La cybergéographie.

La cybergéographie.
Une nouvelle discipline ?
Il existe peu de références sur la cybergéographie hormis les ouvrages de Martin Dodge1 et son site. Nous avons également utilisé la traduction du site effectuée par Nicolas Guillard ainsi que l’excellente analyse d’Eric Barthes2 dont nous reprendrons beaucoup d’éléments dans l’analyse.
En effet, Barthes résume bien la diversité et la complexité de cette discipline émergente 3:
« En attendant l’avènement d’une science « globale » de l’Internet, la cybergéographie constitue une première tentative de rendre compte de l’inter-réseau, en insistant sur l’aspect spatial et les techniques de visualisation. A travers un certain nombre de travaux fondateurs, comme ceux de Martin Dodge et Rob Kitchin un méta-discours fédérateur est en train de se mettre en place, fournissant un cadre conceptuel pour penser les relations entre les diverses pratiques et approches qui composent la cybergéographie.
Inter-discipline novatrice et dynamique, la cybergéographie entretient des relations complexes avec d’autres disciplines et zones d’activité plus fortement institutionnalisées : la géographie, l’informatique, l’urbanisme et l’aménagement, les sciences cognitives, la linguistique, la sociologie, le marketing, etc. Au fur et à mesure de sa disciplinarisation, on assistera sans doute à des tentatives de délimiter ses frontières, d’exclure certains discours et de délégitimer certains objets d’étude. »
C’est Martin Dodge qui a popularisé le terme de « cybergéography » après l’avoir lu pour la première fois en 1994 dans un article de Steve Pile paru dans la revue Environment and planning A. Nous n’avons pas lu cet article mais l’information a été donné à Barthes par Dodge lui-même.
La cybergéographie est donc issue de la géographie mais elle en diffère par des méthodes de cartographie différentes. Cette discipline est avant tout une science sociale de l’Internet car elle cherche à prendre en compte les relations et enjeux de pouvoir et de territoires. Elle est au cœur de la mesure du Web puisqu’elle prend en compte de nombreuses données et domaines différents. Mais il est possible qu’elle finisse à son tour par se diviser voire qu’elle finisse par changer de nom. Nous songeons ici aux travaux de Reinhold Grether qui cherche à impulser une science du net « Netzwissenschaft ».4
Cette étude nous fait partager en quelque sorte « l’aventure » de ces cybergéographes, de ces cartographes d’un nouveau monde. Nous suivons en cela l’exemple donné par Michel Serres :
« Construisons ou, mieux, dessinons, le nouvel atlas, par entrelacs, stocks et circulation ensemble, et pensons, ensemble, mot, phrase, langues, image, sciences, valeurs, information … semblables éléments prêts à se féconder les uns les autres. L’accumulation laisse place au mélange. »5
Fin de l’Histoire ou de la géographie et téléologie : problèmes pour une « discipline » de l’Internet.
« In that Empire, the craft of Cartography attained such Perfection that the map of a Single Province covered the space of an entire City, and the Map of the Empire itself an entire Province. In the course of Time, these Extensive maps were found somehow wanting, and so the College of Cartographers evolved a Map of the Empire that was of the same Scale as the Empire and that coincided with it point for point. Less attentive to the Study of Cartography, succeeding Generations came to judge a map of such Magnitude cumbersome, and, not without Irreverence, they abandoned it to the Rigours of sun and Rain. In the western Deserts, tattered Fragments of the Map are still to be found, Sheltering an occasional Beast or beggar; in the whole Nation, no other relic is left of the Discipline of Geography. »
Jorge Luis Borges, From « Of exactitude in science » in A Universal History of Infamy.
L’émergence d’une telle discipline ne peut se faire sans s’interroger sur sa place au sein des sciences mais aussi de l’histoire tout court. En effet, nous rappelons que le World Wide Web a vu le jour en 1989, une année charnière puisqu’elle marque aussi la chute du mur de Berlin6.
Pierre Lévy prolonge la vision de Fukuyama7 :
« « L’humanité consciente d’elle-même naît en même temps politiquement (chute du mur de Berlin), intellectuellement ( le courrier électronique, les communautés virtuelles, le Web), économiquement (mondialisation, montée des politiques libérales, virtualisation de l’économie). Le processus n’est bien sûr pas achevé, mais il est maintenant bien engagé. »
Pourtant, il nous semble qu’il est impossible de parler de cybergeographie sans s’interroger sur les liens du Web avec l’histoire. Le Web fait-il partie de ce processus décrit par Fukuyama ?
