Retrouvons le sens de l’attention

Pas vraiment envie de me lancer dans une série de vœux pour 2014, comme j’avais pu le faire par le passé avec un appel aux lecteurs de crâne de licornes. Néanmoins, impossible de ne pas réagir avec une certaine distance aux actualités peu réjouissantes à l’occasion de cette année 2014 qui verra au mois d’octobre les 15 ans de cette entreprise d’écriture et de communication qu’est le Guide des Egarés.
Je vois beaucoup de plaintes contre des phénomènes de censure diverses et variées avec des comparaisons qui n’ont pas lieu d’être. Il est plus facile actuellement qu’il y a 20 ou 30 ans de publier des commentaires et des avis et de l’information, quelle qu’en soit la qualité. C’est un fait. Cette liberté d’expression est souhaitable et nous nous sommes battus pour l’obtenir et il faudra encore prêter attention et veiller pour qu’il en soit encore ainsi.
Après il reste les lois pour éviter certains abus et appels à la haine. Elles sont utiles et sans doute insuffisantes, néanmoins on ne pourra jamais bâillonner les pires positions et les plus extrémistes. C’est le paradoxe de la démocratie et de la liberté que de permettre aux idéologies racistes et rétrogrades de pouvoir s’exprimer. Seulement, c’est aussi une des conditions de son succès. Si on ne parvient pas à les combattre, c’est que nous avons fait des choix mauvais collectivement, du fait d’idéologies qui prétendent ne pas en être, ou au contraire en considérant que tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles en accordant des droits sans se poser la question des devoirs afférents et des efforts pour y accéder. Nos exigences de liberté doivent s’accompagner d’exigences citoyennes. Or elles sont sans cesse menacées par des inégalités croissantes, par une éducation insuffisante, mais aussi parce que le consumérisme et le communautarisme prennent le dessus sur des idéaux républicains nationaux ou supranationaux. Du coup, il apparait plus rassurant que d’opérer un repli sur soi et sur les siens que d’aller se risquer sur des collectifs plus vastes.
Le rêve de Paul Otlet s’est transformé, passant d’une indexation des connaissances à une indexation des existences. On est en train de parvenir à documenter l’essentiel de l’humanité, parfois à son insu. Seulement, cette humanité croissante plus en nombre d’individus qu’en qualités partagées se trouve prolétarisée et sans cesse opposée. Elle ne parvient pas à mettre en place un esprit commun, faute d’accès à la majorité (au sens Kantien et de Simondon). Les Lumières sont menacées de toutes parts, y compris au sein de nous-mêmes. Le relativisme culturel menace et on n’ose affirmer le moindre mot sous peine d’être catalogué. Ce n’est pas de la censure, c’est de l’incompréhension.
On a perdu le sens et au doute conspirationniste succède alors le soupçon. Bien-pensance et mauvaises pensées ne mènent à rien, si ce n’est à rechercher l’attention pour obtenir de l’intérêt. Ce n’est pas qu’on ne peut plus rien dire, c’est qu’il faut dire n’importe quoi, pour être écouté. Le débat public est prisonnier de l’économie de l’attention. Il faut marquer les esprits ponctuellement, voire les déformer.
Voilà notre défi pour les prochaines années, parvenir à redonner du temps d’attention, notamment pour ce qui mérite des réponses nuancées et souvent complexes. Cela signifie une capacité à aller au-delà des logiques algorithmiques et de bouton-poussoir, au-delà des ouvrages ou thèses qui constituent des directeurs de conscience. Sans quoi les barbares auront gagné, puisque les propos mesurés seront devenus totalement inaudibles et incompréhensibles, tandis que les cris, les acclamations, les likes et les dislikes seront devenus notre seul langage commun.
Une des pistes est peut-être dans une position Holmesienne ou proche de celle de Guillaume de Baskerville.
Cette quête d’attention passe par la formation d’individus lettrés et bien documentés.

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