Je publie sur le blog est un compte-rendu critique que j’ai effectué pour la revue Argus à la demande de son rédacteur en chef Jean-François Barbe. Il a été publié dans le précédent numéro d’Argus (vol.37.n)2/automne 2008) et vous pourrez m’y retrouver dans le prochain dans un article sur les signets sociaux.
Il s’agit d’une critique du livre d’Andrew Keene.
Le Culte de l’amateur. Comment Internet détruit notre culture, Paris, éd. Scali, 2008.
L’ouvrage d’Andrew Keen « Le culte de l’amateur » s’inscrit dans la lignée de ceux qui voyaient dans les illuminés de Bavière le groupe occulte agissant derrière toutes les révolutions, notamment la Révolution Française. Le Web 2.0 remplace ici la société secrète. Andrew Keen se pose en père moralisateur à l’instar de l’abbé Barruel. Seulement, l’auteur oublie que l’ancien modèle n’est guère plus vertueux.
Le réquisitoire de Keene s’inscrit dans une opposition symétrique aux zélateurs du Web 2.0 qui parlent de révolution ou de nouvel âge. Depuis Tocqueville, nous savons qu’il faut se méfier des ruptures historiques trop faciles. De la même manière, la volonté de Denis Olivennes dans la préface à l’édition française d’inscrire notre système actuel en tant qu’héritage remontant à l’antiquité grecque et que le phénomène Web 2.0 menacerait de détruire, est également un artifice rhétorique inacceptable. Car il n’y pas de complot Web 2.0.
Keen nous alerte néanmoins sur les modèles économiques qu’il va faudra construire, que ce soit depuis « l’économie de l’attention » jusqu’à la « long tail » Ce terme forgé par Chris Anderson désigne le fait que les niches économiques représentent un marché supérieur au marché des meilleures ventes citant l’exemple d’Amazon qui réalise l’essentiel de ses ventes avec des produits qui sont vendus peu de fois. Une réflexion intense devra ainsi se mener, tant les mutations toucheront de nombreux secteurs de l’économie ; en premier lieu ceux de l’information, de la connaissance, de la culture et des loisirs. Nous remarquons que Keen aura réussi, quant à lui, à créer son modèle économique personnel en défendant les secteurs traditionnels de l’économie notamment américaine qui l’ont accueilli partout pour faire des conférences et des interviews dans les médias traditionnelsCrise de l’autorité
La plupart des évolutions décrites ne sont pas totalement nouvelles, le Web 2.0 ne constituant qu’un accélérateur. Nous avons nous mêmes également observé les défauts évidents du web 2.0 (« le côté obscur ») et notamment l’effet d’accroissement de phénomènes sociaux déjà amorcé bien avant la création d’Internet . Il s’agit d’une crise de l’autorité, de plus en plus concurrencée par le phénomène de la popularité. Une telle réflexion se trouvait déjà dans l’ouvrage d’Hannah Arendt sur la crise de la culture. Désormais, la complexité s’accroît tant au niveau social que documentaire où nous sommes confrontés à une « tératogenèse documentaire » car les documents numériques deviennent difficiles à saisir, pouvant être transformés et réutilisés. C’est la redocumentarisation qui est en marche et le « modèle du DJ » devient la norme tant les possibilités de mixage des applications et des données deviennent de plus en plus aisées.
Il est vrai que ces mutations peuvent faire peur et il est souvent tentant de réagir en idéalisant le modèle précédent, pourtant tout autant inégalitaire.
L’autre erreur serait d’instituer des amateurs en leaders, ce qui ne fait que renforcer les arguments de ceux qui tirent profit du Web 2.0. Les internautes ne sont pas les leaders du Web et pas même les fameux « digital natives », terme crée par le consultant Mark Prensky pour qualifier les jeunes générations baignant dans les nouvelles technologies, qui sont d’ailleurs fort rares. Cependant, il se développe une nouvelle classe d’acteurs sur ces réseaux tissant des relations amicales et professionnelles constituant une nouvelle élite que l’on pourrait qualifier de digerati ou d’initiés du numérique.
Culture de l’information
Il nous semble que l’élément important, qu’ignore d’ailleurs Keen, concerne la formation et notamment celles des jeunes générations. Trop souvent, les discours mettant en avant la société de l’information ou la fracture numérique présentent des incitations idéologiques reposant principalement sur la nécessite d’acquisition de matériels informatiques . Cela a pour conséquence l’oubli de la nécessité de former à la culture technique et numérique d’une part, et à la culture informationnelle et communicationnelle d’autre. C’est bien là ou se situe l’enjeu des projets sur les diverses littératies que nous observons actuellement au niveau international. Car derrière l’argument de la sagesse des foules, c’est en fait l’individualisme consumériste qui se développe. Il s’agit désormais de former les nouvelles générations au sens collectif et à l’intérêt général (« participatory culture », selon Henry Jenkins et Howard Rheingold), une mission qui incombe à l’institution et notamment à l’institution scolaire. Une réalisation difficile tant les médias et les industries de services court-circuitent sans cesse cette mission en privant l’individu de tout esprit critique et en le transformant en simple client toujours insatisfait. La culture commune ne devenant qu’une culture du pitre basée sur des séquences vidéos courtes et hilarantes opérant le passage du savoir au « c’est à voir ». C’est tout l’enjeu des nouveaux outils qui se développent à l’heure actuelle, ces hypomnemata comme les qualifie le philosophe Bernard Stiegler. Il s’agit de faire de ces outils des instruments qui vont nous permettre de sortir de la logique de la captivité de l’Ecole pour aller vers une relation entre professeurs et élèves basée sur la confiance. La relation évoluerait vers un suivi plus personnalisé et individualisé de l’élève par l’enseignant ce que permette notamment les plateformes d’enseignements en ligne qui constituent d’excellents prolongements de présentiel.
Finalement la situation finit par se retourner contre les industries de services et de programmes qui ont le plus détruit le lien social, mis à mal les institutions et la culture et transformé l’individu et le citoyen en les privant de leurs savoir-faire, de leur savoir-vivre et de leur savoir-être. En quelque part, tout cela n’est que la cause de ce que Joel de Rosnay nomme la révolte du « pronétariat ». Désormais pour les acteurs de la culture, de l’information et de la formation, il s’agit avant tout de veiller en mettant en valeur les bonnes sources et en re-formant les institutions tout en prenant soin des nouvelles générations.
Le titre est « The cult of the amateur » et tout le monde le traduit par « culte », alors qu’il me semble que pour les anglo-saxons, et surtout les américains, le mot « cult » se traduit par « secte », donc une religion déviante, hérétique, coupée de la société. Je me demande si dès la traduction du titre il n’y a pas un contresens. J’ai la flemme de le lire, je l’avais acheté en anglais, et ça m’est littéralement tombé des mains.
C’est vrai que la traduction est discutable mais le sens premier de « cult » est le même qu’en français a priori. Je crois aussi que culte permet de traduire l’expansion de pratiques et de théories que Keen condamnait. Sinon, , je ne suis pas certain qu’il faille le lire désormais.