Le syndrome Gaspard Hauser

Kaspar Hauser (1812? - 1833).
Image via Wikipedia

Je poursuis la publication d’extraits de ma thèse, à peine retouchés. Aujourd’hui, j’aborde la question de la déformation liée à l’information. La minorité technique fait référence à Simondon, celle de l’entendement à Kant.

Nous pensons que l’état de minorité technique et informationnel peut être qualifié de « syndrome Gaspard Hauser », tant l’orphelin de l’Europe est demeuré l’exemple d’un mineur manipulé et aisément manipulable sans qu’il soit possible d’établir son ascendance. Un mystère qui constitue une antithèse aux Lumières, en étant symbole d’un obscurantisme peu romantique et surtout tragique. L’exemple de Gaspard en tant qu’
« individu mineur » se voit à plusieurs niveaux.

D’une part, il n’est évidemment pas vraiment autonome et ne peut s’ex-primer. Il ne peut nullement faire part de son identité, il lui est impossible de réaliser pleinement son individuation personnelle et son inscription au sein dans le collectif. Il est au contraire à la vue de tous, cible de toutes les « mauvaises » attentions. Il n’a reçu aucune formation (Bildung) et ne peut donc se situer par rapport à ses parents mais également historiquement.

Le syndrome s’applique d’autant plus aux jeunes générations du fait de leur méconnaissance historique parfois étonnante. Par conséquent, il est difficile de savoir pour l’adolescent où il désire parvenir
et ce qu’il doit rechercher quand il ne sait qu’imparfaitement d’où il vient c’est-à-dire qu’il ne possède pas toutes les informations de base nécessaires.

Nous songeons également à cette chanson allemande qui parle de Gaspard.. L’expression
« sein Gang war gebeugt », que nous pouvons finalement traduire aussi bien par « sa marche était boiteuse » aussi bien que par « sa démarche était hésitante » signifie bien cette difficulté à avancer, à « s’individuer » pour devenir majeur. Gaspard est donc un « imbécile » au sens étymologique : il ne peut marcher car il est privé de bâton. L’imbécile est celui qui se retrouve sans support, notamment technique, pour organiser sa réflexion.

L’imbécile, au sens cette fois-ci informationnel, serait celui qui s’avère incapable de penser et donc d’agir par lui-même et qui aurait besoin pour cela, soit de techniques faisant le travail à sa place (par paresse dirait Kant) soit de personnes qui lui serviraient de directeur de conscience. Au final, cette sortie hors de la minorité ne pouvait concerner à son époque que peu d’individus :

Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s’y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions (préceptes) et formules, ces instruments mécaniques de l’usage de la parole ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, (d’un mauvais usage raisonnable) voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.

Nous notons que chez Kant, la seule volonté ne peut suffire à parvenir à cette majorité et à avancer de ce pas assuré (einen sicheren Gang). Cela signifie qu’il ne peut y avoir d’Aufklärung sans Bildung au préalable et que la Bildung permet l’accès à la Kultur.

Notre choix d’accoler au nom de Gaspard Hauser, le terme de syndrome emprunté au lexique médical peut paraître étonnant mais nous n’innovons pas en la matière puisque le domaine de
la circulation des informations permet parfois d’étonnants parallèles. Nous songeons notamment aux théories liées à la contagion des idées notamment celles de Dan Sperber ou l’expression plus récente de marketing viral. Nous nous inscrivons quelque peu dans cette lignée en définissant le syndrome comme un ensemble de caractéristiques (symptômes en médecine) qui permettent de définir un comportement ou un agissement communicationnel basé sur des négligences informationnelles (pathologies en médecine).

Le syndrome Gaspard Hauser convient donc pour décrire une série de négligences liées à un état de minorité informationnelle qui peut conduire notamment aux dérives des théories du complot.

Individuation

Identité inconnue voire méconnue.

Identification collective difficile

Situation temporelle et historique

Rupture générationnelle

Présent permanent

Expression

Capacités faibles

Analphabétisme

Attention

Captée

Objet de mauvaises attentions

Démarche

Hésitante

Facilement manipulable

Tableau n°9. Description de l’état de minorité

Nous pourrions ainsi également lister toute une série de symptômes qui sont d’ailleurs à rapprocher fortement à ce que nous appelons les négligences, ces actes de non-lecture au sens étymologique du terme sur lesquels nous reviendrons plus longuement dans la dernière partie consacrée aux enjeux :

– Méconnaissance d’un sujet (Inconscience du besoin d’information)

– Confiance accordée au dernier qui a parlé.

