beau, de la méditation tout autant que l’imagination. C’est l’obscurité du romantisme qui s’oppose aux Lumières et l’ombre de la mort qui pèse sur les vivants avec l’horreur ou le dégout de la vie. C’est la mémoire vive qui est mise de côté pour les Mémoires d’Outre-tombe.
Pourtant cette culture utilise des éléments indispensables à la culture technique et notamment l’exercice nécessaire de la réflexion et de la méditation, en opérant une skholé, un arrêt pour prendre le temps de réfléchir. Mais elle demeure dans la contemplation, la morale chrétienne ayant placé la félicité dans un au-delà qui fait de la vie active, une étape à passer. Sans compter que les techniques sur lesquelles reposent sur cette culture, et notamment le livre, sont sacralisées. La magie remplace l’ingénierie.
La culture technique prend à l’inverse le temps d’agir. Elle réalise donc le transfert d’une culture scolaire et lettrée à une culture opérationnelle dont le savant est le meilleur représentant. Pascal est savant et son génie est avant tout celui de l’ingénieur et non pas celui de quelques esprit magiques.
2. La culture technique : la culture en action.
La culture technique passe de la légende, la legenda, la chose à lire, à la chose à faire. Non pas que ce fut par volonté de progrès, mais par volonté de savoir et de connaître. Et ce passage ne peut s’opérer selon Hannah Arendt que par le passage de la contemplation à l’action qui nécessite davantage l’usage des mains pour mieux connaître la nature :
« Quoi qu’il en soit, l’expérience fondamentale à l’origine de l’inversion de la contemplation et de l’action fut précisément que l’homme ne put apaiser sa soif de connaître qu’après avoir mis sa confiance dans l’ingéniosité de ses mains. Ce n’est pas que la vérité et la connaissance perdissent leur importance, c’est qu’on ne pouvait les atteindre que par « l’action » et non plus par la contemplation. » (Arendt, 1983, p.363) L’homme actif n’a pas pour autant remplacé l’homme contemplatif dans la hiérarchie sociale, notamment par des mécanismes de dépossession qui ont fait de l’homo faber un homo laborans, c’est-à-dire un travailleur dépossédé de la compréhension de son milieu. Une prolétarisation qui a presque gagné tous les secteurs du travail du fait d’une trop grande spécialisation notamment.
L’internet à ses débuts impliquait une participation également technique de la plupart des acteurs. Désormais, le réseau par souci de faciliter l’accès, pour des raisons tout autant démocratiques que commerciales, permet à tous de participer…sans pour autant en comprendre les mécanismes.
- Une culture littéraire mineure face à la technique.
La culture technique est davantage l’apanage de l’ingénieur que du génie. La magie fait place à l’ingénierie. De plus, la conception de l’héritage n’est pas le même dans la culture littéraire et la culture technique. Tandis que chez l’auteur du Génie du Christianisme, c’est le respect dans la crainte qui prédomine- la figure du comte de Chateaubriand étant le symbole de cette paternité justement effrayante-, chez Newton c’est le respect dans la transmission et la compréhension : le passé est un soutien et non un fardeau. Là où chez Chateaubriand, on trouve une position d’héritage pesant, il est au contraire libérateur chez Newton.
La culture littéraire est donc mineure face à la technique, elle ne la comprend pas, ne cherche pas à la comprendre soit par mépris, par recherche de l’otium, soit par crainte de quelque diablerie. Il serait presque tentant de dire que la culture littéraire ici, empêche l’exercice de l’entendement, de cette capacité à penser par soi-même.
Cet état de minorité est justement celui que dénonce Gilbert Simondon qui regrette également que la culture et notamment la culture générale ne devienne que l’expression d’une culture normée dans une logique d’héritiers au sens de Bourdieu.
La culture technique ne s’oppose pas à la nature et se situe donc à un niveau différent du positivisme scientifique qui normalise –nous songeons notamment à une lignée qui mène aux idéaux de la prétendue société de l’information- et diffère d’un obscurantisme qui nous mène au matin des magiciens.
La culture littéraire a été reprise justement par les publicitaires pour faire de l’objet technique un artifice entourée de discours, de magies, de possibilités infinies au travers de stratégies hypnotiques.
