La culture de l’information en 7 leçons. E01 : La culture de l’information, bien plus qu’une mode.

La culture de l’information ne peut être considérée comme une tendance passagère.
L’objectif de notre recherche doctorale était de parvenir à distinguer, parmi les discours et les articles, des éléments pour tenter d’apporter des éclaircissements sur une expression qui est utilisée dans différents domaines professionnels et parfois de manière opposée.
Il y avait donc un danger, celui d’ajouter à la somme des discours, un autre qui soit aussi vague et aussi péremptoire que les affirmations de la société de l’information. Nous avons vu à plusieurs reprises que les textes sur la formation à l’information opèrent parfois des rapprochements avec les expressions « société de l’information », « web 2.0 » et « digital natives ».  On ne peut  éviter leur examen.
Placer la culture de l’information dans la logique de la société de l’information ainsi que dans l’optique d’une évolution nécessairement web 2.0, marquant l’avènement de générations natives du numérique, ne pourrait laisser la culture de l’information que dans une position de simple tendance, un peu vide, qui finirait par disparaître avec son cortège d’expressions passagères. Une disparition inéluctable d’autant que la culture de l’information n’apparaitrait dans ce cadre que comme une subordination à une logique qui ferait de la formation à l’information un plus, un avantage possédé par les uns par rapport à d’autres et ce dans une logique d’adaptation.
Nous décrivons donc la culture de l’information, non comme une simple tendance, mais davantage comme une « permanence », en retraçant sa généalogie. Cela nécessitait d’aller au-delà de la généalogie récente, celle qui cherche l’apparition du mot. Elle ne pouvait être entièrement satisfaisante d’autant que la culture de l’information s’appuie sur des héritages et des éléments qui ne sont pas totalement nouveaux.
La culture de l’information s’appuie ainsi sur plusieurs « permanences » :

  • Celle du texte et de la littératie, tant perdure la nécessité de lire face à une diversité de sources et de données sur différents types de supports. Le lecteur devient cependant de plus en plus auteur dans un mélange complexe qui fait de lui un écritlecteur. La culture de l’information ne peut opérer sans l’apprentissage de ces techniques que sont la lecture et l’écriture.
  • Celle de l’héritage documentaire et de ses nombreuses avancées opérées par les pionniers de la documentation dans la lignée du développement de la science. Il s’agit des logiques de classements, des tentatives de découper le monde afin de le comprendre. Même si ces techniques évoluent continuellement face à la complexité du document numérique et l’accroissement des données à traiter, la culture de l’information constitue également une archéologie des savoirs en incitant au tri, au choix, à créer du sens afin que toutes les choses dites ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe.[1]
  • Celle de la technique comme condition de la pensée et comme culture opérationnelle. La culture de l’information repose sur des techniques, des hypomnemata comme supports de mémoire et acteurs constitutifs de la pensée et du savoir. Elle prend en compte l’objet technique et s’inscrit de fait dans une culture technique qui vise à une compréhension de l’objet technique, et non à un simple usage ou à une mythification de cette dernière.
  • Celle historique des Lumières. Cette dimension avait été déjà abordée par Brigitte Juanals. Nous avons fait le choix de la développer en montrant qu’elle trouve des parallèles évidents avec la culture technique, notamment dans les planches et autres explications détaillées de l’Encyclopédie, qui permettaient au citoyen éclairé, de refaire et de mieux faire. L’autre dimension des Lumières provient de l’exercice de la citoyenneté, du courage et de l’effort d’user de son entendement comme le recommande Emmanuel Kant.

