La formation à l’attention (des jeunes générations)

Pour faire écho aux propos de Philippe Meirieu sur la classe cocotte-minute, et sans doute pour monter aussi les enjeux de former « les petites poucettes« ,  je publie un extrait de mon article
–          (2010) « La skholé face aux négligences : former les jeunes générations à l’attention », Communication & Langages n°163, mars 2010, p.47-61

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Les usages des objets techniques impliquent parfois l’acquisition de compétences qui s’opère de manière « informelle ». Sans nier cette réalité, il convient d’observer que de nombreux champs échappent de ce fait à la formation, notamment ce qui relève des médias qui requièrent pleinement l’exercice d’une distance critique. De ce fait, cet espace est au final laissé à la charge d’acteurs qui n’émanent pas de l’institution scolaire et qui très souvent recherchent la captation de l’attention à des fins publicitaires et commerciales et non pédagogiques.
Il en résulte une double nécessité de la formation à l’attention. La première concerne la formation à dispenser pour que l’élève et étudiant puisse exercer sa capacité à pouvoir se concentrer durant un laps de temps suffisamment long pour comprendre et apprendre. La seconde découle de la première puisqu’elle consiste d’avoir le courage de penser par soi-même (le sapere aude de Kant) puisqu’il s’agit de la capacité à exercer son regard critique et sa distance vis-à-vis de médias qui cherchent à s’attacher cette attention.

1.1 L’attention ou l’arrêt opéré par la Skholé

Cependant qu’entendons-nous par attention ? Elle peut être définie comme la capacité à se concentrer sur un objet telle que la définit Henri Go[1] :
« Tout le problème de l’attention consiste donc dans la polarisation de l’activité intellectuelle de l’élève sur un objet, tout en l’incitant à produire des relations dans un milieu. »
Cette attention nécessite un apprentissage. Elle constitue la condition de l’autonomie [2]. Il s’agit d’un exercice de discipline sur le corps et pas seulement instrument de domination sur les corps comme le décrit de Foucault[3]. Cette discipline est d’abord une autodiscipline. Elle s’inscrit dans la lignée des techniques de mémorisation et autres arts de la mémoire. L’attention, c’est cette capacité d’arrêt, de maîtrise du corps autant que de l’esprit, pour concentrer son attention sur un objet. C’est proprement le rôle de la skholé, qui a donné le mot école mais qui désigne dans un premier sens, l’arrêt[4]. Une skholé perçue comme une liberté de penser et non comme un instrument de domination du maitre sur l’élève. La capacité d’attention doit donc être vue comme une méthode, un cheminement au sens étymologique, transmis par le maître à l’élève afin que ce dernier puisse exercer sa liberté de penser par lui-même. C’est en cela également que l’Ecole constitue un lieu de skholé puisqu’elle met l’élève à l’abri des distractions et des manipulations. L’enseignant ne s’inscrit donc pas dans un dispositif de surveillance mais plutôt dans celui de veille, en employant des techniques de soin de l’attention.
Bernard Stiegler[5] montre que le précepte de « prendre soin » ou de l’épimeleia a été oublié de fait au profit du « connais-toi toi-même ». Or ce précepte s’appuyait sur des techniques que sont notamment la lecture et l’écriture. Stiegler retrace l’étymologie du précepte de l’épimeleia en examinant son radical mélétè qui renvoie tardivement à la méditation mais qui désigne d’abord la discipline et en un sens qui n’est justement pas celui des sociétés disciplinaires[6]. C’est l’oubli de ce sens premier du « souci de soi » que Stiegler reproche à Foucault. Ce dernier ne distingue que les aspects négatifs de l’institution et notamment de l’institution scolaire et oublie le fait que la « discipline » correspond également à la formation. Or cette formation est de plus en plus oubliée et de ce fait les capacités d’attention des jeunes générations s’en trouvent diminuées.

