Entrez dans la chrysalide des DH

« — C’est ça la sortie, sans erreur possible, dit-il. Maintenant, cette ville ne peut plus nous garder enfermés dans son emprise. Nous allons être libres, libres comme des oiseaux ! (Il tourna le visage droit vers les cieux, ferma les yeux, offrant son visage à la neige comme à une manne.) Quel temps magnifique ! Le ciel est clair, le vent léger, ajouta l’ombre avec un rire.

Il semblait recouvrer ses forces à vue d’œil, comme s’il s’était enfin débarrassé de lourdes entraves. Il s’approcha de moi sans aide, en traînant légèrement les pieds.

— Je le sens, dit-il. Le monde extérieur se trouve là de l’autre côté de cet étang. Et toi ? As-tu encore peur de plonger dedans ? » Haruki Murakami, La fin des temps,

 

Deux univers en parallèle. Difficile de savoir exactement où se situe la brèche ou la fêlure entre les deux, mais rien n’est plus comme avant. A l’instar du roman 1Q84 de Murakami, il s’est produit quelque chose qui change la donne et perturbe la création. Des formes d’attachements nouvelles relient les protagonistes des digital humanities comme une poignée de main marquante qui ne s’oublie pas, un nouveau contrat digital. En cela, le qualificatif de digital permet aussi de rappeler le contact physique entre de nouveaux objets, de nouveaux liens et des collaborations qui se déroulent autant dans les espaces physiques que virtuelles. Dans le roman de Murakami, il est question d’une chrysalide de l’air. La tentation de tisser la métaphore est ici tentante.

La chrysalide numérique des DH est transformatrice, on en ressort différent. La maturation n’est pas immédiate, elle nécessite une certaine lenteur, un temps intermédiaire avant de passer de l’autre côté. Un nouveau regard s’avère alors nécessaire, les choses prennent une nouvelle ampleur, une autre épaisseur. Dans 1Q84, les personnages principaux voient une seconde lune qui caractérise et symbolise leur nouvel univers. Dans les monades numériques, il y a aussi de nouvelles lunes, certaines sans doute illusoires, d’autres bien réelles et tangibles qui doublent la réalité d’une couche supplémentaire et augmentée. La chrysalide va bientôt avaler l’ensemble de nos espaces traditionnels, notamment les lieux de savoirs et les institutions de « discipline ». Les enjeux sont donc bien ceux d’une libération y compris en dehors de l’objet livre traditionnel qui est devenu sacralisé au point d’en devenir à son corps défendant un objet emprisonnant. Le colloque de Lausanne sur les Humanités délivrées tombe à cet effet à point nommé. Il faut donc sortir du cocon livresque ou du codex pour continuer à tisser de nouvelles pistes comme autant de filagrammes numériques. De nouvelles lectures et de nouvelles écritures comme autant de promesses d’actions futures.

Ne nous méprenons pas, ce qui est en train de changer est surtout un autre regard sur le monde, une nouvelle Weltanschaaung. Là où le naïf verra cet avènement avec les Google Glasses, l’initié usera d’outils circonstanciés pour mieux appréhender la réalité actuelle et ancienne. Deux types d’augmentations vont s’affronter, celle facile de l’augmentation par simple greffe et celle plus raisonnable de l’augmentation de soi et de ses capacités personnelles par une utilisation optimale des techniques appropriées. Les sciences humaines et sociales sont en train de rentrer dans la chrysalide. Espérons que la transformation ira au-delà des seuls domaines institutionnels pour aller sur celui de la société toute entière.

Si vous voulez aussi commencer à mesurer l’ampleur de la métamorphose, l’enquête menée dans le cadre du projet Humanlit peut vous intéresser si vous êtes chercheur ou dans une démarche de recherche.

Alors cette chrysalide sera aussi celle du Thatcamp malouin dans laquelle nous vous invitons à rentrer.


Le logo du Thatcamp et sa petite chrysalide.(vous pouvez y voir toute autre représentation symbolique aussi)

Makers ou la nécessité d’une culture technique

La lecture de Makers de Chris Anderson se révèle en fait intéressante à plusieurs titres. Si le propos peut paraitre trop optimiste parfois, il a le mérite de reposer les bases d’un nouveau modèle industriel davantage participatif, plus motivant et qui laisse place à de plus grandes initiatives personnelles. J’avais longtemps hésité à me plonger dans la lecture suite à l’excellente analyse critique qu’en avait faite strabic, lecture que je recommande. Beaucoup d’éléments de l’ouvrage méritent en effet une lecture. Vous trouverez plus de renseignements dans l’article d’Hubert Guillaud qui résume parfaitement les forces et faiblesses de la théorie de Chris Anderson. Un extrait de l’ouvrage est aussi disponible sur le site d’Internet Actu.

