Faire exister : voilà l’objectif du programmeur comme de l’artiste. Faire émerger du sens de l’invisible[1].
L’univers poétique du numérique est d’ailleurs abordé aussi par Gibson :
« Je pense que nous sommes loin d'avoir découvert tout ce qu'il est possible de faire avec la technologie numérique. Nous sommes comme les inventeurs du cinéma qui pouvaient difficilement imaginer ce que leur outil allait devenir. Nous n'avons pas encore réalisé la dimension poétique du numérique. » [2]
William Gibson lui aussi perçoit cet invisible :
« Je pense que lorsque l'interface sera vraiment élégante, elle sera devenue invisible. »[3]
Cette vision se retrouve d’ailleurs dans son roman Mona lisa s’éclate où une intelligence artificielle apparaît de manière quasi fantomatique. Il faut sans doute y voir l’accomplissement du test de Turing. Nous ne pourrions plus distinguer la technique du « naturel. » Mais ce ne sont que des prospectives. Or notre mesure de l’Internet se déroule actuellement. Voilà sans doute pourquoi aussi l’imaginaire peut nous entraîner dans l’impossible mesure. La confusion de la mise sur le même plan du cyberespace imaginaire et idéalisé et de la réalité actuelle d’Internet comporte des risques. S’il existe un lien avec la mesure et sa mise en image notamment cartographique, le risque d’en obtenir une image faussée à cause d’un imaginaire trop débordant est présent. Il faut donc mesurer l’influence de cet imaginaire sur la représentation d’Internet.
1.3.2 L’imaginaire ou la représentation erronée.
Nous allons aborder dans cette partie du mouvement cyberpunk. Il apparaît d’après les travaux du québécois André Claude Potvin[4] et ceux de Dodge[5] que des conceptions, notamment américaine, de l’Internet ont été influencés par des « théories » et écrits cyberpunks. Nous pouvons rejoindre ici l’analyse de Pierre Musso qui voit une « co-émergence d’une mutation technique et d’un imaginaire qui lui est associé, comme s’il fallait mettre en scène la mutation pour la promouvoir et la réaliser, voire inventer des usages. »
Cette « co-émergence » ne peut être sans influence sur la représentation du cyberespace. Cette influence explique le titre de notre chapitre qui cherche à mettre en relation l’imaginaire notamment cyberpunk et la représentation du cyberespace et sa mise en image cartographique. Il en résulte comme un cercle vertueux ou vicieux c’est selon, d’où la comparaison qu’en fait André-Claude Potvin [6]:
« Comme le Far West, le cyberespace alimente bien des fictions, qui alimentent elles-mêmes la réalité. Comme les cow-boys au début du 20ème siècle, les cyberpunks influencent aujourd’hui la construction sociale d’un monde encore embryonnaire. »
L’influence cyberpunk.
"Le mouvement cyberpunk provient d'un univers où le dingue d'informatique et le rocker se rejoignent, d'un bouillon de culture où les tortillements des chaînes génétiques s'imbriquent."