1.2 L’attention en désordre

Plusieurs enquêtes et articles insistent sur la difficulté des jeunes générations à demeurer concentrée sur du long terme. Katherine Hayles[7] différencie ainsi la deep attention de l’hyper attention. Les travaux de la professeure de littérature américaine ont beaucoup influencé par Bernard Stiegler dans sa critique de la captation de l’attention opérée par les médias de la télévision.
Selon Hayles, les adolescents actuels utiliseraient davantage l’hyper attention, forme de zapping perpétuel, nécessitant une stimulation fréquente voire incessante. De par nos observations sur le terrain, nous pouvons constater des fortes similitudes avec ce que relève la chercheuse américaine. Beaucoup des élèves observés rencontraient de grandes difficultés à maintenir leur concentration plus de dix minutes sur un objet donné.  Nous avons pu mesurer ce phénomène régulièrement[8] avec des élèves en difficulté dans leur recherche d’informations sur le web et qui sollicitaient dès lors notre aide. Après une démonstration d’une stratégie de recherche opportune qui aboutissait à un document exploitable par l’élève, ce dernier se montrait souvent incapable de poser son attention afin d’opérer une analyse du document,  et préférait quitter la page pour privilégier une navigation sans fin. La tentation de pouvoir zapper l’obstacle est éminemment plus forte.
Nous pensons également que c’est la cause d’un environnement médiatique riche en possibilités, qui mêle télévision, sites web et messageries instantanées ainsi que les jeux- vidéo. Il est évident que les adolescents sont confrontés à plus grande diversité pour ne pas dire concurrence des différents types d’activités et que la lecture exhaustive d’un ouvrage, notamment d’un roman, devient une capacité beaucoup plus rare. Or, cette dernière repose sur la deep attention, qui correspond à la capacité de se concentrer et de consacrer un temps long à la lecture. Il devient de plus en plus difficile pour un adolescent d’y parvenir, car il s’inscrit dans une logique d’interruption ambiante[9]. Il peut donc voir sa lecture interrompue à tout moment, que ce soit par la sonnerie de son téléphone portable, par le signal de l’arrivée d’un ami sur la messagerie instantanée, par la musique de la chaîne hi-fi du frère ou bien encore par la télévision voire la console de jeux qui lui « tendent les bras » à la moindre difficulté rencontrée.
L’attention longue nécessite une concentration pour aller au-delà des difficultés et des obstacles. Quant à l’hyper attention, elle permet de réagir à tous les stimuli et repose sur des capacités d’usage multitâches mais qui ne sont pas nécessairement complexes. La spécialiste américaine en nouvelle technologie, Linda Stone parle ainsi d’attention partielle continue[10] pour qualifier cette volonté d’être toujours présent, pour ne pas dire « dans le coup », par crainte de rater quelque chose. Tout se passe comme s’il y avait une crainte de « différer » Or, c’est pourtant dans cette « différance»[11] et de fait différence que s’opère la skholé afin de se tenir à distance, non pas dans une ignorance mais dans la possibilité de choisir…et de résister. Katherine Hayles parle d’attention de surface ou superficielle, c’est-à-dire que le zapping opéré ne recherche qu’une brève stimulation, et que la mise à distance, qui peut s’opérer par la skholé, ne s’effectue pas. Nous retrouvons alors l’injonction de Kant sur l’effort à faire pour penser par soi-même, effort rejeté par la recherche de nouvelles stimulations.
 
Le fait de passer sans cesse d’une application à une autre devient habituel chez les jeunes générations. Par conséquent, une concentration longue ne peut susciter que lassitude et décrochage et recherche d’une nouvelle stimulation. L’institution scolaire se trouve alors en concurrence pour la quête de cette attention avec notamment les publicitaires d’où les enjeux autour d’une économie de l’attention.
C’est justement cette incapacité à se concentrer sur un objet, à se poser pour lire qui fait des nouvelles générations, des générations négligentes.


[1] GO, H. L. (2008). « Problématiser le rapport équité/efficacité dans l’action éducative : la question de l’attention » in Colloque international « Efficacité & Équité en Éducation » Université Rennes 2, Campus Villejean 19, 20 et 21 novembre 2008.p.9
[2] LIQUETE, V., MAURY, Y. (2007). Le travail autonome – Comment aider les élèves à l’acquisition de l’autonomie. Paris : Armand Colin
[3] FOUCAULT, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris, Gallimard.
[4] Le premier sens de Skholé désigne l’arrêt avant de se référer aux loisirs consacrés à l’étude.
[5] STIEGLER, B. (2008). Prendre soin : Tome 1, De la jeunesse et des générations. Flammarion.
[6] Idem. p.242
[7] HAYLES, N.K. (2007). “Hyper and Deep Attention: The Generational Divide in Cognitive Modes”, Novembre 26, 2007, Mla journal <http://www.mlajournals.org/doi/abs/10.1632/prof.2007.2007.1.187?journalCode=prof.>
[8] Notre carnet de bord indique de tels cas à chaque séance de recherche d’informations pour des projets type IDD (itinéraires de découvertes). Le phénomène est plus marquant chez les sixièmes du fait de difficultés de lecture. D’ailleurs la majorité des professeurs-documentalistes considèrent que les difficultés informationnelles proviennent de faibles compétences en lecture.  A la question « Selon vous, les difficultés rencontrées par les jeunes générations dans la recherche et l’évaluation de l’information sont principalement la conséquence.. », plus de 60% des professeurs documentalistes répondent que c’est avant tout la conséquence de capacités de lecture et d’analyse médiocres. Résultats de l’enquête « culture de l’information » in Olivier Le Deuff. (2009) La culture de l’information en reformation. Vol. 2. Annexes. Thèse de doctorat. Université Rennes 2.