– Propagation de rumeurs.

– Croyance en des théories « miracles » qui veulent tout expliquer.

– Méfiance vis-à-vis des autorités

Nous verrons que ces symptômes sont caractéristiques d’une absence de conscience d’un besoin informationnel.

Il faut également ajouter que Gaspard est un « monstre », c’est-à-dire une chose à montrer. Nous reviendrons dans la dernière partie sur la constitution de ce que nous appelons une « tératogénèse documentaire », comme préfiguration d’une culture de la dé-formation, au sens qu’il devient de plus en plus difficile de parvenir à ces classements efficaces en ce qui concerne les documents que nous trouvons sur les réseaux. Il nous semble que nos doubles numériques suivent quelque peu la même voie en devenant également des objets à voir et à montrer.

Face à ce syndrome, nous partageons la thèse du « prendre soin » de Bernard Stiegler qui voit dans le texte de Kant, un appel à une pharmacologie de l’espritet à un bon usage des objets techniques. Ce sont ces derniers qui permettent la formation mais également la déformation. Stiegler montre que le précepte de « prendre soin » ou de l’épimeleia a été oublié au profit du « connais toi toi-même ». Or ce précepte du prendre soin s’appuyait sur des techniques que sont notamment la lecture et l’écriture. Stiegler retrace l’étymologie du précepte de l’épimeleia en examinant son radical mélétè qui renvoie tardivement à la méditation mais qui désigne d’abord la discipline en un sens qui n’est justement pas celui des sociétés disciplinaires. C’est l’oubli de ce sens premier
du « souci de soi » que Stiegler reproche à Foucault, qui du même coup ne voit pas les côtés positifs de l’institution et notamment de l’institution scolaire. Selon Stiegler, la
«
discipline » correspond ainsi à la formation, la Bildung de Mendelssohn. Une formation qui repose sur la capacité d’attention, la capacité de se concentrer et ce grâce à des techniques :

Ces psychotechniques- ces techniques de l’âme- qui s’accompagnent aussi de somato-techniques- ces cas de techniques du corps (…)-, ces psychotechniques qui comme melete entendue au sens de meditatio, sont des processus de concentration sur un objet de méditation, préfigurent la confession, tout comme l’art d’écouter et l’écoute de soi préfigurent l’examen de conscience. Examen de conscience qui sera bientôt prescrit par un directeur de conscience, voire dicté par lui, ce que Kant avec l’Aufklärung, arrivant après Martin Luther et Ignace de Loyola, condamnera comme facteur de minorité en affirmant que l’écriture et la lecture forment ce processus historique par où se forme la majorité en tant que conscience rationnelle, c’est-à-dire critique.

Cette prise de soin correspond donc aussi bien au soin du corps que de l’âme et le pauvre Gaspard correspond hélas à l’antithèse en tant que corps et âmes indisciplinés, non pas au sens que pourrait lui conférer Foucault, mais à celui développé par Stiegler. Aujourd’hui, les Gaspard Hauser sont différents mais sont indisciplinés également, en devenant parfois des « patates de salon », la conscience dictée par la publicité et dés-individués parce que vivants par procuration leur existence au travers de stars souvent éphémères.


Poème de Paul Verlaine, Gaspard Hauser chante : Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Ô vous tous, ma peine est profonde: Priez pour le pauvre Gaspard.
Extrait deu poème
« Sagesse » Disponible sur :<

http://fr.wikisource.org/wiki/%C2%AB_Gaspard_Hauser_chante_%C2%BB>

2Ce qui renforce l’impression de présent perpétuel dénoncé notamment par Paul Virilio.

3Chanson de Reinhard May. Kaspar Hauser «Sein Haar in Strähnen und wirre, sein Gang war gebeugt.
« Kein Zweifel, dieser Irre ward vom Teufel gezeugt
.
» (Ses cheveux en mèches incontrôlées et désordonnées, sa marche était boiteuse. Aucun doute, cette erreur était guidée par le diable)

4 KANT. Op. cit.

5 Dan SPERBER. La contagion des idées. Odile Jacob, 1996

6 Bernard STIEGLER. Prendre soin : Tome 1, De la jeunesse et des générations. Op. cit., p.44

7
Ibid., p.242

8
Ibid., p.247

9 Nous pourrions même dire in-formes, c’est-à-dire à la fois privés de formes et de formation.

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9 réflexions au sujet de « Le syndrome Gaspard Hauser »