Martin Dodge cite le penseur américain Sardar qui perçoit dans le Web une idéologie sous jacente 8 :
« Cyberspace dit not appear … from nowhere…It is conscious reflections of the desire, aspirations, experiential yearning and spiritual angst of western man ; it is resolutely designed as a new market, and is an emphatic product of the culture, worldview and technology of western civilizations… cyberspace, then, is the american dream writ large ; it marks the dawn of a new american civilization…cyberspace is particulary geared up towards the erasure of all non-western histories.”
Selon Sardar, le Web ne serait pas neutre mais au contraire la concrétisation de l’idéalisme américain. Martin Dodge partage cette opinion en établissant le lien entre les flux de capitaux et les flux de données 9:
« It is recognized that the development and promotion of ICTs and cyberespace is bound to capitalist modes of production – cyberspace is a commercial product to be economically exploited, used to open new market of opportunety. »
Les transformations opérées par les nouvelles technologies de l’information sont de trois sortes pour Dodge :
– Culture commune et globalisation.
– Restructuration globale et mobilité.
– Le corps est fluide et non fixe, et la communauté est fondée plus sur l’intérêt que sur la localisation.
Les deux premières caractéristiques convergent effectivement avec le développement du capitalisme et l’avancée de la culture américaine qui l’accompagne. La troisième ressemble surtout aux flux des capitaux. Evidemment il faut s’interroger sur les liens entre l’idéologie capitaliste et l’Internet. La mesure peut-elle dès lors s’effectuer à partir du moment où l’objet Internet serait idéologique ? Nous avons vu précédemment les liens qui existent entre le concept de postmodernité et la culture cyberpunk. Le cyberespace marque-t-il la fin de l’histoire au sens de Fukuyama ? En tous cas, Pierre Musso résume une pensée proche de Pierre Lévy 10:
« Liberté, égalité, fraternité : l’utopie sociale de 89 (1789-1989) se réaliserait enfin grâce à l’utopie technique réticulaire. « le cyberespace peut apparaître comme une sorte de matérialisation technique des idéaux modernes. »
De la même manière que dans la vision cyberpunk, certes différente, il semble qu’il y ait donc confusion entre un Internet utopique et idéal et celui que nous pratiquons.
Il est vrai aussi que nous ne parlons pas de « cyberhistoire »11 mais de cybergéographie. En effet, Dodge tente plutôt de démontrer que le cyberespace introduit des changements mais qu’il ne signifie pas pour autant la fin de la géographie. Et si la géographie traditionnelle perdure, l’histoire qui lui est intimement liée continue dans le cyberespace. Cependant il est évident que le cyberespace est vecteur de certaines idéologies que dénonce Sardar.
Paul Virilio voyait dans l’avènement du Web et le développement de la mondialisation cette fin de la géographie 12:
« Totalité ou globalité ? Comment ne pas se poser la question de savoir ce que recouvre le terme sans cesse répété de « mondialisation » ? S’agit-il d’un mot destiné à renouveler celui d’internationalisme, trop marqué par le communisme, ou, comme on le prétend souvent, d’une référence au capitalisme du marché unique ? Dans un cas comme dans l’autre, on est loin du compte. Après la « fin de l’histoire », prématurément annoncé par Francis Fukuyama il y a quelques années, la mondialisation annonce, en fait, la fin de l’espace d’une petite planète en suspension dans l’éther électronique de nos moyens modernes de télécommunications…La ville réelle, localement située et qui donnait jusqu’à son nom à la politique des nations, cède sa primauté à la ville virtuelle, cette « métacité » déterritorialisée qui deviendrait ainsi le siège de cette métropolitique dont le caractère totalitaire, ou plutôt globalitaire, n’échappera à personne. »
Dodge ne partage pas cette vue de globalisation totale. L’analyse de Virilio est toujours technophobe mais selon nous il demeure dans une vision de la fin de l’histoire pessimiste en lui ajoutant le concept de la fin de la géographie.
Plutôt que de parler de fin de la géographie, il faut constater en fait des modifications dans les lois géographiques. Dodge cite Mitchell qui décrit le cyberespace comme ceci13 :
« profoundly antispatial…You cannot say where it is or describe its memorable shape and proportions or tell a stranger how to get there. But you can find things in it without knowing where they are. The net is ambient- nowhere in particular but everywhere at once. You do not go to it ; you log in from wherever you physically happen to be…the net’s despatialization of interaction destroys the geocode’s key.”
