Je publie ici des extraits de mon article sur les réseaux de loisirs créatifs disponible d’ailleurs sur archivesic sous forme de preprint.
Ref de l’article : (2010) « Réseaux de loisirs créatifs et nouveaux mode d’apprentissage», Distances et savoirs. Vol.8, n°4, p.601-621
1.1 Réseaux, communautés ou écumes?
Nous nous sommes intéressé au concept de communauté de pratiques pour qualifier ces réseaux de loisirs créatifs en retenant la définition suivante « un réseau social persistant et actif d’individus qui partagent et développent un fond de connaissances, un ensemble de croyances, de valeurs, une histoire et des expériences concentrées sur une pratique commune et/ou une entreprise commune » (Barab, Makinster & Scheckler, 2004, p. 55)
Le concept a reçu quelques critiques notamment le fait de ne pas assez prendre en compte les enjeux de pouvoir ainsi que les théories de l’acteur-réseau de Latour et Callon. De plus, le concept repose à la base sur des organisations qui sont principalement des entreprises et non des communautés en ligne, même s’il existe plusieurs transpositions, comme celle de Chanier et Cartier (Chanier, 2006) à propos d’enseignants qui échangeaient en ligne sur leurs pratiques et vécus. Ces derniers évoquaient également le concept de « communauté d’apprentissage ». Cependant, ce concept renvoie à un processus intentionnel d’apprentissage ce qui n’est pas nécessairement le cas présent. Nous sommes aussi face à des communautés en ligne ou virtuelles (Rheingold, 2001). De la même manière, la définition de ces communautés fait débat. Rheingold souligne d’ailleurs la nécessité pour les usagers de développer des compétences sociales et de participation (participation literacy) en tant que culture participative au sein des dispositifs en ligne. Rieder (Rieder, 2010) considère quant à lui que la réalité des communautés en tant que groupe privilégiant un intérêt commun (Gemeinschaft) est en fait fort rare. Rieder montre même que le concept de réseau qualifie de plus en plus une variété de relations de manière indifférenciée que le lien entre individus soit fort ou faible. De la même manière que pour celui de communauté, il conviendrait selon Rieder d’utiliser un autre concept. Il propose celui d’écume pour qualifier ces individualités de masse agissant entre des « membranes numériques » :
« Le web social introduit des nouveaux vecteurs de sociogenèse, des manières sociotechniques de production de liens sociaux. En partant des interfaces proposées par les membranes techniques, nous témoignons actuellement de l’émergence de nouvelles formes de prise de contact et de création de relation dont la médiation passe par la plasticité du substrat numérique. »
Ces nouvelles formes décrites par Rieder témoignent d’une complexité sociotechnique qui permet de prendre en compte l’individu[1] au sein du groupe. Le rappel de l’échelon individuel nous parait pertinent tant notre enquête et nos entretiens démontrent la constitution à la base d’un environnement personnel d’apprentissage et de traitement de l’information dont la mise en place est facilitée par les outils du numérique. Nous utiliserons malgré les mises en garde de Rieder, le concept de réseau et notamment de réseaux au pluriel pour qualifier ces diverses relations autour de centre d’intérêts communs. Nous privilégierons dans ce cadre le concept de « réseaux associés » tel qu’il est développé par Bernard Stiegler.