  1. Monsieur Le Deuff,
    Ne croyez vous pas qu’il serait possible de faire du syndrome Hauser le signe d’une nouveau « malaise dans la civilisation », ayant partie liée à l’inflation des TIC? Quoique très intéressantes, j’aurais quelques objections à faire à vos thèses (si tant est que je sois parvenue à les comprendre d’un bout à l’autre, ce qui n’est pas certain, je vous sais donc gré pour votre indulgence).
    Le cyberspace reposant sur le paradigme informationnel-communicationnel né des théories de Wiener puis de l’Ecole de Palo-Alto-entre autre- déconstruisent le sujet en le transformant en un point mobile traversé par une multitude de flux informationnels. Cette destitution du sujet qui trouve une autre de ses expressions théoriques dans les philosophies dites post-moderne me semble incompatible avec le projet d’éducation et l’esprit des Lumières auxquels vous faites pourtant référence.
    Si l’éducation vise à poser le sujet et à le faire passer à l’état de majorité, donc à le faire advenir à l’unité et à la raison, ne peut-on pas penser qu’il y a antinomie dans le syntagme « éducation à la culture informationnelle »? En effet, la première vise à poser le sujet, la seconde le destitue…Arendt contre Bateson…
    D’autre part, les théories informationnelles-communicationnelles semblent concevoir l’éducation comme un simple apprentissage des codes visant une bonne adapation au système (bateson). N’y a-t-il donc pas un paradoxe entre la philosophie kantienne de l’éducation que vous citez et le contenu de cette éducation, l’info-com? L’Ecole comme lieu de l’accès à la raison n’a-t-elle pas raison de bouder les TIC dans la mesure où elles mènent à la dissolution du sujet et de la raison dans les flux d’information…?
    Cordialement,
    Soki

  2. Je pense que vous posez les termes comme des contradictions quasi mathématiques en accordant une confiance absolue dans des théories et des concepts qui ont souvent été dévoyés.
    Le cyberespace est un concept qui mériterait déjà d’être débattu d’autant qu’il est fortement daté. D’ailleurs, il provient de la science fiction bien plus que de l’école de Palo Alto. D’autre part, techniquement, le cyperespace correspondrait à l’internet physique et aux applications comme le web. La construction historique et physique du réseau internet et des TIC a peu été influencée par Palo Alto.
    Il n’est donc pas certain que l’expression convienne encore.
    Vous faites ensuite une erreur entre une déconstruction du sujet qui est en fait une analyse de la richesse du sujet et sa disparition, ce qui n’est pas la même chose.
    Sur l’opposition entre théories de l’infocom et 2ducation, vous réduisez cette opposition encore une fois à quelques théories.
    Pour ma part, je n’oppose pas information et formation qui se déroulent de manière conjointe.
    Dernier point, je parle plus d’inviduation que d’unité du sujet ce qui correspond plus à une état de formation en évolution dans un milieu que le résultat de quelque chose de figé.
    Voilà pour mes premières réflexions qui au contraire incite à la création de milieux associés de formation avec des technologies innovantes. Cela implique tout de même des changements organisationnels et institutionnels mais nullement la disparition de l’Education.

  3. re-bonsoir,
    Vous me permettrez d’insister. De quoi parlez-vous exactement lorsque vous parler de la déconstruction du sujet en terme « d’analyse de la richesse du sujet »…?
    Il est possible que j’assimile indument science-fiction et théorie quant au cyberspace. Néanmoins, la science-fiction populaire me semble dire beaucoup de chose sur l’état d’esprit et les schèmes imaginaires qui structure les représentations des jeunes, véhiculées par les TIC.
    Pardonez moi, mais vous n’avez par répondu à ma question; qu’a à dire un chercheur en info-com qui fut aussi professeur dans le secondaire de l

  4. oups, je finis:
    qu’avez vous à répondre à la déconstruction du sujet opérée par les TIC, en tant que chercheur en info-com et ancien professeur du secondaire…?
    cordialement,
    Soki

  5. Je pense qu’il ne faut pas confondre déconstruction du sujet avec sa disparition tout simplement.
    Je peux vous répondre qu’il s’agit aussi de ne pas assimiler l’infocom aux théories de Bateson.
    D’autre part, pourquoi croire que les TIC entraînent la dissolution du sujet voire sa disparition ?
    Vous raisonnez trop en opposition stricte à partir de théories.
    Je raisonne plus à partir de formation et de trans-formation avec l’information.
    Je vous conseillerai la lecture de Bernard Stiegler autour des milieux associés qui mêlent collectifs humains et techniques.
    De la même manière, sur ces aspects du rôle constituant de la technique parmi la culture et la construction de l’homme, il faut voir Simondon et Leroi-Gourhan.
    Je crois qu’en fait votre opposition est une vision de la technique qui est fausse car j’ai l’impression que vous la voyez essentiellement de manière négative en portant sur les TIC un pouvoir essentiellement déconstructeur.

