Le learning center est au centre de nombreuses interrogations. Quoi de mieux dès lors que d’interroger David Aymonin, celui qui dirigea le Rolex center et qui est aujourd’hui en Nouvelle Calédonie au SCD de Nouméa après après avoir été conservateur de bibliothèques en Métropole mais aussi responsable de diverses structures documentaires de par le monde. Vous trouverez ici quelques éléments sur lui, même s’ils sont déjà un peu anciens. Bonne lecture et à vos réactions.
En préambule à « l’interviouwe » qui va suivre, je voulais d’abord te remercier Olivier de m’avoir contacté dans ma lointaine contrée, désormais la Nouvelle Calédonie, pour me donner l’occasion de réfléchir et de m’exprimer sur le sujet des learning centers, en l’élargissant à celui des bibliothèques scolaires appelée chez nous CDI, et en me permettant de constater à quel point le monde entier est confronté aux mêmes questions, de l’Australie à la Nouvelle Zélande, en passant par la Finlande ou la Suisse.
1. Quelle définition donnerais-tu du learning center ?
Je dirais que c’est une bibliothèque conçue et organisée pour permettre à ses utilisateurs de mener et réussir leurs projets d’études et de recherche.
Autant que l’accès à l’information (sur place et à distance et sur tous supports) avec son propre matériel (ordi portable, tablette, cahier, crayon, etc..) sinon via le matériel mis à disposition, c’est le service personnalisé d’aide et d’assistance offert par le personnel qui compte le plus,
Auxquels s’ajoutent les dispositifs mobiliers (mobilier flexible et mobile ou au moins facile à bouger, salles de travail en groupe, tableaux blancs, systèmes d’accrochages aux murs, câblage électrique et informatique adéquat) et matériels (copieur multifonction en réseau, scanner, ordinateurs portables ou fixes accédant à internet, équipés des logiciels adéquats, acceptant clés usb et cartes SD ou la connexion bluetooth avec les téléphones, TV, lecteur de CD/DVD, massicot, relieuse, agrafeuse, etc…, bref tout équipement technique et informatique pour consulter, capturer, assembler, produire, gérer les documents, sur tous les supports),
Et bien sûr les conditions d’accessibilité adaptées aux besoins et possibilités de la population desservie (horaires ajustés aux heures où le public est disponible), accès autonome à certaines heures (les professionnels doivent pouvoir dormir 😉 ) et diversité des ambiance (silence là où c’est nécessaire, bruit là où c’est possible) et le fait d’offrir un certain confort (zones de détente, boissons)
Pour mesurer le changement que cela peut représenter le learning center, par rapport à une bibliothèque plus traditionnelle qui se conçoit comme ayant d’abord une offre de documents, la phrase type que prononcerait un professionnel en y voyant entrer un lecteur serait : Puis-je vous aider ? au lieu de Que cherchez-vous ?
Bref, rien de très nouveau sous le soleil, mais cela nous pose de vrais problèmes d’adaptation de l’existant dans nos bibliothèques, notamment celui des moyens financiers nécessaires pour assumer ces transformations. Au niveau humain cela ne me semble pas très compliqué, les bibliothécaires ont déjà largement prouvé dans tous les pays qu’ils portent déjà cette mission, et savent réagir face aux changements induits par le numérique (et la société de consommation).
2. Que penses-tu de la volonté actuelle de transformer les CDI en learning centers ?
Dans un contexte où l’Etat se déclare lui-même quasiment en faillite – et de nombreux pays ont le même discours, il n’y a pas qu’en France qu’il faille “couper dans les dépenses publiques, alors que le PIB mondial n’a jamais été aussi élevé selon les statistiques… – il devient nécessaire pour certaines autorités de trouver des solutions à des problèmes anciens, tout en faisant des économies.
Pour ce que j’en ai compris et entendu, il me semble que la démarche actuelle visant à transformer les CDI en learning centers est motivée par ce double objectif.
Et j’ai comme l’impression que le problème à régler en France est double :
1. Tout d’abord l’identité professionnelle des professeurs documentalistes n’est pas reconnue par leurs pairs (principaux et proviseurs, professeurs des autres disciplines, IGEN).