Au final, l’objet technique se trouve mis à distance de manière négative dans une impossibilité à le comprendre tandis que la distance nécessaire est abolie en ce qui concerne les discours publicitaires qui utilisent les techniques de la culture littéraire pour convaincre. Le publicitaire est devenu sophiste, le philosophe et l’homme lettré lui laissant la technique comme le montre Simondon (Simondon, 2005. p.522) :
« Si nous considérons l’ensemble des machines que notre civilisation livre à l’usage de l’individu, nous verrons que leurs caractères techniques sont oblitérés et dissimulés par une impénétrable rhétorique, recouverts d’une mythologie et d’une magie collective qu’on arrive à peine à élucider ou démystifier. Les machines modernes utilisées dans la vie quotidienne sont pour la plupart des instruments de flatterie. Il existe une sophistique de la présentation qui consiste à donner une tournure magique à l’être technique, pour endormir les puissances actives de l’individu et l’amener à un état hypnotique dans lequel il goûte le plaisir de commander à une foule d’esclaves mécaniques, souvent assez peu diligents et peu fidèles, mais toujours flatteurs. »
C’est la figure du robot qui apparaît ici sous-jacente. Une figure, symbole autant d’aspirations que de craintes que nous trouvons notamment dans la science-fiction.
4. Le regard cyberpunk
Cette peur se manifeste encore parfois au sein de l’Education Nationale où la culture des lettres demeure omniprésente…avec son impossibilité à penser la technique. Une culture inopérante pour des générations qui doivent pourtant faire face à une diversité d’objets techniques. La littérature exploite beaucoup d’ailleurs ces craintes sous forme de dystopies où la technique contrôle l’humain. Nous songeons également à la science fiction qui exploite cette thématique. Notamment le mouvement cyberpunk qui a inspiré les techniciens de l’Internet notamment au niveau du vocabulaire. La SF demeure un champ souvent hors domaine scolaire et peu prisé par la culture littéraire classique puisqu’elle reste fréquemment un mauvais genre dont l’apparition est fort rare dans les programmes. Le rejet vient justement de son vocabulaire technique qui en fait un genre vulgaire pour la culture littéraire normée. Pour autant, la science fiction opère un positionnement intéressant entre culture littéraire et technique. Le mouvement cyberpunk décrit ainsi souvent la technologie et ses excès sous tous les angles en y mêlant les idées punk (liberté de chacun diminuée, dégradation de la société généralisée…) et des magnats dirigeants le monde depuis leurs terminaux d’ordinateurs, ainsi que des gadgets cybernétiques. William Gibson, l’auteur du Neuromancien[1] qui a inspiré l’usage du terme cyberespace exprime cette position étonnante :
« Pour créer des univers de fictions, je pars plus de mon intuition que de ce qui est logique, car pour moi le monde dans son ensemble est illogique. Quand j’ai commencé à m’intéresser aux ordinateurs je n’y connaissais rien, mais j’aimais bien le principe de l’interface, donc j’ai déconstruit le langage informatique et l’ai reconstruit à ma façon pour montrer ce que la technologie pourrait devenir. Et ce que j’ai imaginé a, en retour, commencé à influencer ceux qui fabriquent les machines. Tout ça n’a rien de rationnel. »[2]
La science fiction constitue un pont possible entre les deux cultures en réintégrant la technique au sein de la littérature. Cependant, elle le fait de manière peut-être trop exagérée parfois, la rendant omniprésente. On passe d’un rejet de la technique à un techno-centrisme. On demeure sous l’obsession du contrôle, avec la sempiternelle question de qui a le pouvoir : l’homme ou la machine ? Or, la culture technique implique une sortie de cette vision simpliste et une étude des relations homme-machine plus complexe mais plus efficace.
Conclusion :
La culture littéraire reste toujours basée sur une forme de culte de l’auteur, notion rendue de plus en plus complexe actuellement avec le web. La culture littéraire vise à la démonstration de sa culture par la référence. C’est une culture personnelle qui repose notamment sur une lecture isolée.
La culture technique repose sur la formation plutôt que sur le conformisme et implique un caractère collectif et participatif plus élaboré qui invite à s’inscrire dans la compréhension du travail de l’autre en vue de son éventuelle amélioration.
Cela signifie que l’Internet et le web doivent être compris pour ce qu’ils sont : des créations humaines et que la culture littéraire doit faire place à la culture technique. Cette dernière s’appuie également sur la culture de celui qui sait lire et écrire mais sans être normée. Elle implique plus la connaissance que la recherche de reconnaissance.
Mais laissons parler Simondon :
« Dans l’homme, il faut une culture technique, faite de la connaissance intuitive et discursive, inductive, des dispositifs constituant la machine, impliquant la conscience des schèmes et des qualités techniques qui sont matérialisés dans la machine (…) » (Simondon, 2005, p.521)
La formation à l’Internet ne peut donc reposer que sur un simple usage qui voit l’Internet comme un instrument. La connaissance des réseaux et de leur histoire est nécessaire. L’apprentissage d’une culture technique s’avère dont primordiale et ce qui justifie pleinement la défense d’un enseignement technologique et d’un enseignement informatique, notamment en matière de programmation. Il reste que cette culture ne peut être complète que dans le cadre d’une culture de l’information, culture autant lettrée que technique.
