Article paru il y a quelques temps dans Intercdi et comme on me le demande, il est temps de le diffuser sur le blog. ref. Le Deuff, O. (2009). « Le réveil de la veille : prendre soin plutôt que surveiller ». Intercdi, (220), 66-68. J’ai retiré quelques élements anciens notamment images et tableaux.
« Au fin fond de l’univers, à des années et des années lumière de la Terre, veille celui que le gouvernement intersidéral appelle, quand il n’est plus capable de trouver une solution à ses problèmes, quand il ne reste plus aucun espoir : le capitaine Flam. »
Cette phrase célèbre prononcée en exergue de chaque épisode du capitaine Flam, captain futur pour les anglo-saxons, la dimension super-héros mise à part, montre en fait une image de la veille qui nous semble bien plus convenir aux actuelles évolutions de stratégies et des outils de veille documentaire et informationnelle. Il s’agit d’une dimension qui cherche à développer le sens de « prendre soin » de l’autre, ce qui est valable pour nos proches, mais aussi collègues et élèves. Les travaux de Bernard Stiegler[1] peuvent ici nous éclairer :
« Prendre soin, ici, signifie aussi faire attention, et d’abord porter et prendre attention à soi-même, et par la même occasion, aux siens, et aux amis des siens, et donc de proche en proche, à tous : aux autres quels qu’ils soient, et au monde que l’on partage avec eux en sorte que la formation d’une telle attention constitue une conscience d’universalité fondée sur (et profanée par) une conscience de singularité. »
Notre propos ne concernera pas les systèmes de types netvibes mais d’autres moyens de faire de la veille même si les univers netvibes constituent des instruments recommandables[2]. De la même nous n’évoquerons l’utilisation d’outils tels Google Reader qui permettent de réaliser un veille poussée et de la partager.
La veille change et de plus en plus ce ne sont pas seulement des mots-clés voire des sites que nous surveillons mais bel et bien des personnes. Le site Twitter[3] est l’exemple le plus flagrant de ce déplacement. Ce qui peut sembler comme je l’ai parfois qualifié de communication klean-ex[4] s’avère en fait bien plus riche et correspond à une vision non pas à la « big brother » mais plutôt à la little sister où chacun surveille tout le monde tout en étant lui même surveillé par les autres. Communication klean-ex dans la mesure où Twitter limite l’expression à 140 caractères et qui parfois nous transporte dans le culte de la transparence mais qui permet d’échanger de l’information et d’amorcer des discussions. Comme le résume bien Olivier Ertzscheid, l’homme est devenu un document comme les autres[5]. Evidemment, cela implique une gestion de son identité numérique. Nous nous attarderons par ce sujet ici, mais simplement nous voulons souligner que cette identité individuelle s’inscrit pleinement dans un collectif et que c’est ce dernier qui peut conférer une bonne ou mauvaise image, pour ne pas dire une bonne ou mauvaise réputation.
Dès lors, il faut sortir de la logique de la surveillance et aller dans une autre direction qui correspond davantage à l’inscription de l’individu dans un collectif qui lui permet à la fois de se valoriser personnellement (individuation) et de participer au travail collectif. Les réseaux de signets type diigo, delicio.us ou ma.gnolia permettent ainsi de partager sa veille avec le plus grand nombre, de créer des groupes thématiques également. Ils reposent sur des folksonomies[6], mot composé par Thomas Vander Wal à partir de folk et de taxonomy et qui définit la possibilité offerte à l’usager d’ajouter des mots-clés appelés tags à des ressources. Nous encourageons donc nos lecteurs à utiliser ces systèmes.
Nous pouvons considérer qu’il s’agit d’une intelligence collaborative ou coopérative. Un peu à l’instar de l’ensemble des astronomes amateurs ou professionnels d’ailleurs qui braquent leurs télescopes sur la galaxie, la veille collaborative permet de se partager les découvertes selon les domaines et selon les disponibilités. Cela peut donc se faire entre un nombre d’utilisateurs restreints sur un domaine particulier comme dans l’exemple suivant qui montre un groupe thématique alimenté par un groupe limité d’usagers qui partagent leurs découvertes concernant les folksonomies.
L’autre stratégie, c’est de surveiller non pas une thématique mais tout simplement de voir les derniers signets des membres de votre réseau. Il s’agit dès lors d’identifier les personnes dignes de confiance et d’intérêt pour votre veille personnelle. Il est également intéressant de parcourir les réseaux de personnes pour découvrir ainsi de nouveaux veilleurs.
Prendre soin plutôt que de surveiller.