Ces permanences peuvent évidemment être recoupées. La première relation évidente est celle de la formation et de l’éducation. Elle se retrouve évidemment dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, mais également dans le volet pédagogique de la documentation, présent d’ailleurs dans l’étymologie du mot document. De même, en ce qui concerne la culture technique, elle demande une démarche de formation, dépassant la seule logique de l’usage pour aller vers celui de l’abstraction et de l’innovation. Il s’agit non seulement d’apprendre mais surtout de comprendre.
Nous souhaitons également rappelé que la technique est constituante de la pensée et de l’apprentissage et que c’est justement la maîtrise de ces techniques qui conditionne l’accès à la majorité. Une majorité qui est à la fois technique et citoyenne et qui peut se définir comme étant la capacité à avoir une vue d’ensemble, à la fois en s’extrayant par moment « au dessus de la mêlée »[2].
 
Certes, malgré le constat de ces permanences et héritages, il faut peut-être distinguer l’expression « culture de l’information » et ce qu’elle recouvre vraiment. Pour le dire familièrement, le contenu du pot prime sur l’étiquette. D’autres expressions peuvent à nouveau émerger avec des objectifs proches. Cependant, il nous semble qu’il y a un risque fort à cette valse des étiquettes, celui d’entrer dans des logiques proches du marketing, générateurs tout autant de discours que de bons sentiments mais n’aboutissant pas à de réelles actions.
Dans cette diversité d’expressions proches, celle de culture de l’information conserve notre préférence. Outre le travail scientifique amorcé par plusieurs chercheurs en sciences de l’information et de la communication et notamment celui de Brigitte Juanals, l’expression de culture de l’information possède des atouts . Nous songeons notamment aux distinctions que nous avons effectuées avec la culture informationnelle et aux rapprochements entre culture et littératie afin de voir la culture de l’information comme une traduction-évasion (une trahison nécessaire) d’information literacy et comme développement de sa conception citoyenne.
Par conséquent, nous ne partageons pas tout à fait l’idée qu’évoque Brigitte Juanals[3] d’un passage d’une culture de l’information à une intelligence informationnelle qui se rapporte surtout à l’échelon individuel.  De plus, le terme d’intelligence nous semble un territoire d’expression qui implique sans cesse la distinction tandis que sa dimension collective, que consacre l’expression d’intelligence collective, demeure toujours quelque peu utopique.
La durabilité d’un projet et d’un concept s’inscrit autant dans l’analyse de ses origines et de ses permanences que dans les enjeux actuels et futurs. Il ne s’agit pas de répondre seulement à des problèmes actuels sous peine d’élaborer des pansements intellectuels et éducatifs, des cache-misères, de simples pharmaka utiles dans un laps de temps restreint et qui finissent par accroître le problème au final.
Voilà pourquoi nous avons à plusieurs reprises dénoncé les visions reposant sur l’apprentissage superficiel d’outils étant amenés à évoluer voire à être remplacés par d’autres.
Au regard de ces « permanences », la culture de l’information apparaît comme une culture globale. Il convient également de s’interroger sur ces spécificités.
 
 



[1] FOUCAULT, Michel. L’archéologie du savoir. Paris : Gallimard, 1969, p.170
[2] Nous songeons également dans l’emploi de cette expression au roman de Romain Roland.
[3]B. Juanals.La circulation médiatique des savoirs dans les sociétés contemporaines. Habilitation à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication : Université de Paris 7 Diderot, 2008 ., p. 123

Réticularité décentralisée et réseaux associés.

Je publie ici des extraits de mon article sur les réseaux de loisirs créatifs disponible d’ailleurs sur archivesic sous forme de preprint.
Ref de l’article : (2010) « Réseaux de loisirs créatifs et nouveaux mode d’apprentissage», Distances et savoirs. Vol.8, n°4, p.601-621
1.1 Réseaux, communautés ou écumes?
Nous nous sommes intéressé au concept de communauté de pratiques pour qualifier ces réseaux de loisirs créatifs en retenant la définition suivante « un réseau social persistant et actif d’individus qui partagent et développent un fond de connaissances, un ensemble de croyances, de valeurs, une histoire et des expériences concentrées sur une pratique commune et/ou une entreprise commune » (Barab, Makinster & Scheckler, 2004, p. 55)

Un joli maillage à détricroter...