« Makers » est assurément un plaidoyer pour le modèle open source, libéré des contraintes des excès de propriété privée. Intéressante aussi cette impression que la liberté d’entreprendre et que le libre accès à l’information et à la connaissance sont étroitement liés.

Ce qui est évident, c’est que Chris Anderson est certes un excellent conteur, mais c’est aussi un passionné qui sait transmettre de l’énergie. Il donne envie de devenir « maker ». Il y réussit aussi parce qu’il partage sa propre expérience, depuis l’histoire de son grand-père dépositaire d’un brevet pour l’arrosage automatique de jardins jusqu’à ses tentatives de bricoler des légos ou des petits avions avec ses enfants. Chris Anderson possède cet esprit d’entreprendre, cette envie de « faire » et c’est sans doute la philosophie de l’ouvrage que de donner envie de faire, de créer, d’expérimenter et d’inventer dans des périodes où on nous parle que de crise et de dettes. Peut-être faut-il y avoir une forme de trace de l’esprit américain, sans doute faut-il y percevoir un esprit du web qui tend à se distiller dans d’autres sphères.

A la lecture, ce sont les potentialités de formation qui m’ont également intéressé. En effet, cette culture des makers est pleinement une culture technique, telle que décrite par Simondon. Une capacité à comprendre, à faire et à refaire mais aussi une culture informationnelle qui témoigne d’une capacité à trouver l’information ou la personne compétente pour résoudre un problème. C’est aussi une compétence documentaire, tant il s’agit de documenter les actions réalisées, de réaliser des plans, etc. C’est évidemment une série de compétences informatiques, tant il s’agit de coder et d’utiliser des logiciels de CAO. On retrouve beaucoup de similitudes avec des pans de la culture des hackers et des adeptes de l’open source.

Le livre constitue aussi un important document pour la défense des enseignements de technologie :

« Les enfants d’aujourd’hui apprennent à utiliser Powerpoint et excel en cours d’informatique, et ils apprennent encore à dessiner et à sculpter en cours d’initiation artistique. Mais ne serait-il pas mieux qu’une troisième option leur soit offerte : le cours de conception ? Imaginez un cours dans lequel les enfants apprendraient à utiliser des outils de CAO 3d comme Google Sketchup ou Autodesk123D. Certains d’entre eux dessineraient des immeubles et des structures fantastiques, comme ils le font aujourd’hui sur leur cahier. D’autres créeraient des jeux vidéos perfectionnés à plusieurs niveaux, avec leurs paysages et leurs véhicules. Et d’autres encore, des machines. »p.68

Pour cela Anderson recommande d’investir dans des imprimantes 3D et des découpeuses lasers dans les établissements. Bref : créer des Fablabs au sein des établissements. Il ne s’attarde finalement que peu sur les aspects éducatifs.

Je pense qu’on peut envisager cette philosophie du « Faire », bien au-delà de la seule conception « machine » tant il s’agit de faire aussi dans les disciplines des sciences sociales et humaines. Aurélien Berra évoquait la nécessité de « faire des humanités numériques ». Je crois que ça ne doit pas s’arrêter aux seuls territoires des chercheurs mais cela doit investir des terrains plus larges dont ceux de l’Education toute entière.

Car le « Faire » n’est pas une simple action commandée, il implique la capacité à raisonner et à comprendre. La séparation entre la réflexion et l’action, entre l’intellectuel et le technicien n’existe pas.

J’y reviendrai prochainement car on besoin urgemment de revoir toute la formation littéraire et notamment le BAC L qui doit devenir un BAC H.

