Une erreur historique : Leibniz et Gabriel Naudé

Une erreur historique découverte en cours, pendant lesquels j’insiste pour que les étudiants usent de leur accès web pour compléter et corriger ce que je raconte .  Un premier miracle a eu lieu hier matin, un étudiant a remarqué que j’avais fait une erreur d’un an sur une date de naissance. Pas de quoi être déstabilisé, mais une première et une bonne nouvelle.

Du coup, je les ai encouragés à  vérifier les dates de naissance quand j’ai oublié de les noter… et c’est alors qu’en écrivant les dates au tableau, je constate une terrible impossibilité historique que je commets dans mon cours et dans… mon livre Du Tag au Like à la page 16 !

Je raconte en effet que Leibniz, dont beaucoup ignorent qu’il a été bibliothécaire, a rencontré Gabriel Naudé… qui l’a inspiré dans sa profession et dans ses méthodes de classement et de classification.:

Gabriel Naudé. source wikimedia commons

« La bibliothèque du Duc Auguste de Brunswick-Lunebourg[1], la plus grande du monde au xviie siècle, est également intéressante, car ce collectionneur établit lui-même son propre catalogue, tandis que la tendance était plutôt de confier la bibliothèque du mécène à un érudit. Il établit un système classificatoire et des cotes qui sont également liées au format des ouvrages à des fins d’économie d’espace. Ce catalogue sera ensuite nettement amélioré par le philosophe Leibniz (1646-1716) qui lui succèdera en tant que bibliothécaire. Une carrière professionnelle qu’il mènera d’ailleurs pendant 40 ans. Sa rencontre avec Gabriel Naudé, le bibliothécaire de Mazarin, auteur de l’ouvrage Advis pour dresser une bibliothèque, rédigé en 1627, l’incite à constituer une bibliothèque universelle qui couvre tous les savoirs. Leibniz s’intéressa beaucoup aux travaux de classification et d’indexation et déplorait justement le manque de mots-clés dans les descriptions bibliographiques. »

Leibniz. Source wikimedia commons

Le problème dans cette histoire, c’est qu’il y a un mais… Gabriel Naudé nait en 1600 et meurt en 1653, tandis que Gottfried Wilhelm Leibniz nait en 1646 et meurt en 1713. Du coup, certes Leibniz est un génie sans doute précoce, mais une rencontre décisive alors qu’il n’a que 7 ans sur le lit de mort de Naudé semble plus qu’improbable.

Or Wikipédia rapporte plus ou moins la même histoire :

« Gabriel Naudé occupe une place centrale dans l’histoire des bibliothèques et de la bibliophilie. D’abord, par la publication, 1627, de son Advis pour dresser une bibliothèque’. Naudé, « l »homme de France qui avoit le plus de lecture » (Bayle), le futur bibliothécaire de Mazarin, celui, aussi, qui enseigna, plus tard, le classement et le maniement des livres à Leibniz, est le premier théoricien d’une bibliothèque systématiquement organisée »

Nul doute que Leibniz a lu Naudé, mais Wikipédia parle carrément d’enseignement !

Si  moi aussi, je raconte cette histoire (fable ?), c’est que je l’ai lue non pas sur wikipédia mais dans les articles qui évoquent la carrière de bibliothécaire du philosophe et mathématicien allemand. C’est le cas de l’article passionnant de Jacques Messier dont celui paru en 2007 dans Argus et dont on peut lire une version allongée ici, Un bibliothécaire parmi les humanistes : Gottfried Wilhelm Leibniz (1646 – 1716). Voici ce que nous en dit Jacques Messier :

« Leibniz fit également la rencontre du bibliothécaire du Roi, Gabriel Naudé, auteur de l’ouvrage  A(d)vis pour dresser une bibliothèque, rédigé en 1627.  Cet ouvrage lui inspira l’idée de constituer la bibliothèque universelle, couvrant tous les domaines du savoir. Gabriel Naudé, conçoit une bibliothèque destinée au grand public contenant des ouvrages sur tous les sujets susceptibles d’intéresser le plus grand nombre.  Il dresse un catalogue par ordre alphabétique d’auteurs et de sujets. »

Je ne suis donc pas le seul à faire la même erreur. Mais pourquoi cette erreur ?  La réponse est peut-être dans cet ouvrage sur les fondations de la bibliothéconomie allemande que je n’ai pas encore eu le temps de consulter et que commente le BBF :

« Dès cette époque, pourtant, la cause des bibliothèques ne reste pas un vain mot pour l’Allemagne, même morcelée, qui en possède alors deux particulièrement célèbres. L’une se trouve à Wolfenbüttel, où plane encore l’ombre de son directeur, Leibniz, qui a également été bibliothécaire à l’autre, celle du duc de Brunswick, à Hanovre, et s’est inspiré de l’Avis pour dresser une bibliothèque de Gabriel Naudé. De plus, Leibniz a, sans doute, été le premier, comme le constate l’auteur, à prendre conscience du profit que pouvait tirer des ressources d’une grande bibliothèque de recherche le progrès des connaissances, et de l’intérêt qu’il y avait à procéder à des acquisitions régulières pour maintenir une bibliothèque au courant de l’activité scientifique et littéraire, plutôt que de lui préférer une bibliophilie, parfois coûteuse. Il en était de même pour Lessing, également appelé à une fonction officielle dans une bibliothèque. »

Cela nous permet d’émettre l’hypothèse que ce n’est pas Leibniz qui a rencontré Naudé, mais peut-être le fameux duc de Brunswick, qui est son propre bibliothécaire et qui possèdait une bibliothèque considérée comme la plus grande de son époque. Leibniz lui succèdera dans cette mission de classement. Une hypothèse séduisante, mais dont je n’ai aucune preuve.

Par contre, les autres hypothèses possibles sont des rencontres avec des personnes différentes portant le nom de Naudé. Il est possible que Leibniz est rencontré Gabriel Naudé… mais le fils ! Naudé était libertin, on peut imaginer une filiation. Au passage, il y a pas mal de bibliothécaires libertins, je pense notamment à Casanova. Mais je n’ai pas trouvé trace d’une telle hypothèse. L’article de Robert Damien ne nous en apprend pas plus.

Troisième hypothèse, la confusion entre Gabriel Naudé et Philippe Naudé, à qui Leibniz a adressé une lettre. Les deux Naudé n’ont rien à voir, le second est huguenot quand le premier justifie la Saint Barthélémy.

Pour l’instant, j’ai préféré rejeté l’hypothèse que Gabriel Naudé puisse avoir survécu sous la forme d’un ectoplasme ayant suivi des ouvrages qu’auraient acheté le duc de Brunswick quand la bibliothèque de Mazarin a été dispersée. Il aurait alors conversé avec Leibniz sous cette forme. Pas très crédible pour un des théoriciens de la raison.

Voilà, où j’en suis, j’attends vos hypothèses !


[1] Schneider Ulrich Johannes, « Quel système de savoir ? Du “jardin des livres” de la bibliothèque du duc Auguste au catalogue de Leibniz », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2006-2, n° 82, p. 8-14.