À la recherche du lecteur attentionné

 
On fête les cinquante ans de la création du mot hypertexte. Il faut d’ailleurs bien distinguer le mot et le concept qui s’inscrit dans une histoire plus longue.
Oliver Ertzscheid rappelle que Ted Nelson a songé à développer l’idée du fait qu’il n’arrivait plus à suivre le cheminement incessant de ses idées. En quelque sorte, l’hypertexte est le résultat de ce qui pourrait être en apparence un déficit d’attention, mais il est préférable de considérer qu’il s’agit surtout d’une transattention. Une attention multisupports qu’il faut savoir gérer en ne perdant pas le fil, un fil qu’il m’arrive de plus en plus souvent de perdre en ce qui me concerne, vu les différentes tâches que je dois réaliser et qui requièrent une mise en attente pour être réinvesti dès que besoin. C’est tellement épuisant qu’effectivement, parfois je ne sais plus ce que je voulais faire alors que je l’avais décidé la seconde d’avant.
Seulement, même le lecteur peu occupé se retrouvera dans une situation similaire du fait d’une hyperstimulation médiatique qui le poussera à zapper, si bien qu’il sera peu aisé de le garder captif très longtemps dans l’espace du web. Pas certain que l’avenir du livre se dessine totalement dans l’univers du web, tout au moins le livre  tel que l’on a connu et le web  tel qu’on a pu le connaître également. Je plaide assez souvent en faveur de la liseuse car elle permet plus aisément de minorer les sollicitations répétées pour mieux se concentrer sur la lecture. Pour ma part, la lecture d’un livre est un moment privilégié (sur papier ou sur liseuse) car c’est justement un temps que je dédie à une lecture attentionnée. Cela ne m’empêche pas de rester dans la logique de la lecture hypertextuelle tant il s’agit de pouvoir faire des liens et prendre des notes si besoin.
Il reste la question de la lecture exigeante ou tout au moins complexe, qui oblige à un certain entraînement et à une capacité à exercer son esprit, pour tenter de saisir le sens ou d’en imaginer la portée. C’est ici que certaines craintes émergent. L’article de Télérama cite quelques analyses très pessimistes en la matière. Mais il est difficile de saisir l’avenir de la littérature, tant le sujet est soumis à des jugements de valeur. Ce qui apparaît le plus nettement, c’est qu’il devient de plus en plus difficile de vivre de son art. Les tirages annoncés par Télérama font froid dans le dos quand on constate que d’anciens prix Goncourt ne dépassent pas les 2 000 exemplaires…
À ce niveau, ce qui m’inquiète le plus désormais, c’est qu’outre les héritiers et autres rentiers qui pourront faire de la littérature un loisir appréciable, les auteurs français finiront par se raréfier vis-à-vis des auteurs en langue anglaise dont l’universalité de la langue permet de toucher un public plus vaste. Comment continuer à persévérer dans ce domaine, quand les temps d’écriture sont restreints du fait d’un travail prenant et que le peu de ventes réalisées oblige à des choix qui peuvent être celui de l’abandon. La force de vente du français est bien moindre que celle de l’anglais, environ dix fois moindre. Et ce n’est pas rien quand on sait finalement que 500 exemplaires vendus d’un ouvrage vous inciterait éventuellement à poursuivre tandis que 50 pourraient vous saper le moral.
 
On sait depuis fort longtemps que l’essentiel de la production éditoriale est réalisé par des auteurs qui ont une autre profession. Les rares auteurs qui s’en sortent sont des usines à best-sellers dont chaque sortie est accompagnée par une stratégie publicitaire qui en font un produit marchand, facile à consommer. Ce sont de produits marketing dont la qualité littéraire n’est pas exceptionnelle, mais sans être pour autant médiocre, ce que nous montrait Alexandre Geffen. Même les Arlequins ne sont pas à blâmer finalement. Ils ont autant de mérite que des Danielle Steel qui sont simplement mieux packagés pour être vendus plus chers. Car la question est bien économique. Peut-on continuer à vendre du livre aussi cher, comme une sorte de produit de luxe ? Comment peut-on se plaindre d’une diminution des lecteurs et vendre aussi cher un ouvrage ? Le modèle est désuet.