Intervention humanités numériques et littératies. Journées d’études humanités digitales. 3&4 avril 2012 à Bordeaux

Mon intervention de mercredi dernier ayant été quelque peu écourtée aux journées d’études digitales de Bordeaux, voici le support de l’intervention.
J’introduis ce document d’un passage de réflexion qui est celui de mon article en préparation sur le sujet.
Le passage au numérique semble procéder d’une déshumanisation via un transfert dans la machine voire à une fusion un peu étrange dans un technohumanisme en train de s’effectuer (Balsamo, 2006, Davidson). Sans pour autant s’arrêter à ce désaccord de façade, il convient plutôt de s’interroger sur le fait que les humanités ainsi posées servent parfois d’alibi à des recherches et des politiques qui sont surtout des opérations automatisées et qui servent surtout à des quantifications. Est-ce que le rapprochement entre la science informatique (computer science) et les humanités ne se fait pas au détriment de cette dernière ? Ne faut-il pas craindre un choc des cultures ? En premier lieu, la culture littéraire fortement présente dans les sciences humaines et sociales peut constituer un frein dans la mesure où les aspects numériques présentent le risque d’une intégration forcée, adaptée et non adoptée par les chercheurs.
Il convient de s’interroger aussi sur le fait que l’évolution du terme de « litterary and linguistics computing », « humanities computing »)à digital humanities marque un réel changement ou le passage à une autre influence idéologique. Dans les deux cas, la question est celle de savoir si dans cette juxtaposition, ne se cache pas des oppositions fortes voire une tentative de domination entre des domaines fortement éloignés initialement.
 

Humanités numériques : un concept en définition

Les humanités numériques sont une des tendances fortes du moment. Il reste qu’elles constituent encore un territoire parfois obscur qui ressemble nettement à une forme d’auberge espagnole puisque chacun semble pouvoir y projeter ses propres désirs  voire ses propres fantasmes scientifiques. Je ne pense pas y faire exception moi-même.
Parfois, je me demande si ce terme ne correspond pas à un prolongement de l’effet web 2.0 mais dans la recherche. Cette dernière reprenant toutefois le contrôle en étant à nouveau le public prioritaire dans la recherche et le traitement de l’information.  L’intégration des fonctionnalités sociales du web 2.0 s’avérant intéressantes mais insuffisantes, les humanités numériques refondent les intérêts pour de nouvelles formes de données peu exploitées ou sous-exploitées jusque-là.
Cependant, si le concept est à la mode, les réflexions sur ces réels enjeux et implications sont encore en balbutiement tant c’est clairement la vision de l’outil qui domine au détriment des autres aspects. Ce que démontrait déjà à juste titre René Audet qui plaidait pour une meilleure prise en compte de la culture dans les débats et projets :
« Autant dans l’étude des productions culturelles que dans les propos sur la diffusion du savoir, la technologie tend à obnubiler les commentateurs. Les possibilités techniques, les technologies retenues accaparent le discours. Du côté des productions littéraires, ce sont les notions d’interactivité, de ludicité, d’hyperlien et de réseau qui prédominent, comme si l’écriture, au premier niveau, ne pouvait pas être profondément bouleversée par le contexte numérique. La diffusion du savoir, pour sa part, navigue entre les protocoles (OPDS, OAI, Onyx) et les formats (epub3, mobi, PDF/A) ; les questions de fond et d’écriture rencontrent une fin de non-recevoir.
Ce sont évidemment des éléments nécessaires au moment du développement de nouveaux usages. Mais ils absorbent la totalité des espaces de discussion et des occasions (scientifiques, financières, expérimentales). »
En effet, le besoin premier semble tourner autour de la production d’outils, voire de formats utiles aux chercheurs sans d’ailleurs que ne soient réellement interrogés les usages potentiels. On reste dans une logique de la mise à disposition de l’outil en escomptant sur des usages et pratiques en émergence.
Soit, mais c’est pourtant, ce qui tourne autour des savoirs, c’est-à-dire la conscience, (cum-scio) qu’il faut pleinement interroger surtout lorsqu’on évoque les humanités et l’humanisme. Une nouvelle fois, la question technique est posée. Science sans conscience… Mais cette conscience désormais repose surtout sur la conscience de la conscience, c’est-à-dire de cet arsenal d’outils et de méthodes qui permet la production scientifique et sa diffusion.
Les humanités numériques ne peuvent et ne doivent s’affranchir de cette réflexion sur cette évolution environnementale qui fait que le chercheur se constitue progressivement son Memex personnel, sa tool-box qui lui offre les moyens de traiter l’information et les données et de pouvoir s’inscrire dans une démarche de production à son tour.
Et il faut bien considérer que nous sommes face à des disparités colossales qui font que la césure entre sciences humaines et sociales et les sciences dures n’ont plus grand sens. Avec Gabriel Gallezot, nous avions posé la question de l’émergence de chercheurs 2.0. Je crois en effet désormais que la césure se constitue entre ceux qui disposent des moyens et méthodes pour utiliser cet arsenal d’outils et ceux qui s’en sont écartés, jugeant la technique néfaste ou non noble et faisant le choix de la délégation.
Je ne reviendrai pas sur le fait que de se placer en délégation face à la technique constitue une position minoritaire face à la technique comme le décrivait Simondon. Il me semble qu’il n’est guère soutenable qu’un chercheur soit dans une telle position actuellement.
C’est ici qu’il me semble que les aspects définitoires des humanités numériques prennent tout leur intérêt. En effet, la définition porte non pas sur ce champ précis mais bien sur les définitions mêmes de ce que constitue la recherche actuellement et donc de l’identité même du chercheur.
Pour rappel, le manifeste du That camp proposait les définitions suivantes :
1. Le tournant numérique pris par la société modifie et interroge les conditions de production et de diffusion des savoirs.
2. Pour nous, les digital humanities concernent l’ensemble des Sciences humaines et sociales, des Arts et des Lettres. Les digital humanities ne font pas table rase du passé. Elles s’appuient, au contraire, sur l’ensemble des paradigmes, savoir-faire et connaissances propres à ces disciplines, tout en mobilisant les outils et les perspectives singulières du champ du numérique.
3. Les digital humanities désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des Sciences humaines et sociales.
L’idée d’une transdiscipline pose nettement une question que je connais bien au niveau des littératies. Celle d’une translittératie, c’est-à-dire des compétences (en tant que savoirs+ savoir- faire) qu’il faut mobiliser au sein des divers environnements de travail notamment de plus en plus numérique.
Il reste à comprendre de quelle transdiscipline il s’agit. S’agit-il d’une discipline de type propédeutique pour les chercheurs ? Dans ce cas, elle pose la question des territoires communs et celles des concepts, méthodes et familles d’outils qui mériteraient une formation.