Nous noterons d’ailleurs que la documentation qui présente un héritage technique et scientifique évident, et une proximité évidente avec les machines apparaît beaucoup mieux à même d’effectuer ce travail que les lettres.
Bibliographie :
ARENDT, H., Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll. « Pocket Agora », Paris, 1983
BARTHELEMY, J.H. Penser l’Ecole avec Gilbert Simondon. In Skholé. < http://skhole.fr/penser-l-%C3%A9cole-avec-gilbert-simondon-par-jean-hugues-barth%C3%A9l%C3%A9my>
CHATEAUBRIAND, F.R, Génie du christianisme, tome 1 (Flammarion, 1993).
MOREAU. P. Chateaubriand entre Montaigne et Pascal, Cahiers de l’Association internationale des études francaises, 1969, n° 1, pp. 225-233. <http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1969_num_21_1_937>
SIMONDON, G. (1958). Du mode d’existence des objets techniques. Paris, Aubier.
SIMONDON, G. (2007). L’individuation psychique et collective : A la lumière des notions de Forme, Information, Potentiel et Métastabilité. (p. 293). Editions Aubier.
Cet article est passionnant. Il fait le point, en toute clarté, sur une question centrale de notre culture et de ce qui constitue l’arrière-plan des enseignements scolaires. On peut s’étonner seulement qu’elle ait mis si longtemps à surgir. Ajoutons qu’elle se trouve au coeur de la réflexion inlassable de Christian Fauré (sur son blog http://www.christian-faure.net/). Je l’ai abordée moi-même, il y a déjà longtemps, à propos du poète Francis Ponge (j’ignorais alors le nom de Simondon). Ce travail a donné lieu à un article publié ici: http://www.voixhaute.net/2011/08/francis-ponge-le-langage-et-la.html
J’approuve ton commentaire étant lecteur assidu du blog de Christian Fauré également.
Votre article nous fait effectivement un panorama de l’opposition ( je ne suis pas sure que le terme que j’utilise ici soit adapté) entre la culture et la technique dans une pensée classique. Il me semble cependant que cette idée d’une pensée sacralisée commence à s’estomper. Et ne nous présente t-on pas de nouveaux messies maîtres de technologies , il suffit de voir les grands messes de steve jobs ?
NB: je n’ai jamais pensé pour autant que les créateurs avait un » don » mais je regrette aussi cette addiction aux technologies qui quelquefois ( souvent ?) fait fi des usages, donc des besoins et de l’homme ( générique, bien sûr) !
Je crois qu’en fait, le discours des messies n’est pas celui de la culture technique mais plutôt celui des discours enchantés, employant les méthodes de la culture littéraire pour masquer les réalités techniques et sociales.
Il se produit donc l’inverse : le rejet de la capacité à réfléchir et à théoriser au profit de la célébration de l’outil clinquant.
Le discours technophile est donc complètement opposé à la culture technique qui elle prend en compte tous les éléments du milieu : les objets techniques mais également les humains et leurs besoins.
Ce texte me fait penser à un texte de Nietzsche sur le Culte du génie par vanité extrait du recueil de textes Humain, Trop humain.
Extraits: « Comme nous avons une haute opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu’à nous attendre à jamais pouvoir faire même l’ébauche d’une toile de Raphaël ou une scène comparable à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que pareilles facultés tiennent d’un prodige vraiment au-dessus de la moyenne, représentant un hasard extrêmement rare […]C’est ainsi notre vanité, notre amour-propre qui nous poussent au culte du génie: car il faut l’imaginer loin de nous, en vrai miraculum pour qu’il ne nous blesse pas […] Mais compte tenu de ces insinuations de notre vanité, l’activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maitre en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée s’exerce dans une seule direction, à qui, toutes choses servent de matière […] qui voient partout des modèles, des incitations […]Toute activité de l’homme est une merveille de complication […] D’où vient alors cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur, le philosophe ? […] personne ne peut voir dans l’oeuvre de l’artiste comment elle s’est faite, c’est là son avantage, car partout où l’on peut observer une génèse, on est quelque peu refroidi […]c’est la tyrannie de la perfection présente. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non pas le hommes de science. En vérité, cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison. »
Pardon pour la longueur de la citation, mais ce texte me paraît si utile, optimiste et en rapport avec votre texte que je n’ai pu résister à le mettre en résonance avec votre réflexion.
Oui, il est utile de nous faire réfléchir sur le poids de nos préjugés concernant le génie littéraire et le génie technique.
Merci pour tous ces articles qui nous poussent à réfléchir.
Cordialement
Merci pour la citation qui est excellente. Je m’en resservirai à l’avenir!
Merci pour vos encouragements