Il faut alors « vendre » de la lecture. Car de la lecture, il y en a, et il y en a beaucoup. Faut-il envisager de comptabiliser le nombre de pages lues comme le fait Amazon avec Kindle ? Au passage, on notera que cette métrie de lecture ne fonctionne que si vous êtes sur Kindle. Si vous transformez votre fichier pour le lire avec une autre liseuse, ça ne fonctionne pas. Au final, le plus gênant pour l’auteur est autant de ne pas vendre assez que de ne pas être lu véritablement. Mes statistiques sur mon dernier roman sont désespérantes sur ces deux points, enfin surtout sur celui des ventes qui sont totalement faméliques.
Vers le livre gratuit ?
Toutefois, Amazon ouvre des perspectives nouvelles sur un modèle qui va inévitablement vers la gratuité progressive du livre numérique au travers de systèmes d’abonnements ou de redevances. La fameuse licence libre n’a jamais si bien porté son nom que si elle concerne justement le livre. La licence livre, voilà sans doute le futur modèle avec un système de rémunération au téléchargement et au nombre de pages lues, voire de phrases… Cela peut sembler horrible à certains, mais ce découpement de l’œuvre apparaît comme un modèle alternatif intéressant. On rappellera aussi qu’Amazon est un des rares à proposer un système de rémunération pour les médiateurs et ceux qui recommandent les ouvrages Toutefois, la gratuité présente le risque bien connu qui est celui d’une faible reconnaissance puisqu’on ne l’achète pas. Pourtant, personne n’ose dire ça de la télévision notamment publique majoritairement gratuite… en dehors de la fameuse redevance. Redevance qu’on voudrait étendre à l’ensemble des supports actuellement.
Il est finalement étonnant que la France ait fait le choix de subventionner ainsi la télévision et par le biais de l’intermittence, les arts du spectacle, mais finalement peu l’écriture et la lecture sauf via les aides à la presse. Étrange système qui permet de fort bien payer des animateurs de spectacle télévisuels, des intermittents du spectacle bons comme mauvais, mais qui laissent des milliers d’auteurs avec des revenus qui ne sont que complémentaires ? Parmi les pistes proposées, celles du revenu universel ou celle d’envisager petit à petit des systèmes d’intermittences plus larges.
L’Amérique a développé son modèle depuis des années sur les industries du cinéma et de la télévision. La France voit peu à peu son modèle culturel s’effriter, se gangréner et laisser la place aux mêmes qui tiennent à leurs prébendes. C’est sans doute le moment de s’interroger sur le modèle que l’on souhaite désormais défendre, car sous peine de vouloir s’arcbouter sur les modèles du passé, il est inévitable que ce soit le modèle d’ailleurs et notamment des États-Unis qui s’imposera. Amazon propose un abonnement qui permet un téléchargement illimité sur certaines œuvres. Le retour financier pour les auteurs est moins intéressant que celui de la vente directe bien évidemment, mais cela mérite un plus ample examen. Publienet avait lancé une telle logique il y a déjà plusieurs années. Pourquoi ne pas envisager des modèles à la consommation ?
Alors, l’idée d’étendre la redevance peut-être une idée opportune à condition de repenser totalement le modèle culturel et audiovisuel notamment vis-à-vis de ceux qui comme moi, n’ont pas de télévision, mais qui sont abonnés à des dispositifs type netflix.
Clairement, c’est la question des lecteurs qui doit être posée. S’ils tendent à disparaître, c’est qu’on ne fait rien pour les satisfaire et qu’on ne leur donne pas les moyens d’accéder à une diversité de lectures. Plus le niveau de lecture sera médiocre en sixième, plus le nombre de lecteurs potentiels s’effondrera. À ce niveau, l’Education Nationale est coupable. Il serait préférable d’investir dans des liseuses que dans des tablettes. On ne peut que rappeler l’importance de rapprocher lecture-écriture à ce niveau d’ailleurs. Cette relation étant la condition sine qua non pour l’accès à la majorité de l’entendement dans le texte de Kant sur les Lumières.
C’est donc la recherche du lecteur attentionné qu’il faut désormais construire, mais aussi de manière plus large pour la francophonie et la culture en général. 50 ans après avoir inventé le terme d’hypertexte, c’est d’un nouveau Xanadu dont nous avons besoin.