On le sait, bien souvent, il est reproché aux chercheurs et plus particulièrement aux sciences humaines d’être peu utiles voire peu efficaces en dehors de leurs champs disciplinaires. Il est vrai que les apparatchiks de certaines disciplines, y compris en SIC, n’ont pas aidé à travailler sur le trans. Ce reproche se retrouve porté à nouveau à l’égard des humanités numériques ce que rappelle bien Hubert Guillaud (voir encore ici).

Les humanités numériques pourraient alors constituer un élément d’ingénierie qui pourrait s’inscrire dans les cursus doctoraux. Un travail pourrait s’opérer notamment dans ce cadre avec les URFIST.  Mais l’objectif pour le chercheur, ce serait bien l’inscription dans une communauté de pratiques (comme le rappelle à juste titre Nicolas Thély) qui permette au chercheur de développer lui-même son propre environnement personnel de travail.
Mais tout cela n’est pas sans conséquences sur le métier de chercheur et l’environnement universitaire qu’il nécessite.
La question de l’utilité n’est pas seulement celle de l’accès à de nouvelles données rendues plus ou moins compréhensibles par le biais de bases de données ou de visualisations.
C’est là que la conscience et de la conscience, telle que nous l’avons définie précédemment prend son importance. C’est l’occasion non pas de se placer sur le terrain d’un pragmatisme peu clair (d’où l’étrange tendance à produire des formes de libéral-stalinisme dans le monde universitaire) mais bien de replacer les sciences et en l’occurrence les sciences humaines et sociales dans la société en démontrant non pas seulement sa capacité à observer et penser le monde tel qu’il se fait, mais à l’améliorer et le faire changer.
Oui aux humanités numériques si elles sont forces de changement. Non, si elles ne constituent que des moyens de dissimuler un renoncement qui sous le voile scientifique permet de se réfugier derrière une neutralité de façade.  Aucune neutralité n’est possible dans un environnement et une société qui ne l’est pas.
Certains diront que ce n’est pas le rôle du chercheur mais celui de l’intellectuel. Pour ma part, j’ai du mal à m’imaginer chercheur sans ce volet intellectuel.
Sapere Aude !