  6. Je vous remercie pour vos informations, et notamment la citation de ces auteurs. Il est possible que ma vision des choses soit trop schématique. Néanmoins, j’ai quelques réserves sur les théories de Simondon dont l’optimisme technophile me semble parfois dangereusement rejoindre les grands moments du Saint-Simonisme…Quant à Leroi-Gourhan, il me semble qu’à certains moments, il parle lui même d’une extériorisation fallacieuse de l’humain dans les techniques. L’ oeuvre de Stiegler est de même très intéressante mais il me semble que lui même admet parfois les dangers possibles du décentrement du sujet induit par les technologies liées aux industries (sa fameuse « synchronisation » des consciences).
    Je constate chez les chercheurs en info-com comme chez les philosophes des techniques un refus de la conception heideggerienne et ellulienne de la technique, ,en tant que ces deux auteurs la voient comme un procès autonome soumettant l’humain, et cela sans doute à juste titre. Néanmoins je ne peux m’empêcher de penser à cette phrase d’Arendt (à peu près telle quelle); « à force de concevoir l’humain au travers des abstractions technoscientifiques s’éloignant du terrestre et du sens commun, ce qui n’est qu’une création de l’homme en vue d’ étendre sa puissance matérielle est perçue comme un pendant biologique et naturalisé, comme si la technique était consubstantielle à l’homme, comme une carapace l’est à l’escargot »…
    Cordialement,
    Soki

  7. Eh bien voici un samedi soir très intense. La citation d’Arendt de mémoire me fait penser à une blague : Alexandre S. ou Yolande M. ? A moins que ce soit une bibliothécaire de Fougéres qui à l’aide de quelques In-quatro de philosophie reliés pleine peau à juré d’avoir la votre… Sinon le débat semble de qualité et surement intéressant pour quelqu’un qui a lu tous ces livres en allemand, mais il me semble que les théories technophobes défendues par K (qui a peut-être donc du lutter contre l’Opac de Fougères) sont un peu obsolètes, comme tous les phantasmes déterministes. Ce qui effrayait d’ailleurs les auteurs de Science fiction du siècle dernier ce n’était pas la multiplication des TIC (qui ne peut se réjouir de posséder davantage d’outils de connaissance ?) mais au contraire la concentration de l’intelligence dans une seule machine. Imprudemment datée, la suite de 2001 , 2010 Odyssey Two mettait de nouveau en scène Hal (IBM en chiffre de César). Arthur C. ne pouvait pas imaginer que l’informatique ne soit pas dominée en 2010 par IBM. De Gaulle et ses successeurs sont tombés dans la même erreur en voulant bâtir une informatique hardware française (Bull) alors que l’enjeu s’est rapidement déplacé vers le soft (Microsoft), le lien (Google) et le flux (Twitter). Chacun de ces acteurs a été accusé à son tour de vouloir dominer le monde. L’enjeu véritable est comme vous le montrez de faire acquérir aux nouvelles générations la culturelle informationnelle qui leur permettra de se saisir de tous les nouveaux outils qui apparaissent. Comme vous le montrez ce qui peut dominer les hommes ce ne sont pas des technologies mais d’autres hommes qui s’en serviraient en profitant de leur manque de culture informationnelle. On se souvient que l’un de créateurs de la robotique, Robert_Houdin, fut envoyé en Algérie pour y combattre l’influence indépendantiste des marabouts ! ( Jean-Eugène Robert-Houdin, Confidences d’un prestidigitateur Tome 2 page 249, disponible sur Google books !)

  8. Un peu de cuistrerie : savez-vous que Reinhard Mey (pas May, je crois) a également chanté en français la légende de Gaspard Hauser ?
    Il signe (sous le nom de Frederik Mey) une chanson intitulée « Gaspard » où apparaissent les vers suivants
    ‘Ses cheveux lui tombaient en mèches
    Il se tenait recroquevillé
    « C’est le diable qui l’empêche
    De marcher la tête levée »…’

  9. @austremoine Il me semble qu’il changeait légèrement de nom selon qu’il chantait en français ou en allemand.
    Il y a effectivement beaucoup de ses créations qui furent bilingues. La version allemande m’apportant plus pour ma réflexion avec le double sens (voire triple…) de Gang. (marche-démarche-chemin)

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