1.2 Des réseaux associés
Ces nouveaux agencements issus notamment du « web social » entrainent de nouvelles potentialités en matière de formation, particulièrement en formation continue et ce de manière informelle, ce que rappellent fort justement Jean Max Noyer et Brigitte Juanals à propos des technologies intellectuelles qui se développent actuellement (Noyer, 2010, p.38):
« Le renouvellement des dispositifs de formation continue et la remise en cause des systèmes de formation figés dans le temps comme dans les contenus. C’est à ces conditions que des dispositifs coopératifs impliquant des agents hybrides, hétérogènes, asynchrones et porteurs de temporalités et de subjectivités très différenciées, peuvent se développer. Ils sont susceptibles de fonctionner de manière performante selon des schèmes ascendants, « rhizomatiques » et favorisant les pratiques auto-organisationnelles. »
En cela, les réseaux de loisirs créatifs peuvent constituer un bon exemple de modèle des réseaux associés que décrit le philosophe Bernard Stiegler qui emprunte le concept à Simondon (Simondon, 1989) :
« Le concept de milieu associé a été forgé par Simondon pour caractériser un milieu technique d’un type très particulier : est appelé « associé » un milieu technique tel que l’objet technique dont il est le milieu « associe » structurellement et fonctionnellement les énergies et les éléments naturels qui composent ce milieu, en sorte que la nature y devient une fonction du système technique. » (Stiegler, 2006, p. 53)
Le milieu associé peut s’étendre dès lors à internet selon Stiegler :
« (…) Il existe de tels milieux techniques et industriels où c’est l’élément humain de la géographie qui est associé au devenir du milieu technique : tel est le cas du réseau internet. Et elle est la raison pour laquelle internet rend possible l’économie participative typique du logiciel libre. Internet est en effet un milieu technique tel que les destinataires sont mis par principe en position de destinateurs. Cette structure participative et en cela dialogique est la raison de son succès foudroyant. » (Stiegler, 2006, p. 53)
Stiegler évoque notamment les communautés du logiciel libre où les usagers peuvent partager et mettre à disposition des programmes qui pourront ensuite être testés et améliorés. Un parallèle a déjà été montré non pas directement avec les communautés des logiciels libres mais entre l’éthique hacker (Auray, 2002) et les réseaux d’usagers du tricot par Rose White lors d’une conférence à Berlin[2].
Ces réseaux associés reposent pleinement sur un réseau personnel d’apprentissage qui s’affranchit de la distance, ce qu’exprime parfaitement une participante à notre enquête :
« Comme j’habite dans un tout petit village à 30 kms d’une ville et que je viens de la région parisienne, ça me permet de m’évader du quotidien facilement et surtout d’apprendre pleins de choses. Quant aux blogs et ou les réseaux créatifs, moi qui n’est seulement commencer à tricoter à la main que depuis 1 an et demi, ça m’a permis de progresser énormément. J’avais bien une voisine qui tricote mais pas aussi « calée » que les certaines tricoteuses du web. On se fait des « tricopines » qui partagent le même hobby et on se « refile des tuyaux ». Les vidéos sont drôlement utiles, on peut prendre son tricot et regarder la vidéo, l’arrêter, revenir en arrière tout en faisant en même temps les explications. » (Usager n°165)
La transmission s’opère à la fois par contact direct via les messageries ou sur les forums mais aussi en y trouvant des éléments d’informations sur les blogs et les sites spécialisés. Les ressources pertinentes sont ainsi également partagées.
Références
AURAY, Nicolas. Ethos technicien et information. Simondon reconfiguré par les hackers. In Jacques ROUX. (sous la dir. de). Gilbert Simondon, Une pensée opérative. Publications de l’Université de Saint Etienne, 2002
BARAB, S.A., MAKINSTER, J.G., SCHECKLER, R. (2004). Designing system dualities: Characterizing an online professional development community. In S.A. Barab, R. Kling et J. H. Gray (dir.), Designing forvirtual communities in the service of learning. p. 53-90). Cambridge: Cambridge University Press
RHEINGOLD, Howard. Les communautés virtuelles. Addison-Wesley France, Paris, 1995RIEDER, Bernhard. « De la communauté à l’écume : quels concepts de sociabilité pour le « web social » ? », tic&société, Vol. 4, n° 1, 2010<http://ticetsociete.revues.org/822>
SIMONDON, Gilbert. Du mode d’existence des objets techniques. Paris : Aubier. 1989
STIEGLER, Bernard et al. Réenchanter le monde : La valeur esprit contre le populisme industriel. Paris : Flammarion, 2006
STIEGLER, Bernard. Prendre soin : Tome 1, De la jeunesse et des générations. Paris, Flammarion, 2008
WENGER, Etienne. Communities of practice : Learning, meaning and identity. Cambridge: Cambridge University Press, 1998
WENGER, Etienne. « Communities of practice and social learning systems. » Organization, 7(2), 225 – 246