2. Le monde de l’enseignement a par ailleurs un besoin urgent de trouver des moyens pour mieux accueillir les élèves pendant les absences des profs, de trouver des locaux accessibles pour le travail en groupe, d’avoir enfin des gestionnaires de l’informatique et du réseau.
3. Et donc, en dehors du monde des professeurs documentalistes, l’équation se résout d’elle même si l’on transforme le CDI en espace d’appui à la vie scolaire et les documentalistes en assistants de la vie scolaire.
Ce n’est pas forcément idiot ni inutile, mais c’est sans doute un changement radical et prendre le risque de nier le rôle des enseignants documentalistes en tant qu’enseignants en charge de la transmission de la compétence informationnelle aux jeunes de12 à 18 ans.
Mais je ressens que c’est surtout très peu honnête de cacher cette volonté derrière l’expression “learning center” et de vouloir faire croire que la modernisation du métier de documentaliste est l’objectif de ces changements.
Peut être est-on en train d’essayer de déshabiller Pierre pour habiller Paul, sur le dos de Gérard. Mais Gérard, s’il est fin tacticien, pourrait en profiter ….
Car si l’on met le learning center au centre de l’établissement en diversifiant ainsi les missions du CDI, le travail sera pour nos collègues beaucoup plus varié et concret, avec des résultats tangibles et d’une grande ampleur.
Cela pourrait apporter un niveau de réalisation personnelle des documentalistes plus élevé, grâce aussi à de plus nombreux contacts de contacts avec le reste du monde, administration, proviseur ou principal, enseignants, élèves, entreprises fournisseurs, etc.
A la condition de récupérer non seulement la mission mais aussi le pouvoir de décision correspondant, comme par exemple le budget informatique de l’établissement.
Une certaine déconcentration administrative serait le corollaire de cette réforme.
3. La démarche de transformation des CDI en LC te semble-t-elle pertinente, faisable, réalisable, adéquate, adaptée au système éducatif français? (adaptée à l’enseignement secondaire français notamment)
Au vu de ce que j’ai dit juste avant, à moins d’un changement déjà mené et de moi inconnu, je ne vois pas comment l’administration française et notamment l’éducation nationale avec sa culture centralisatrice et ses processus administratifs et comptables si particuliers – et que le monde regarde avec étonnement et incrédulité parfois 😉 – arriverait à jouer le jeu.
Lors d’un récent déplacement à Auckland en Nouvelle Zélande, j’ai eu un échange passionnant avec les responsables de la bibliothèque nationale néo zélandaise, qui aujourd’hui travaillent ENORMEMENT avec les bibliothèques scolaires et ont réfléchi à l’avenir de ces bibliothèques.
Selon eux, ensemble avec les enseignants de toutes les disciplines, les bibliothèques scolaires doivent donner non seulement la capacité mais aussi le goût et même l’AMOUR de la lecture à tous les enfants. Ce projet se base sur les résultats de la recherche qui indiquent que ce facteur est très important dans la réussite des études ultérieures.
Dans le système néo zélandais, les bibliothécaires des écoles ne sont pas bien formés à la bibliothéconomie et ne sont pas enseignants. De ce fait, historiquement la bibliothèque nationale a beaucoup contribué au développement de la lecture et des bibliothèques scolaires. Ils ont développé un service universel, centralisé et individualisé pour chaque école et chaque enseignant, basé sur les ressources papier (un enseignant ou une bibliothèque scolaire peut commander des livres sur un sujet) et online, poser des questions, demander un conseil ou obtenir les ressources documentaires : http://schools.natlib.govt.nz/curriculum-service-online-request-form.
Ce système, fort éloigné du nôtre, donne cependant des pistes de réflexions intéressantes sur ce qui doit être mutualisé et géré à un niveau collectif en dehors du CDI, et en remplacement des CDDP en voie d’extinction. Remplacer des services locaux toujours en sous effectif ou ouverts aux mauvaises heures par un service universel à distance et gérés par des pros pour les pros ! Pas mal hein !
