L‘article sur la perte d’influence des intellectuels français et notamment sur les réseaux sociaux m’a intéressé à plus d’un titre. Je crois que le problème ne vient pas du manque de spécialiste français dans le domaine mais de deux obstacles principaux. Je m’attarde principalement ici sur les sciences humaines et sociales.
Premier obstacle de taille : la langue.
C’est la principale raison pour laquelle les principaux « penseurs » et leaders dans de nombreux domaines et encore plus sur les thématiques du web sont anglo-saxons. Ils ont l’avantage du terrain. Vous publiez en anglais, votre potentialité d’influence et de relai est à peu près dix fois supérieure qu’en français. Vous vendez un ouvrage 1000 exemplaires en français, son potentiel de vente est souvent 10 fois supérieur en anglais. De même, pour le nombre de visites sur les blogs. La réponse est donc évidente : il faut écrire en anglais en allant jouer sur un terrain extérieur. Mais bon, il va falloir s’y mettre. D’ailleurs, je suis persuadé que seul le multilinguisme défendra le français et les autres langues, et aucunement une défense stérile et chauvine. Au diable l’identité nationale qui est devenue du reste totalement inverse de la conception révolutionnaire qui faisait de la nationalité française une identité universelle et non pas une identité saucisson-tf1-rolex.
Second obstacle : la difficulté de la pensée complexe et non dichotomique.
Je note que la tendance est quand même au succès de pensée et de théorie parfois provocatrice et souvent proche du consulting. En clair, ce n’est pas toujours pleinement scientifique. Je songe par exemple à la théorie des digital natives et même à Clay Shirky qui joue souvent la provoc de même que Chris Anderson. Certes, ça fait bouger les lignes et réfléchir mais en aucun cas, rétrospectivement, c’est si génial et si cohérent. Mais leur objectif n’était pas scientifique mais davantage commercial et stratégique. Dans ce domaine, ils sont plutôt bons d’autant qu’ils sont de véritables praticiens prêts à innover.
Il est dommage qu’en France, le rapport soit assez dichotomique. Les discours positivistes sont souvent portés par des consultants ou des acteurs commerciaux. Leurs discours ne sont pas mauvais en soi, mais ce ne sont pas des discours émanant d’intellectuels proprement dits ou tout au moins de scientifiques. Je rappelle que la définition d’intellectuel suppose un engagement politique, ce qui ne signifie pas qu’on a pris en douce sa carte à un parti ou qu’on va chercher des enveloppes chez des mamies, mais qu’on prend position dans des discours et des écrits et notamment au niveau médiatique. Mais c’est là, le problème, c’est qu’on ne convoque que dans ses sphères les penseurs les plus rétrogrades et anti-internet pour répondre aux discours branchés. Dès lors, la naphtaline fait pâle effet à côté. De même, il serait quand même important que les médias renouvèlent leurs prétendus intellectuels qui sont les mêmes depuis 30 ou 40 ans. La couverture du nouvel obs sur les intellectuels français cette année aurait pu être la même il y a 20 ans…il faut dire qu’un nouvel obs de 2010 ressemble à un nouvel obs de 1990 : même rédaction, mêmes éditorialistes et…mêmes éditoriaux à quelque chose près. Mais les nouveaux acteurs médiatiques du web devraient peu à peu changer la donne.
Mais en général sur les grands médias, les discours les plus complexes sont moins entendus parce qu’ils ne sont pas médiatiques d’une part et parce qu’il suppose des capacités de réflexion et de pratique de la part de l’auditoire. Dans le genre, les fidèles de Jean Pierre Pernaut ne peuvent pas suivre depuis longtemps même s’ils ont essayé de faire attention à la marche. Certes, la radio se démarque à ce niveau de la télévision du fait de journalistes compétents et plus engagés dans les médias sociaux. La télé à l’inverse poursuit son autarcie. L’évacuation d’arrêt sur images est en ce point un exemple évident. Mais l’émission a sans doute gagné au final en pertinence et en puissance en passant sur le web.
Revenons, donc sur l’obstacle de la complexité car il tend d’ailleurs à gagner du poids au sein des sciences humaines et sociales qui privilégient de plus en plus une simplicité d’étude et d’analyse dont les résultats ne seront qu’éphémères face à une pensée conceptuelle qui dérange ou est tout simplement incomprise. L’idéal devenant la production scientifique à peu près normée mais dont les conséquences scientifiques, politiques et éducatives seront nulles et donc sans risque.
Face à la pensée conceptuelle, l’argument méthodologique est alors utilisé comme seul contre-argument, qui place le discours scientifique conceptuel dans la lignée de l’essai. Il est vrai que la pensée complexe, celle qui mobilise autant concepts que des résultats est parfois inopérante aussi dans des articles trop brefs. En ce qui me concerne, j’ai une valise pleine de concepts qui fonctionnent ensemble, il est impossible de tous les convoquer dans un article et cela devient parfois difficile voire mission impossible quand il s’agit de les transposer en anglais.