Dès lors, pour reprendre l’expression de Bernard Stiegler, il s’agit de “prendre soin”, ce n’est pas de la veille type surveillance qu’il faut mettre en place, mais de la confiance et de la mise en valeur. En quelque sorte, c’est là que réside la différence entre la culture de l’information de type citoyenne ou éducative par rapport à la vision “intelligence économique” : la confiance plutôt que la défiance. Un travail peu évident car notre époque est profondément marquée par la guerre froide et la lutte contre le terrorisme. Dans ces conditions, l’autre est souvent synonyme de danger ou de méfiance. Aujourd’hui si pronétariat[7], il y a vraiment, il s’agit pour ce dernier de travailler à la création de valeur et de veille. Et c’est bien cette dimension qui peut permettre aux réseaux d’être véritablement sociaux. Nous ne devons pas surveiller les activités dans un but d’espionnage mais dans une optique de partage de connaissances, de savoirs. Il s’agit de travailler à de la confiance mutuelle et à la mise en valeur de personnes que nous avons identifiées comme fiables et intéressantes.
Les personnes de mon réseau twitter ne sont pas des personnes que j’espionne mais des contacts que je mets en valeur, que je distingue et dont il “faut prendre soin” d’écouter et parfois de prendre soin tout court. Désormais ce n’est pas notre seule valeur qui est prise en compte mais bel et bien la force de mobilisation de notre réseau.
Veiller sur les traces
Les outils du web 2.0 tardent à être pleinement utilisés dans l’Education Nationale. D’autre part, il me semble qu’encore une fois, c’est une logique d’adaptation qui prédomine et nullement une volonté proactive de mettre en place des stratégies pédagogiques. Pourtant, il y a urgence à s’emparer des possibilités qui s’offrent à nous. Néanmoins, derrière l’apparente simplicité, il faut être capable de songer à (ou penser la) la complexité. Mais cela ne peut se faire qu’au travers de la construction de scenarii pédagogiques, de parcours permettant l’acquisition de savoirs et de compétences et pas uniquement en « infodoc ». Il ne s’agit pas non plus de parler d’éducation 2.0 ou d’user des termes similaires qui sont en fait ridicules et qui demeurent l’apanage de consultants qui n’ont jamais exercé parfois en établissements. L’éducation demeure un concept qui ne mérite pas l’adjonction d’un quelconque 2.0, cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faut pas faire évoluer le système bien au contraire. Les portfolios, les blogs, les plateformes d’enseignement en ligne et autres wikis permettent une meilleure gestion de la trace et donc de la progression de l’élève. Cela permet une pédagogie davantage différenciée et individualisée et plus motivante. Evidemment cela ne peut être sans incidence sur le fonctionnement actuel toujours basé sur la logique de la captivité. Il s’agit donc de permettre à l’élève de garder en ligne ses travaux, ses cours mais aussi les exercices avec un suivi plus fin et plus précis de la part de l’enseignant. Ce travail a également pour but de montrer la dimension éducative et pédagogique des nouveaux outils. De la même manière, cela permet d’enseigner plus efficacement aux élèves à mieux gérer leurs activités personnelles sur le web grâce à une utilisation plus réfléchie et surtout moins ancrée dans l’imitation du profil myspace ou du skyblog du camarade qui dévoile des informations qui pourraient devenir compromettantes dans un avenir plus ou moins proche.
Bernard Stiegler nous met en garde sur le fait que les nouveaux outils peuvent constituer tout autant des moyens de veiller que de sur-veiller. Il faut pour cela tout autant nous ré-veiller afin que nous ne soyons pas acteurs d’une société de surveillance mais de veille et de confiance. L’occasion aussi de rappeler que si nous ne pouvons totalement échapper aux objets techniques, aux caméras et autres dispositifs de « traquage » de nos activités et de nos traces, nous devons garder notre distance critique, l’esprit documentaire à l’œuvre dans nos professions, cet esprit dans la machine dont je parlais au congrès de la Fadben en mars dernier[9]. Cet esprit documentaire, c’est le nôtre et il est d’autant plus fort si nous travaillons ensemble même s’il ne s’agit pas vraiment d’intelligence collective. Il ne nous reste plus qu’à embarquer à bord du cyberlab du capitaine Flam …à moins que ce ne soit à bord de l’Atlantis d’Albator, bref il nous faut réenchanter le monde comme le préconise encore Bernard Stiegler [10] :
« Réenchanter le monde, c’est le faire revenir dans un contexte de milieux as-sociés, et reconstruire l’individuation comme association (…). »
C’est-à-dire permettre à l’individu de se construire au sein de collectifs d’humains et de techniques afin de prêter attention à nous tous.
Et donc pour le plaisir, le générique chanté par JJ. Debout