Néanmoins, Dodge reconnaît ces changements mais il suggère que tous les habitus géographiques n’ont pas disparu. Gibson qualifiait le cyberespace de géographie mentale commune (« common mental geography »).
Dodge remarque surtout qu’il est impossible de séparer totalement l’espace traditionnel de celui du cyberespace. Nous remarquons qu’il s’agit plutôt d’un processus d’accroissement virtuel de la cité. En effet, les TIC induisent de nouvelles conceptions urbaines14 avec la création de « soft cities » comme le note Dodge en citant l’exemple de la ville de Singapour qui a fait un gros travail de recherche sur les réseaux pour impliquer les TIC dans la ville. Il y a donc une sorte de prolongement entre les habitus des anciennes géographies et économies et la géographie du cyberespace15 :
« For example, cyberspaces, far from dissolving geographic communities into a state of placelessness, is in many cases being used too foster and support such communities. Similarly, computer-mediated communication are helping to reproduce political structures, not dismantle them.”
Une nouvelle géographie ?
La cybergéographie peut-elle prétendre être la nouvelle « discipline » capable de mesurer le Web ? Si elle tente de se donner les moyens de réussir, il convient une nouvelle fois de la penser comme une « discipline » élargie et non comme une science à part entière.
Nous avons donc effectué un travail comparatif à partir des actions géographiques essentielles. En ce sens, nous avons travaillé à partir d’un simple manuel de géographie pour effectuer de réelles comparaisons entre l’ancienne géographie et la nouvelle. A cet effet, nous nous appuierons sur nos propres analyses mais aussi sur celles de la géographe allemande Inga Klas et son étude entre les relations entre Internet et la géographie culturelle.16
Cette dernière cite Tim Berners Lee qui opère une intéressante distinction qui nous apparaît essentielle dans la mesure du cyberespace et de l’Internet 17:
« On the Net you find computers – on the Web, you find document, sounds, videos,… information. On the Net, the connections are cables between computers; on the Web connections are hypertext links.”
Nous n’avons pu retrouver les références exactes de la citation. Mais Inga Klas poursuit cette affirmation de Berners Lee en soulevant la difficulté d’une vision globale de l’Internet:
« Diese Definition zeigt eine weitere Möglichkeit, das Internet darzustellen: Neben der Software-Ebene können auch die physischen Komponenten betrachtet werden, die für den Datentransfer benötigt werden. Die vollständige Darstellung dieser globalen Internet-Architektur, das heißt eine Übersicht über sämtliche Übertragungsmedien, wie Datenleitungen, Funk- oder Satelliteneinrichtungen, ist aufgrund der hohen Komplexität und der Vielzahl an Netzbetreibern heute nicht mehr möglich.“18
La séparation entre la géographie physique de la géographie culturelle peut nous être utile en ce qui concerne Internet. Parler de fin de la géographie en ce qui concerne le cyberespace s’avère par conséquent absurde. Nous retrouvons d’ailleurs beaucoup de comportements proches de ceux de l’espace terrestre dans le cyberespace. Les manuels de géographie distinguent couramment cinq actions majeures d’une société dans l’espace :
s’approprier ou approprier.
Exploiter l’espace.
Habiter
Communiquer et échanger
Gérer.
Ces dernières actions sont valables aussi sur le réseau des réseaux. Elles sont également valables au sein des « deux géographies ».
Tableau 1: Comparaison des différentes géographies terrestres, réseaux physiques et espaces numériques.
Terre
Internet : Réseaux physiques :
Internet :Réseau de données et d’informations :
Le cyberespace.
S’approprier ou approprier
Permet de disposer d’un espace.
Les réseaux, « backbones » sont la propriété de grosses entreprises ou opérateurs publics.
L’espace numérique appartient à des sociétés, Etats, universités, particuliers.
Exploiter l’espace
Exploitation de l’espace approprié.
Amélioration techniques pour la transmission des informations.
Production de contenus et d’informations.
Habiter
Manière d’exploiter l’espace par le logement.
Pas vraiment des lieux d’habitat si ce n’est pour les futures nanotechnologies.
Espace « habité » par les communautés et les identités virtuelles.
Communiquer et échanger
Le lieu implique un espace d’échanges et de transactions.
Lieux d’échanges permanent.
Echanges maximisés via le mail, chat, etc.
Gérer
Action qui coordonne les précédentes avec ses règles.
Amélioration du système avec règles communes et recherches.
Instauration de protocoles et de nétiquettes.