Ecrit et mémoire

Je suis en train de lire en ce moment plusieurs ouvrages en même temps, pratique courante chez moi depuis mon enfance et qui produit généralement de l’intertexte voire de la transtextualité souvent opportune. J’ai fini le dernier ouvrage de Roger Chartier sur la main de l’auteur et j’aime ce passage qui rappèle la liaison forte entre l’écriture et la mémoire. Une mémoire qui peut être  de différentes sortes, à court-terme avec la possibilité d’effacer quand ce n’est plus nécessaire. Chartier cite à cet effet les tablettes de cire, les dispositifs comme le bloc magique qui ne sont pas là pour être durables mais qui sont avant tout pratiques. Évidemment, cette mémoire peut-être à plus longue portée, le dispositif technique et mnémotechnique permettant la remémoration mais aussi la transmission. Cela permet de rappeler que la culture de l’imprimé n’a pas fait disparaître les pratiques manuscrites, bien au contraire :
 » (…) des textes conservés dans les armoires de la mémoire. Les comparaisons énonçaient ainsi, tout à la fois, les différences et  les similitudes entre les écrits tracés sur la cire ou Ie parchemin et ceux conservés dans les archives mentales’. La production de  nouvelles œuvres supposait la mobilisation de ces traces de lecture déposées et organisées dans les architectures mémorielles du
lecteur. Écrire était convoquer et associer des textes que l’on portait en soi, à condition d’avoir su les classer et de savoir les retrouver. Aux XVIe et XVII siècles, le recours direct aux livres imprimés, qui sont comme des prothèses mémorielles, a permis d’autres  pratiques, mais il n’a pas fait disparaître pour autant le lien premier noué entre les mnémotechniques et la composition des textes. » (Roger Chartier, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Folio Histoire, 2015 p. 267)
Du coup, les propos de Chartier constituent sans doute une amorce de réponse à ce que raconte l’héroïne de l’ouvrage que je suis en train de lire en ce moment. Une jeune japonaise, Nao raconte son expérience du blog, elle qui a pris la décision d’écrire un ouvrage de façon manuscrite, ouvrage qui arrive mystérieusement dans les mains d’une autre personne dans un autre pays, une Ruth qui ressemble fortement à l’auteur du roman finalement. Nao écrit son ouvrage sur un dispositif qui est un cahier mais dont la couverture est en fait la reprise d’une édition d’un ouvrage publié, en l’occurrence ici, à la recherche du temps perdu de Proust. C’est une forme de néo-palimpseste, ou plutôt de nao-palimpseste qui ne peut que nous interroger sur le sens de nos écrits et de leur portée.
« Bien, Nao. Pourquoi tu fais ça ? Franchement, quel intérêt? C’est tout le problème. La seule raison qui puisse justifier mon envie de raconter les histoires de jiko dans ce livre, c’est que je l’aime et que je veux mc souvenir d’elle alors que je n’en ai plus pour très longtemps. Mais comment je me souviendrai de ces histoires si je suis morte ? Et qui ça intéressera, à part moi ? C’est vrai, si je pensais que le monde en avait quelque chose à faire, de ma jiko, je posterais ses histoires sur un blog, mais pour tout vous dire, ça fait bien longtemps que j’ai arrêté ça. Des fois, je me surprenais à faire semblant de croire que plein de gens s’intéressaient à ce que j’écrivais sur Internet, alors qu’en réalité personne n’en avait rien à secouer. Ça me rendait triste. Et quand je multipliais ma tristesse par ces millions de gens enfermés tout seuls dans leurs petites chambres, à taper comme des dingues sur leur clavier et à poster des billets sur leurs petits sites que personne n’aurait jamais le temps de consulter puisque tout le monde est trop occupé à rédiger et à mettre en ligne ses propres billets, eh bien, quelque part, ça me brisait le coeur. » Ruth Ozeki. En même temps, toute la terre et le ciel, 10/18, p. 43
On retrouve finalement une angoisse de l’hypomnemata qui se cherche un lecteur. Pourtant, la réponse la plus simple est sans doute de considérer que l’autre décidera du sort et du sens du document au final. Mais plus simplement, il suffit de considérer que l’autre, c’est déjà soi-même, mais un autre soi-même, un alter-ego qui fera la différance dans un laps de temps hypothétique mais qui réside aussi dans le fait que nous pouvons être parfois hors-sujet.
L’ouvrage de Ruth Ozeki pose pleins d’autres questions intéressantes et on sourit quand le fait de ne pas trouver la référence d’un auteur sur Amazon revient à considérer que quelque part il n’existe pas. Je poursuis donc ma lecture après cet intermède d’écriture. Je note également qu’il y a des références parfois avec les écrits de Murakami et j’apprécie ainsi de pouvoir rendre visibles ces liens hypertextes qui ne disent pas toujours leur nom.