Je suis en train de lire en ce moment plusieurs ouvrages en même temps, pratique courante chez moi depuis mon enfance et qui produit généralement de l’intertexte voire de la transtextualité souvent opportune. J’ai fini le dernier ouvrage de Roger Chartier sur la main de l’auteur et j’aime ce passage qui rappèle la liaison forte entre l’écriture et la mémoire. Une mémoire qui peut être de différentes sortes, à court-terme avec la possibilité d’effacer quand ce n’est plus nécessaire. Chartier cite à cet effet les tablettes de cire, les dispositifs comme le bloc magique qui ne sont pas là pour être durables mais qui sont avant tout pratiques. Évidemment, cette mémoire peut-être à plus longue portée, le dispositif technique et mnémotechnique permettant la remémoration mais aussi la transmission. Cela permet de rappeler que la culture de l’imprimé n’a pas fait disparaître les pratiques manuscrites, bien au contraire :
» (…) des textes conservés dans les armoires de la mémoire. Les comparaisons énonçaient ainsi, tout à la fois, les différences et les similitudes entre les écrits tracés sur la cire ou Ie parchemin et ceux conservés dans les archives mentales’. La production de nouvelles œuvres supposait la mobilisation de ces traces de lecture déposées et organisées dans les architectures mémorielles du
lecteur. Écrire était convoquer et associer des textes que l’on portait en soi, à condition d’avoir su les classer et de savoir les retrouver. Aux XVIe et XVII siècles, le recours direct aux livres imprimés, qui sont comme des prothèses mémorielles, a permis d’autres pratiques, mais il n’a pas fait disparaître pour autant le lien premier noué entre les mnémotechniques et la composition des textes. » (Roger Chartier, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Folio Histoire, 2015 p. 267)
lecteur. Écrire était convoquer et associer des textes que l’on portait en soi, à condition d’avoir su les classer et de savoir les retrouver. Aux XVIe et XVII siècles, le recours direct aux livres imprimés, qui sont comme des prothèses mémorielles, a permis d’autres pratiques, mais il n’a pas fait disparaître pour autant le lien premier noué entre les mnémotechniques et la composition des textes. » (Roger Chartier, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Folio Histoire, 2015 p. 267)
Du coup, les propos de Chartier constituent sans doute une amorce de réponse à ce que raconte l’héroïne de l’ouvrage que je suis en train de lire en ce moment. Une jeune japonaise, Nao raconte son expérience du blog, elle qui a pris la décision d’écrire un ouvrage de façon manuscrite, ouvrage qui arrive mystérieusement dans les mains d’une autre personne dans un autre pays, une Ruth qui ressemble fortement à l’auteur du roman finalement. Nao écrit son ouvrage sur un dispositif qui est un cahier mais dont la couverture est en fait la reprise d’une édition d’un ouvrage publié, en l’occurrence ici, à la recherche du temps perdu de Proust. C’est une forme de néo-palimpseste, ou plutôt de nao-palimpseste qui ne peut que nous interroger sur le sens de nos écrits et de leur portée.
« Bien, Nao. Pourquoi tu fais ça ? Franchement, quel intérêt? C’est tout le problème. La seule raison qui puisse justifier mon envie de raconter les histoires de jiko dans ce livre, c’est que je l’aime et que je veux mc souvenir d’elle alors que je n’en ai plus pour très longtemps. Mais comment je me souviendrai de ces histoires si je suis morte ? Et qui ça intéressera, à part moi ? C’est vrai, si je pensais que le monde en avait quelque chose à faire, de ma jiko, je posterais ses histoires sur un blog, mais pour tout vous dire, ça fait bien longtemps que j’ai arrêté ça. Des fois, je me surprenais à faire semblant de croire que plein de gens s’intéressaient à ce que j’écrivais sur Internet, alors qu’en réalité personne n’en avait rien à secouer. Ça me rendait triste. Et quand je multipliais ma tristesse par ces millions de gens enfermés tout seuls dans leurs petites chambres, à taper comme des dingues sur leur clavier et à poster des billets sur leurs petits sites que personne n’aurait jamais le temps de consulter puisque tout le monde est trop occupé à rédiger et à mettre en ligne ses propres billets, eh bien, quelque part, ça me brisait le coeur. » Ruth Ozeki. En même temps, toute la terre et le ciel, 10/18, p. 43
On retrouve finalement une angoisse de l’hypomnemata qui se cherche un lecteur. Pourtant, la réponse la plus simple est sans doute de considérer que l’autre décidera du sort et du sens du document au final. Mais plus simplement, il suffit de considérer que l’autre, c’est déjà soi-même, mais un autre soi-même, un alter-ego qui fera la différance dans un laps de temps hypothétique mais qui réside aussi dans le fait que nous pouvons être parfois hors-sujet.
L’ouvrage de Ruth Ozeki pose pleins d’autres questions intéressantes et on sourit quand le fait de ne pas trouver la référence d’un auteur sur Amazon revient à considérer que quelque part il n’existe pas. Je poursuis donc ma lecture après cet intermède d’écriture. Je note également qu’il y a des références parfois avec les écrits de Murakami et j’apprécie ainsi de pouvoir rendre visibles ces liens hypertextes qui ne disent pas toujours leur nom.