Il est évident qu’il existe une géographie de l’Internet et qu’elle présente des analogies avec la géographie classique. Néanmoins, il demeure des différences ou tout au moins des singularités.
Parmi ces différences, il est souvent noté qu’il se passe un processus de « cyborgisation », c’est à dire que le cyberespace est un espace de décorporation, de libéralisation de l’esprit selon la vision idéaliste. Le propre de l’individu (self) est délocalisé dans un espace libéré du contexte géographique et de la communauté. En fait, l’action produite par l’individu est plus communicationnelle que physique. Il est cependant difficile d’affirmer que nous abandonnons notre corps lorsque nous nous connectons. Il est vrai qu’il s’opère des transformations lors de nos connections, car nos communications sont codées et décodées. Il n’y a pas de réelle décorporation mais plutôt une transmission voire une augmentation de nos possibilités de communiquer19. Cependant Howard Rheingold se montre lui pessimiste quant aux capacités à mesurer efficacement les identités sur le Web 20:
« mapping identity in « geographic » space, given it’s fluid, multiple and fragmented natures, is fraught with difficulties . »
Dès lors, il faut sans doute chercher ailleurs les vraies différences, car le processus d’imitation est évident comme le souligne Dodge 21:
« Like geographic communities, these online communities have behavioural norms, differing personalities, shared signifiance and allegiances.”
Il y a donc bien similitude dans les principales actions dans l’espace comme nous l’avons montré dans le tableau précédent mais la mesure du cyberespace s’avérerait fausse et tronquée si nous ne tentions de montrer les différences. Le cyberespace résulterait d’une autre géométrie ou les lois cartésiennes et euclidiennes ne seraient plus seules valables. Michael Benedickt voit le cyberespace comme un lieu qui n’est pas astreint aux principes de l’espace et du temps et qui ouvre d’autres perspectives plus spirituelles 22:
« After all, the ancient worlds of magic, myth and legend to which cyberspace is heir, as well the modern worlds of fantasy fiction, movies, and cartoons, are replete with violations of the logic of everyday space and time : disappearance, underworlds, phantoms, warp speed travel, mirrors and doors to alternate worlds, zero gravity, flattenings and wormholes, scale inversions, and so on. And after all, why cyberspace if we cannot (apparently) bend nature’s rules there ?
Nous avons vu précédemment les liens du cyberespace avec l’imaginaire, mais il est évident que le cyberespace ouvre des potentialités accrues, notamment au niveau des possibilités de créer de nouveaux univers. Mais encore une fois, il nous semble qu’il n’y a pas de séparation totale mais au contraire augmentation. Un joueur en réseau accède certes à des univers totalement distincts de ceux de sa vie réelle, néanmoins nous ne pouvons pas dire qu’il se sépare de son corps. Il s’agit de développer son imaginaire : une augmentation ludique.
Dodge observe une transformation de l’espace-temps dans le cyberespace. Ce dernier suit une forme binaire entre le 0 et le 1, entre la présence et l’absence entre le « now » et le « never ». Dodge cite à cet effet l’analyse de Stalder 23:
« Cyberspace is a binary space where distance can be measured in only two ways : zero distance (inside the network) or infinite distance (outside the network) ; here or nowhere.”
Dodge partage également le cyberespace en deux parties : l’espace de circulation (space of flows) et l’espace des places (space of places). Tout se joue entre les « places fortes » du cyberespace et les vecteurs de circulation d’informations. Seulement, la question mérite d’être posée : ou se trouve l’individu entre ces deux parties ?24 D’ailleurs que signifie être au sein du cyberespace ? Quelles sont les identités qui sont présentes ? Il est vrai que nous avons vu que le cyberespace permet un accroissement de communautés déjà existantes mais il est aussi la source des « subcultures » qui se développent en son sein comme les cyberpunks ou les hackers. Par conséquent la cybergeographie devra s’accompagner d’une géographie culturelle afin d’examiner les relations sociales nouvelles qui s’y nouent. Il s’agit donc avant tout de « Kulturgeographie », « human geography » ou bien encore de géographie humaine. Nous préfèrerons les termes de géographie sociale. 25
La cybergéographie a choisi de développer l’outil le plus utilisé en géographie : la cartographie. Plutôt que de véritables cartes, ce sont avant tout des représentations graphiques. Nous parlerons donc de cartographie dans un sens élargi. Cette volonté de cartographier s’explique par peut-être par le phénomène de désorientation qui règne dans le cyberespace. Nous établissons alors des cartes lorsque nous nous sentons un peu perdu, tel Robinson sur son île. 26

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