En Australie par contre le modèle professeur documentaliste est implanté, comme chez nous, http://www.asla.org.au/policy/school.libraries.Australia.htm, mais le manque de moyens (ou les économies souhaitées) font que le système est aussi remis en cause.
Les collègues néozélandais m’ont signalé qu’ils étaient proches de ce que faisait la Finlande en matière de soutien à la lecture et aux bibliothèques scolaires. Originalité du modèle finlandais semble-t-il et qui peut alimenter la réflexion : selon les documents mis en ligne, l’associations des bibliothécaires scolaires essaie de de discuter avec les PRINCIPAUX de collège et les PARENTS : http://www.oph.fi/download/47629_good_school_library.pdf
Les américains semblent à la recherche de la pierre philosophale dans le même domaine et sont allés voir dans le monde ce qui se passait. On trouvera une vidéo intéressante de l’American Library Association qui présente le système finlandais http://www.youtube.com/watch?v=X8-TK8BR-I8. Et une page web qui recense les associations de bibliothécaires scolaires dans le monde et décrit leurs actions : http://connect.ala.org/node/76430
4. Quelles compétences (spécifiques ?) s’avèrent nécessaires pour les professionnels exerçant dans les learning center universitaires ?
En BU la fonction des bibliothécaires évolue à mon sens vers une plus grande polyvalence afin de répondre à toutes les attentes de nos publics et les nécessités de nos métiers, en face d’un monde massivement numérique, mais qui garde une grande partie de sa mémoire encore sur papier.
La BU elle même évolue du « tout posséder au cas où » au « avoir accès à tout, quand c’est nécessaire », ce qui change la manière de constituer et traiter les collections. Ensuite, du fait de la charge de service public, et du travail en équipe sur des améliorations, des innovations ou simplement la résolution de problèmes du quotidien, les bibliothécaires deviennent des gens très ouverts qui fonctionnement en mode projet, tout en gérant leurs tâches de spécialistes, et en faisant face aux imprévus du quotidien.
La formation à la recherche documentaire devient une activité quotidienne pour de plus en plus d’agents dans les BU. Chacun contribue un peu, ou beaucoup, selon son emploi du temps et son profil, via les cours donnés, les pages web alimentées, les renseignements donnés sur place ou via le guichet virtuel, etc…
Pour les recrutements, il est souhaitable de diversifier les profils des agents pour avoir des équipes capables de tout faire, de la gestion doc à la communication en passant par l’animation ou les nouveaux services via le web, ou surtout le contact direct avec les enseignants chercheurs, mais qui restent soudés par un métier commun de spécialiste de l’information, acquis par la formation sur le terrain ou par un diplôme.
Une tendance lourde est à mon avis la maîtrise des disciplines pour les acquéreurs et les bibliothécaires qui viennent en appui aux chercheurs : un bibliothécaire en fac de droit rend un meilleur service si il est (au moins presque) juriste. Il ou elle peut ainsi approcher sans complexe les enseignants et les chercheurs, et répondre à leurs besoins.
En BU la difficulté vient aujourd’hui du fait que les équipes sont souvent assez importantes et hiérarchisées, ce qui fait que les cadres A ou B sont moins concernés par les services au public que les agents de catégorie C. La polyvalence vaut pour tous et je crois indispensable que tous les agents soient face au public, d’une manière ou d’une autre. Cela demande un gros travail de réorganisation des équipes, avec des freins structurels et conceptuels forts.
En CDI c’est l’inverse, on a plutôt des « OPL, one person libraries » (cf http://en.wikipedia.org/wiki/One-Person_Library) et la polyvalence n’est pas un problème. Par contre la capacité à développer des projets, mener des chantiers importants de transformation, ou même simplement partir en formation, est très limitée. Un soutien collectif par un travail en collaboration entre plusieurs CDIstes d’une même ville est à mon avis indispensable.
5. Les étudiants que tu as pu observer en contexte sont-ils autonomes dans leur appréhension des ressources ?
Oui, suffisamment pour apprécier ce mode d’accès libre à l’information. En cas de besoin ils peuvent approcher les bibliothécaires pour demander de l’aide ou des conseils.