En conclusion, l’intellectuel français ou francophone n’est pas mort, pas autant que le web au final (pour rappel après le web 2.0, le web 3.0, le web au carré, le web qui mène 3-1 contre le psg, voici désormais le web mort-vivant qui se multiplie jusque dans vos frigos ce qui devrait inspirer Roméro ou Véronique C.) mais il n’est plus dans la presse classique et pas du tout sur les chaînes grand public même si Mister Affordance a failli y faire une apparition sur le nouvel ortf.
Je crois aussi que l’intellectuel est surtout une identité collective, un réseau pensant (et guère dépensant d’ailleurs) qui produit des documents et des réflexions sous des modes différents.
Finalement, il faut différencier le fait de ne pas voir l’intellectuel et celui de le croire invisible. Bien souvent, le regard ne se porte pas aux bons endroits.
Voilà pour ce premier billet de rentrée. Je suis parvenu à rendre plus compliqué un problème qui l’était déjà à la base. Mais je crois que ça devrait la devise et le credo de l’intellectuel : montrer que lorsqu’un problème apparaît compliqué, c’est bien parce qu’il est encore plus en réalité.
Bonjour et merci pour le lien vers l’article d’Hypertextual et l’honneur que vous me faites d’y répondre.
Je ne suis pas sûr de comprendre ce dont vous parlez à propos de Clay Shirky. Je ne vois pas en quoi sa pensée n’est pas « scientifique » et en quoi elle est provocatrice. De quelle pensée parlez vous ?
Je n’ai pas lu The Long Tail mais de nombreux analystes s’accordent sur le fait que cette power distribution est un pattern qui se retrouve dans grand nombre de comptabilités différentes dès lors que l’on s’interesse aux activités de réseaux organisés spontanément. (Shirky en parle aussi d’ailleurs)
S’ils « parlent comme des consultants » c’est parce que leur objectif est de faire passer leur idée. Ca peut sembler un peu racoleur, c’est vrai.
« Je rappelle que la définition d’intellectuel suppose un engagement politique ». Pouvez vous me préciser ou vous avez eu cette définition ? Dans le Robert je lis : « qui se rapporte à la l’intelligence (connaissance ou entendement). qui a un goût prononcé pour les choses de l’intelligence, de l’esprit. Dont la vie est consacrée aux activités intellectuelles ». Nulle part je ne trouve de référence à la politique. Il s’agit je le crains d’une définition très française.
« Leurs discours ne sont pas mauvais en soi, mais ce ne sont pas des discours émanant d’intellectuels proprement dits ou tout au moins de scientifiques » aha … Vous allez me trouver vieille école mais je préfère un discours clair et intelligent d’un consultant à un discours obscur et incompréhensible d’un scientifique ou d’un intellectuel. Je vous invite à lire Benjamin Pelletier à ce sujet.
« Mais en général sur les grands médias, les discours les plus complexes sont moins entendus parce qu’ils ne sont pas médiatiques d’une part et parce qu’il suppose des capacités de réflexion et de pratique de la part de l’auditoire. » waow ! donc la vérité est nécessairement complexe et le petit peuple ne peut pas comprendre ? ne trouvez vous pas cette position paternaliste et condescendante ?
Je réponds d’abord sur la dernière remarque. Je pense que ce n’est pas paternaliste de considérer qu’une grande partie des spectateurs de Tf1 est incapable de comprendre des pensées plus complexes. Il suffirait de faire des tests de littératie pour s’apercevoir qu’ils sont dans la minorité de l’entendement tel que le définit Kant autant par paresse que par réelle incapacité d’ailleurs.
Sur la complexité en général, le problème n’est pas tant la clarté du discours que la complexité de la théorie. Le discours peut être accessible mais les hypothèses ne sont pas nécessairement simples.
Sur chris Anderson, je critique plus sa dernière théorie sur le web que la long tail qui comporte de nombreux éléments intéressants. Pour Shirky, ce sont ces positions un peu trop dichotomiques sur l’avantage des folksonomies auxquelles je songe. Le temps démontre qu’il avait tort, les taxonomies classiques n’ont pas disparu et demeurent utiles. D’ailleurs, on ne cherche qu’à apporter de la cohérence aux folksonomies.
Au niveau des intellectuels, je retiens la définition de Sirinelli dans le siècle des intellectuels qui prend en compte cette dimension d’engagement. C’est sans doute une définition très française, mais je pense qu’en anglais on parlerait alors de « scholars » car le mot intellectuel est surtout un adjectif initialement. Le nominatif évoque un rapport historique dans un contexte bien français qui est celui de l’affaire Dreyfus.
Merci pour votre commentaire.
En conclusion, je crois que l’important c’est celui ou celle qui va susciter un débat théorique ou de société. Actuellement, c’est plus les consultants anglo-saxons qui y parviennent en grande partie parce qu’ils sont présents et proches de certaines réalités desquelles autrefois les intellectuels étaient également proches. Ce n’est plus le cas, chez certains penseurs.
Bonjour et merci pour cette réponse éclairante même si je ne partage pas votre perspective.
Je partage tout à fait votre conclusion : l’important est d’engager le débat sur ce sujet.