Le concept a reçu quelques critiques notamment le fait de ne pas assez prendre en compte les enjeux de pouvoir ainsi que les théories de l’acteur-réseau de Latour et Callon. De plus, le concept repose à la base sur des organisations qui sont principalement des entreprises et non des communautés en ligne, même s’il existe plusieurs transpositions, comme celle de Chanier et Cartier (Chanier, 2006) à propos d’enseignants qui échangeaient en ligne sur leurs pratiques et vécus. Ces derniers évoquaient également le concept de « communauté d’apprentissage ». Cependant, ce concept renvoie à un processus intentionnel d’apprentissage ce qui n’est pas nécessairement le cas présent. Nous sommes aussi face à des communautés en ligne ou virtuelles (Rheingold, 2001). De la même manière, la définition de ces communautés fait débat. Rheingold souligne d’ailleurs la nécessité pour les usagers de développer des compétences sociales et de participation (participation literacy) en tant que culture participative au sein des dispositifs en ligne. Rieder (Rieder, 2010) considère quant à lui que la réalité des communautés en tant que groupe privilégiant un intérêt commun (Gemeinschaft) est en fait fort rare. Rieder montre même que le concept de réseau qualifie de plus en plus une variété de relations de manière indifférenciée que le lien entre individus soit fort ou faible. De la même manière que pour celui de communauté, il conviendrait selon Rieder d’utiliser un autre concept. Il propose celui d’écume pour qualifier ces individualités de masse agissant entre des « membranes numériques » :
« Le web social introduit des nouveaux vecteurs de sociogenèse, des manières sociotechniques de production de liens sociaux. En partant des interfaces proposées par les membranes techniques, nous témoignons actuellement de l’émergence de nouvelles formes de prise de contact et de création de relation dont la médiation passe par la plasticité du substrat numérique. »
Ces nouvelles formes décrites par Rieder témoignent d’une complexité sociotechnique qui permet de prendre en compte l’individu[1] au sein du groupe. Le rappel de l’échelon individuel nous parait pertinent tant notre enquête et nos entretiens démontrent la constitution à la base d’un environnement personnel d’apprentissage et de traitement de l’information dont la mise en place est facilitée par les outils du numérique. Nous utiliserons malgré les mises en garde de Rieder, le concept de réseau et notamment de réseaux au pluriel pour qualifier ces diverses relations autour de centre d’intérêts communs. Nous privilégierons dans ce cadre le concept de « réseaux associés » tel qu’il est développé par Bernard Stiegler.
 
1.2 Des réseaux associés
Ces nouveaux agencements issus notamment du « web social » entrainent de nouvelles potentialités en matière de formation, particulièrement en formation continue et ce de manière informelle, ce que rappellent fort justement Jean Max Noyer et Brigitte Juanals à propos des technologies intellectuelles qui se développent actuellement (Noyer, 2010, p.38):
« Le renouvellement des dispositifs de formation continue et la remise en cause des systèmes de formation figés dans le temps comme dans les contenus. C’est à ces conditions que des dispositifs coopératifs impliquant des agents hybrides, hétérogènes, asynchrones et porteurs de temporalités et de subjectivités très différenciées, peuvent se développer. Ils sont susceptibles de fonctionner de manière performante selon des schèmes ascendants, « rhizomatiques » et favorisant les pratiques auto-organisationnelles. »
En cela, les réseaux de loisirs créatifs peuvent constituer un bon exemple de modèle des réseaux associés que décrit le philosophe Bernard Stiegler qui emprunte le concept à Simondon (Simondon, 1989) :
« Le concept de milieu associé a été forgé par Simondon pour caractériser un milieu technique d’un type très particulier : est appelé « associé » un milieu technique tel que l’objet technique dont il est le milieu « associe » structurellement et fonctionnellement les énergies et les éléments naturels qui composent ce milieu, en sorte que la nature y devient une fonction du système technique. » (Stiegler, 2006, p. 53)
Le milieu associé peut s’étendre dès lors à internet selon Stiegler :
« (…) Il existe de tels milieux techniques et industriels où c’est l’élément humain de la géographie qui est associé au devenir du milieu technique : tel est le cas du réseau internet. Et elle est la raison pour laquelle internet rend possible l’économie participative typique du logiciel libre. Internet est en effet un milieu technique tel que les destinataires sont mis par principe en position de destinateurs. Cette structure participative et en cela dialogique est la raison de son succès foudroyant. » (Stiegler, 2006, p. 53)
Stiegler évoque notamment les communautés du logiciel libre où les usagers peuvent partager et mettre à disposition des programmes qui pourront ensuite être testés et améliorés. Un parallèle a déjà été montré non pas directement avec les communautés des logiciels libres mais entre l’éthique hacker (Auray, 2002) et les réseaux d’usagers du tricot par Rose White lors d’une conférence à Berlin[2].
 