Cette satisfaction générale s’explique aussi par des raisons moins avouables :
– l’illusion de compétence : c’est si facile avec google et wikipedia, n’est-ce pas….
– L’absence d’exigence académique : si le professeur ne prescrit pas une recherche documentaire poussée qu’il évaluera et même notera, l’étudiant se contente de lire le polycopié ou le livre que le prof aura indiqué comme étant la référence utile.
La prescription enseignante joue donc un rôle essentiel pour amener les étudiants à vouloir développer leurs compétences informationnelles.
6. Quel(s) modèle(s) d’apprentissage, s’il en existe de solide(s), fonde(ent) le premier terme de l’expression “learning center” ?
Je ne suis pas qualifié en pédagogie, mais je crois pouvoir dire que c’est l’apprentissage par résolution de problèmes. Qui s’applique aussi bien en sciences exactes qu’en SHS ou en DEG.
7. Que demandent les documentalistes, bibliothécaires aux enseignants ? Que demandent les enseignants aux bibliothécaires ?
Cette question serait-elle le nœud du problème français ? Enseignants et documentalistes bibliothécaires ont-ils formulé clairement et précisément ces attentes à un niveau collectif ?
Aujourd’hui on pourrait penser qu’il y a un malentendu et même le dernier rapport moral de la FADBEN n’arrive pas à le dissiper car c’est comme si l’on voulait convaincre l’IGEN du rôle des documentalistes alors que ce sont les proviseurs, principaux et enseignants et même les parents, qu’il faut convaincre.
Je n’en dis pas plus, là je joue mon joker, si tu es d’accord.
8. L’ouverture aux partenaires économiques pour subvenir à leurs besoins ne participe-t-il pas de l’entrée du marché dans les institutions éducatives ? Peut-on prévoir les conséquences d’une adaptation d’un tel modèle ?
Dans mon précédent poste à l’EPFL à Lausanne on m’a demandé une fois si « R… Learning Center » ne me gênait pas. Ce n’est pas R… qui me gêne mais l’usage de l’anglais pour désigner la bibliothèque d’aujourd’hui.
Le marché est déjà dans les cours d’école avec les marques sur les vêtements et sur les portables et les mp3 des enfants. La question est selon moi : comment ne pas brader les intérêts publics en période de sous investissement de l’état et du collectif. Si la ressource manque pour faire correctement ce qu’il y a à faire, et si l’on ne veut pas que notre système éducatif ressemble à ceux du tiers monde (on en est si proche déjà), alors invitons à la table les partenaires économiques, mais prudemment, et voyons sur quoi on peut s’entendre.
9. Quels sont les coûts pour la constitution d’un LC…et sa gestion et sa pérennité ?
Les mêmes que ceux d’une bibliothèque universitaire bien dotée comme on en voit dans les pays voisins que sont l’Allemagne, le Danemark, les Pays bas, la Suisse, ou bien d’autres. C’est un peu plus cher que ce que l’on met en France en général dans le budget des BU, mais avec une bonne organisation, ouvrir tard le soir ne coûte pas beaucoup plus cher et cela rend un tel service aux étudiants que la société en bénéficie.
La documentation, une fois achetée ne coute pas non plus cher si elle est utilisée, c’est évident. Donc là aussi une mutualisation et une optimisation des collections peuvent permettre d’élargir l’offre sans en augmenter nécessairement le coût.
La conclusion à laquelle je suis arrivé au cours de la lecture des différents documents signalés, en réfléchissant à tes questions, en repensant à mon expérience dans les BU, c’est que si les enfants n’acquièrent pas au primaire et au secondaire la compétence informationnelle, ce sera une catastrophe à l’université et nos BU n’auront pas la capacité de rattraper ces années de formation perdues. Il est donc essentiel pour la société de maintenir cet enseignement d’une manière ou d’une autre, et même de le renforcer, car pour l’instant il n’est dispensé par aucune autre institution ni par les familles.