Bruce Sterling, Greg Bear. Mozart en verres miroir .J’ai lu. Folio. 2001
Le mouvement cyberpunk décrit souvent la technologie et ses excès sous tous les angles en y mêlant les idées punk (liberté de chacun diminuée, dégradation de la société généralisée…) et des magnats dirigeants le monde depuis leurs terminaux d'ordinateurs, ainsi que des gadgets cybernétiques… Un univers décrit dans Neuromancien[7] de William Gibson, l'inventeur de ce genre. Le terme de cyberpunk est souvent difficile à définir totalement mais il est clair que le nom de Gibson revient sans cesse. Le créateur du terme « cyberspace » occupe une place primordiale au sein du mouvement. Son positionnement l’étonne lui-même :
« Pour créer des univers de fictions, je pars plus de mon intuition que de ce qui est logique, car pour moi le monde dans son ensemble est illogique. Quand j'ai commencé à m'intéresser aux ordinateurs je n'y connaissais rien, mais j'aimais bien le principe de l'interface, donc j'ai déconstruit le langage informatique et l'ai reconstruit à ma façon pour montrer ce que la technologie pourrait devenir. Et ce que j'ai imaginé a, en retour, commencé à influencer ceux qui fabriquent les machines. Tout ça n'a rien de rationnel. »[8]
Le problème vient sans doute du fait que les auteurs de science-fiction critiquent souvent le monde actuel en le déplaçant dans d’autres lieux et d’autres temps comme le souligne André-Claude Potvin [9]:
« Les idées et le vocabulaire science-fictionnel ne sont plus pour les cyberpunks de simples outils littéraires, mais des outils pour comprendre dans lequel ils vivent aujourd’hui, sinon dans un avenir plausible. »
Par conséquent, il en résulterait comme une confusion voire une incompréhension entre les auteurs cyberpunks et leurs lecteurs souvent scientifiques. C’est ce qui fait sourire Gibson :
« I was delighted when scientists and corporate technicians started to read me, but I soon realized that all the critical pessimist left-wing stuff just go over their heads. The social and political naiveté of modern corporate boffins is frightening, they read me and just take bits, all the cute technology, and miss about fifteen levels of irony.”[10]
Toute la critique de la société faite par Gibson est laissée de côté par les lecteurs scientifiques qui prennent dans son œuvre ce qui les intéresse, à savoir toutes les idées technologiques. Le succès de Gibson auprès de cette communauté peut s’expliquer par la « plausibilité » technique de ses romans. C’est ce que remarque Potvin à propos du personnage principal de Neuromancien [11]:
« Quand William Gibson a créé le cybernaute Case dans son roman-phare Neuromancien, il avait un usage en tête. Cet usager, il l’a conçu pour qu’il soit le plus réel possible. Cage est le personnage fictif le plus plausible qui soit… »
Le succès des écrits cyberpunks proviendraient de fait de leur plausibilité, de leur capacité à être réalisés. C’est ce qui permet sans doute à Pierre Musso d’écrire [12]:
« Le cyberespace, fruit de la science-fiction, devient un projet utopique universel réalisable. »
Quelle est cependant l’ influence de ces conceptions sur la « réalité » de l’Internet ?
1.3.3 Le cyberespace, fruit de l’utopie cyberpunk ?
« Au lieu de tisser des réseaux de choses ou d’êtres, dessinons donc des entrelacs de chemins. Les anges ne cessent de tracer les cartes de notre nouvel univers(…) Visibles et invisibles, construisant les messages et les messageries, esprits et corps, spirituels et physiques, des deux sexes et sans sexe, naturels et techniques, collectifs et sociaux, en désordre et en ordre, producteurs de bruit, de musique, de langue, intermédiaires, échangeurs, intelligence. »
Michel Serres. La légende des anges.
Il est nécessaire de définir ce mouvement qui a influé selon Dodge sur la représentation d’Internet :
« Cyberpunk was a 1980’s genre, like punk rock’s initial blast again corporate, stylised and manufactured music of the 1970’s, a cry from a generation without a future. Cyberpunk was a reaction to formulaic, modernistic SF and its inability to recognise the transformation of Western societies into a new postmodern condition.” [13]
Le mouvement cyberpunk apparaît donc comme un mouvement contestataire que Dodge n’hésite pas à qualifier de postmoderne. Un terme de postmoderne qui est repris d’ailleurs sur le site du projet cyberpunk.[14] Pour le sociologue américain Fred Jameson, (cyberpunk et notamment les écrits de William Gibson représentent 'the supreme literary expression if not of postmodernism, then of late capitalism itself[15]'. Le cyberpunk s’inscrit ici comme l’accomplissement du capitalisme. Ce qui nous paraît étrange encore une fois c’est que cet accomplissement nous semble en aucun cas idyllique et nous sommes souvent plus prêt de la dystopie à la 1984 que de l’utopie dont nous parlait Musso. Il est vrai qu’il avait employé le terme de science-fiction plutôt que celui de cyberpunk. Utopie, faut-il le répéter est étymologiquement le lieu qui n’existe pas. En est-il de même pour Internet et le cyberespace ? Comment mesurer dès lors ce qui n’existe pas ? Il nous faut analyser le cyberpunk non pas comme une utopie mais comme une théorie politique et sociale comme le préconise RJ Burrows [16]:
“The relationship between cyberpunk and sociology takes three broad forms. First, some analysts view cyberpunk as a poetics culturally and philosophically emblematic of a new epoch – late capitalist, postmodernist or whatever. Second, others have begun to treat the nascent realities of the fictional world of cyberpunk – the Internet, Virtual Reality and technological body modifications in particular – as viable and important objects of sociological inquiry. Third(…) some have begun to treat the cyberpunk literature as an analytic resource which can be utilised in the service of social theory.”