 

 

 

[9] L’expression est de David Armano :
ARMANO, D. Ambient Interruption. Billet du 18 janvier 2008in L+E. Logic + Emotion. <http://darmano.typepad.com/logic_emotion/2008/01/ambient-interru.html>
[10] STONES, L. Linda Stone’s Thoughts on Attention and Specifically, Continuous Partial Attention <http://www.lindastone.net/>
[11] DERRIDA, J. (1979). L’écriture et la différence. Paris, Seuil.

5 réflexions au sujet de « La formation à l’attention (des jeunes générations) »

  1. -La navigation prolongée et les jeux vidéo ont « malheureusement » de « mauvais » effets sur le cerveau. Il y a aussi le problème de l’addiction à un changement constant de stimulation sensorielle.
    -Mais outre cette incapacité à maintenir un niveau d’attention approfondie, l’hyper attention stimulée ne se maintient-elle pas -plus- longtemps, -bien plus- longtemps au sein de ces jeunes générations qu’au sein des anciennes?
    Alors la question à se poser c’est que: Est-ce que sous haute stimulation, cette hyper attention ne prend-t-elle pas, sous des formes plus complexes (Et j’y reviens), un degrés de profondeurs bien plus élevé que l’attention approfondie.
    Pris indépendamment, et en les considérant de manière indépendantes ces cerveaux vont probablement paraitre fonctionner sur des logiques bien plus simples, à moindre profondeur.
    La raison? Peut-être une simplification pour spécialisation? Qui sait?
    Mais pris en -réseau- de cerveaux interconnectés, quel est la -profondeur- de leur activité? Hyper activité dans un système de cerveaux en hyper attention stimulée (par l’information), au sein d’un système hiérarchisé et codé?
    Car de la même manière que l’on observe des effets de résonances dans une foule durant les grands concerts, des cerveaux -spécialisés- et -interconnectés-, cad en communications constantes et soumis à d’énormes flux de données (les mêmes flux), vont agir en prévision des autres cerveaux. Mais pour comprendre cela, et les comportements de ce genre, il faut un peu arpenter les mondes virtuels, comprendre le fonctionnement des jeux d’équipes (avec spécialisation), stratégiques et autres, et cela avec un certain « niveau » (d’hyper attention). Où voir et analyser les nouvelles piscine où « arènes » de l’information à une plus grande échelle.
    Vous considérez l’arbre, vous oubliez la forêt.
    Un groupe de 5 personnes des jeunes générations, interconnecté en système spécialisé, en hyper attention stimulée ne passera plus par l’attention approfondie, elle n’en a plus besoin car cela lui fera perdre du temps, la profondeur sera évaluée soit par échanges (par l’interconnexion) soit se fera sur base d’un comparatif individuel par rapport à la réaction d’une ou des autres spécialisations.
    Bref en fonction de la manière dont le/les voisin/s va/vont réagir j’en déduis ceci et cela, je n’ai pas à l’évaluer, cela ne m’est pas nécessaire, le spécialiste en charge détient et acquiert l’information, c’est son rôle (prédéfini).
    -Les performances de ce jeune groupe en ce qui concerne des tâches qui nécessite de l’attention dépasseront probablement un groupe plus ancien qui n’est capable que de fonctionner à un niveau d’attention approfondie -sans- l’habitude de l’interconnexion, ni l’habitude de l’hyper attention, ni l’habitude de gros flux d’information. Par contre oui: l’abus de stimulation par l’information provoque probablement de sacrés dégâts cérébraux, la plupart des abus prolongés provoquent de graves dégâts, et aussi le problème de l’addiction…

  2. En bref en ce qui concerne le multitâche, il est préférable d’analyser -les flux- -entre- multitâches différenciés que de prendre un multitâche tout seul…

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