De plus en plus les documents que nous consultons sont aussi consultés par des robots, non pas au sens d’Asimov, mais davantage en tant que bots qui collectent, cumulent et indexent l’information. Cette présence des machines dans les circuits documentaires est peu prise en compte au final par les disciplines du document, d’autant que les robots et les systèmes automatisés permettent également la création de documents. On oublie également que la structuration des documents numériques et des bases de données permet de générer de nouveaux documents par le biais de requêtes à partir d’autres données structurées. Mais il s’agit de plus en plus d’aller plus loin. Si les premiers textes du web sémantique nous plaçaient dans le développement potentiel des agents intelligents, ces derniers s’avéraient à la fin du siècle précédent des sortes de gadgets bien loin du Jarvis d’Iron Man. Vous savez que de tels dispositifs reviennent à l’ordre du jour, que ce soit dans nos environnements ou dans une science-fiction qui nous place dans des évolutions prochaines. Cependant, on reste bien souvent au niveau du fantasme et de la dystopie, alors qu’il devrait dorénavant s’agit d’études bien plus concrètes.
Ce que je veux défendre ici, c’est que la tradition conceptuelle documentaire a souvent considéré que le document n’existait que dans une relation qui mettait en scène deux acteurs humains. La tradition notamment depuis Meyriat est d’insister sur le fait que le document ne peut exister que dans le cadre d’un récepteur interprète. La théorie de la documentalité de Ferraris qui renouvelle la réflexion reste inscrite également dans cette mise en relation d’au moins deux personnes. À mon sens, cette situation ne change pas véritablement actuellement, si ce n’est qu’il faille élargir nos représentations en considérant que l’interprète des éléments microdocumentaires et macro-documentaire peuvent être également des robots et des agents intelligents. Ces agents peuvent également interpréter l’information pour prendre une décision. C’était déjà le point de vue exposé par Berners-Lee qui envisageait d’ailleurs des médiations réalisées entre des agents intelligents pour prendre les meilleures décisions après la consultation d’informations. Cela signifie que les robots ne sont pas seulement des collecteurs d’information et de données, et qu’ils vont de plus en plus produire des éléments documentaires. Cela signifie aussi qu’ils vont de plus en plus devenir des objets d’évaluation informationnelle avec des indices de crédibilité et de confiance.
Par conséquent, le processus documentaire classique pourrait de plus en plus mettre en scène des entités nouvelles issues des développements des différents types d’intelligence artificielle dont le but n’est pas de raisonner strictement comme des humains ou de s’apparenter à eux, mais davantage d’opérer des échanges d’informations et de données sans avoir à passer par la communication humaine.
Cela signifie que le test de Turing n’a au final aucune importance, et ce d’autant que les intelligences artificielles ont beau pouvoir essayer d’imiter la conversation humaine, nos capacités de détection du fake et du bot se sont également accrues. Dès lors, l’enjeu du test de Turing n’est pas uniquement la capacité de la machine à se faire passer pour un humain, mais davantage la compétence de l’humain à détecter s’il converse ou pas avec une machine, et s’il peut au final lui faire accorder une certaine crédibilité. Seulement, il ne s’agit pas de traquer des Nexus comme dans la nouvelle de Phillipe K Dick, mais de comprendre le rôle des bots dans ces processus.
À mon sens, c’est ici qu’il apparaît important pour les sciences de l’information et notamment la documentation d’amorcer une nouvelle réflexion qui fasse suite à Roger Pédauque, car les mutations du digital se poursuivent. J’avais plaidé il y a près de 10 ans pour une réflexion en ce qui concerne la tératogenèse documentaire qui faisait que le document sur le web s’avérait monstrueux à double titre:
– Il ne correspond pas pleinement aux traditions du papier en étant souvent hors-norme et évolutif, ce qui remet en cause la vision du document comme anti-évènement d’Escarpit avec le développement d’un document-flux peut aisé à saisir.
– Il est devenu monstrueux, car il n’est pas véritablement un instrument de connaissance, mais davantage un document à montrer et donc qu’il faut avoir vu. Cette logique de monstration se complexifie et embrasse dorénavant l’extension de la documentalité qui oblige sans cesse à la production de documents qui fasse preuve. Phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur dans les sphères bureaucratiques et notamment universitaires.
Parmi cette tératogenèse figurent désormais les robots, si ce n’est qu’ils opèrent de façon finalement plus discrète et qu’ils ne sont donc pas si simples à voir… sans mettre un minimum les mains et doigts dans la technique. Ce sont davantage des instruments de démonstration que de monstration. Les acteurs des humanités digitales ont déjà depuis longtemps pris conscience de l’outillage machine qui leur permet de collecter et de traiter différents types d’éléments microdocumentaires ou macro-documentaires.
C’est dans ce cadre qu’il me semble essentiel d’envisager une tératologie documentaire d’une nouvelle ampleur qui implique d’examiner les mécanismes des nouveaux modes d’existence documentaires dans une lecture moins sentimentale et bien plus scientifique.