Selon nous, il faut voir le cyberpunk à la fois comme une critique sociale contemporaine et en même temps comme une volonté de s’opposer à un cyberfascisme réalisable. C’est sans doute la cause de cette plausibilité dont parlait Potvin. Le futur décrit est crédible et fortement lié au présent. La technologie est au centre des mutations et nous pouvons dire que les cyberpunks se servent de cette technologie pour développer une contre-culture. Une « subculture » étant le terme le plus fréquemment employé. Il s’agit aussi du développement de nouvelles idées et théories post-humaines. La question du corps et du sujet est au centre du problème. Le corps qui mute ou qui est nié chez les cyberpunks à tel point que l’on peut y voir une hiérarchie entre l’humain et l’ange.
La tendance est alors à la décorporalisation de l’homme ou mutation organique du réseau comme le décrit de Joel de Rosnay[17]. Pierre Musso parle alors de dissolution du corps et décrit une transformation où le religieux est présent [18]:
« Ultime étape de l’ascèse cyberspatiale : le complément du branchement cerveau-ordinateur sur la matrice, c’est la désincarnation du corps. Dans les cerveaux du cyberespace, le statut du corps se modifie : l’esprit domine (comme cerveau-réseau-ordinateur), il s’immerge, navigue t disparaît « dans » les mailles du filet. Ce sont des « anges » désincarnés qui communiquent. (…) Ainsi est restaur&eacu
te; le dualisme qui survalorise l’esprit-cerveau, au détriment du « corps-viande ». Il s’agit de devenir des « purs esprits », vieux rêve mystique réalisé par l’ordinateur en réseau. »
Ces propos deviennent quasi mystiques. Nous ne développerons pas les liens qui existent avec les théories de Teilhard de Chardin et sa noosphère. Nous retrouvons fréquemment des conceptions a peu près similaires de l’Internet. L’existance d’une hiérarchie semble apparaître avec l’état d’ange comme but ultime. Ces théories se font plus fréquentes mais demeurent encore rares, toutefois, il est évident que l’argument de ceux qui voient un mysticisme dans le réseau Internet est facile, nous ne pouvons voir les échanges angéliques justement parce qu’ils constituent l’invisible. Nous avons tenté d’établir une hiérarchie à partir des désirs (délires) cyberpunks[19] :
Tableau 3 : Hiérarchie des êtres du cyberespace.
Humain Lien avec son corps.
Cyborg Lien transitoire.
Esprit Esprit encore prisonnier de la machine.
Ange Etat supérieur.
Faut-il pour autant adhérer à une thèse qui nous empêche toute mesure scientifique ? Finalement si nous avons choisi de présenter la vision cyberpunk c’est qu’elle garde une influence sur les représentations classiques du cyberespace. Cependant, si nous devons admettre qu’elle peut être séduisante, elle n’opère pas moins des réductions fallacieuses qui peuvent conduire non pas à l’impossible mesure mais à une mauvaise mesure. Il semble donc qu’il faille se prémunir contre les théories mystiques sur l’Internet qui sont sans cesse reprises. Finalement nous rencontrons un problème similaire avec l’idée comme quoi Internet serait avant tout une création de l’armée américaine. Une hypothèse dont la fausseté a été démontrée par Alexandre Serres[20] . Il nous faut éviter de tomber dans la mythologie d’Internet (même si tout n’est pas faux ou à exclure) et privilégier une vision plus globale mettant en scène les acteurs réellement actifs. Nous nous intéresserons donc plus aux machines qu’aux anges, plus aux hommes qu’aux esprits.