Ces réseaux associés reposent pleinement sur un réseau personnel d’apprentissage qui s’affranchit de la distance, ce qu’exprime parfaitement une participante à notre enquête :
« Comme j’habite dans un tout petit village à 30 kms d’une ville et que je viens de la région parisienne, ça me permet de m’évader du quotidien facilement et surtout d’apprendre pleins de choses. Quant aux blogs et ou les réseaux créatifs, moi qui n’est seulement commencer à tricoter à la main que depuis 1 an et demi, ça m’a permis de progresser énormément. J’avais bien une voisine qui tricote mais pas aussi « calée » que les certaines tricoteuses du web. On se fait des « tricopines » qui partagent le même hobby et on se « refile des tuyaux ». Les vidéos sont drôlement utiles, on peut prendre son tricot et regarder la vidéo, l’arrêter, revenir en arrière tout en faisant en même temps les explications. » (Usager n°165)
La transmission s’opère à la fois par contact direct via les messageries ou sur les forums mais aussi en y trouvant des éléments d’informations sur les blogs et les sites spécialisés. Les ressources pertinentes sont ainsi également partagées.
Références
AURAY, Nicolas. Ethos technicien et information. Simondon reconfiguré par les hackers. In Jacques ROUX. (sous la dir. de). Gilbert Simondon, Une pensée opérative. Publications de l’Université de Saint Etienne, 2002
BARAB, S.A., MAKINSTER, J.G., SCHECKLER, R. (2004). Designing system dualities: Characterizing an online professional development community. In S.A. Barab, R. Kling et J. H. Gray (dir.), Designing forvirtual communities in the service of learning. p. 53-90). Cambridge: Cambridge University Press

CHANIER, T., CARTIER, J. Communauté d’apprentissage et communauté de pratique en ligne : le processus réflexif dans la formation des formateurs. Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire, 3(3), 2006
RHEINGOLD, Howard. Les communautés virtuelles. Addison-Wesley France, Paris, 1995RIEDER, Bernhard. « De la communauté à l’écume : quels concepts de sociabilité pour le « web social » ? », tic&société, Vol. 4, n° 1, 2010<http://ticetsociete.revues.org/822>
SIMONDON, Gilbert. Du mode d’existence des objets techniques. Paris : Aubier. 1989
STIEGLER, Bernard et al. Réenchanter le monde : La valeur esprit contre le populisme industriel. Paris : Flammarion, 2006
STIEGLER, Bernard. Prendre soin : Tome 1, De la jeunesse et des générations. Paris, Flammarion, 2008
WENGER, Etienne. Communities of practice : Learning, meaning and identity. Cambridge: Cambridge University Press, 1998
WENGER, Etienne. « Communities of practice and social learning systems. » Organization, 7(2), 225 – 246


[1] Il serait tentant de rappeler que l’échelon individuel concerne autant l’individu humain, que l’objet technique.
[2] Rose WHITE. The History of Guerilla Knitting, session in the 24th Chaos Communication Congress in 29-12-2007