[1] Il nous faut donc quelque part devenir un exégète du Web, chercher du sens là où d’autres ne voient que l’apparent. Il nous faut devenir un cabaliste du cyberespace pour pouvoir en prendre la mesure. Quel est donc cet ars occultis pour ne pas dire cet ars magna, cette poésie, cette complexité ésotérico-poétique que définit Lévy :
« Plus le code est ésotérique, plus il est poétique, car il instaure un petit univers de signes se désignant eux-mêmes, agissant les uns sur les autres, un monde de symb
oles d’autant plus efficaces qu’ils sont illisibles (par nous), jusqu’à toucher la frontière entre les noms et les choses, entre l’opération et la signification. »
Citation extraite de : Pierre Levy. – De la programmation considérée comme un des beaux-arts. La Découverte, Paris,1992. p. 55
[2] extrait de l’interview de william gibson par les humanoides associés :
Saga cyberpunk / entretien exclusif dans le cybermonde. William Gibson vagabond des limbes. (dernière modification ; le 10 mai 2001)
[en ligne] http://www.humains-associes.org/JournalVirtuel2/HA.JV2.Gibson.html
[3] ibid.
[4] André Claude Potvin. L'apport des récits cyberpunk à la construction sociale des technologies du virtuel. Mémoire de maîtrise. Université de Montréal. 2002
[5] Martin Dodge. Op. cit. Un chapitre entier de l’ouvrage est consacré à l’influence de l’imaginaire sur les représentations et notamment sur l’importance du mouvement cyberpunk. (imaginative mappings of cyberspace)
[6] André Claude Potvin. Op. cit.
[7] William Gibson. Op. cit.
[8] Interview de William Gibson par les humains associés. [en ligne]
http://www.humains-associes.org/JournalVirtuel2/HA.JV2.Gibson.html
[9] André Claude Potvin. Op. cit. p. 19
[10] Cité par Dodge. Op. cit. p. 186
[11] André Claude Potvin. Op. cit. p. 34
[12] Pierre Musso. Op. cit p. 52
[13] Martin Dodge. Op. cit. p
[14] The cyberpunkt project. A cyberspace well of files, related to those aspects of being, formed by modern life and culture. [en ligne]
http://project.cyberpunk.ru/
[15] Cité par Dodge. Op. cit. p. 184
[16] RJ burrows. Cyberpunk as Social and Political Theory. Mars 1995 [en ligne]
http://project.cyberpunk.ru/idb/cyberpunk_as_socpolitical_theory.html
[17] Joël de Rosnay. L’homme symbiotique. Paris : Seuil. 1998
[18] Pierre Musso. Op. cit p. 45
[19] Cette hiérarchie ne provient pas que de l’étude des cyberpunks et des cyborgs. Les derniers ouvrages de certains auteurs comme Lévy, nous songeons à World Philosophy. Nous sommes en pleine légende des anges pour citer l’ouvrage de Michel Serres.
[20] Alexandre Serres. Aux sources d'Internet : l'émergence d'ARPANET. Thèse de Doctorat Sciences de l’Information et de la Communication : Université Rennes 2, 2000. 2 vol.
Excellent article. Je commençais à désespérer de trouver quelqu’un de langue française traitant comme il se doit du Web 2.0 et montrer du doigt les imposteurs patentés, courroies de transmission du vide cérébral contemporain.
Une voie royale était ouverte à ces voyous universitaires par l’incurie de la classe politique française qui toutes catégories confondues a atteint des sommets.
Lorsque sous la pression des lobbies industriels, corporatistes, cultuels, sectaires, écologistes les politiques ne savent plus de qui ils sont les chiens, la garde meurt et se rend à la curée, les pseudo-sciences sont obligatoirement enseignées, les médecines néfastes mais poétiques sont administrées et remboursées, les artistes complices d’organisations sectaires sont décorés, les chefs d’états terroristes sont invités, l’histoire est réécrite en continu avec devoir de mémoire sans sauvegarde, les banquiers deviennent des libéraux-communistes, les syndicats se transformes en corporations fascistes, les états se rendent complices de génocides de plus en plus meurtriers.
Mais tout de même vu d’avion comme de près ces lascars méritent un oscar de du détournement d’intelligence à des fins d’assassinat des civilisations humaines.
Dominique Rabeuf