Onze mental : mon équipe de penseurs et auteurs, façon football.

 
Actualité oblige, et conscience footballistique totalement assumée, je me lance dans un petit billet sans prétention, qui me permet de rassembler passion populaire et passion intellectuelle.
On oublie d’ailleurs que certains intellectuels furent des footballeurs amateurs investis, rêvant de carrière professionnelle. On peut songer à Camus mais on oublie souvent que Jacques Derrida rêvait plus jeune de devenir professionnel avec le numéro floqué sur son maillot. Je n’irai pas jusqu’à dire que le 7 de Christiano Ronaldo est en fait inspiré du philosophe quand on sait que ce choix est principalement lié à Alex Fergusson.
Voici l’équipe que j’ai constituée à partir de mes influences et de mes manières de voir le monde.
Mon 11 de légende
La constitution d’une équipe nécessite évidemment une stratégie et des joueurs clefs pour réaliser l’animation. Le point clef est bien souvent le milieu offensif qui va donner le sens à l’équipe, la direction que l’entraîneur souhaite impulser. Certains de mes joueurs sont encore en activité dans ce 11.
 
À ce titre, il me paraissait évident qu’il me fallait positionner Michel Foucault en numéro 10, comme meneur du jeu.
Voici mon équipe type.
Gardien de buts : Albert Camus
Poste à mon sens essentiel et que j’aimais tant occuper dans ma jeunesse jusqu’à ce que me coûte un poignet le dernier jour de classe un premier juillet en jouant avec mes élèves. Un sens du placement et de l’anticipation, une capacité à placer sa défense, à prendre des initiatives et surtout la possibilité de rassurer toute son équipe (et par la même occasion les supporters) en assurant des sorties pour capter le ballon. Bref, il me fallait mon Fabien Barthez pour assurer les bases de mon équipe. Il était bien difficile de choisir quelqu’un d’autre que Camus qui a longtemps joué à ce poste et qui a plutôt influencé mes lectures adolescentes, durant mon collège notamment. On y retrouve aussi un positionnement politique et intellectuel souvent équilibré et méfiant vis-à-vis des idéologies même portées par des intellectuels, ce qui me convient parfaitement.
 
Défense centrale :
Umberto Eco qui d’ailleurs n’aimait pas trop les supporters ou tifosi ferait un bon défenseur central notamment, car il replace les bases avec un romantisme qui me sied parfaitement. L’intérêt d’Eco ici est de pouvoir bénéficier d’un défenseur qui sait se projeter vers l’avant si besoin, mais qui surtout possède une telle connaissance qu’il peut anticiper les différentes méthodes et combinaisons. C’est aussi une base de plus qui s’appuie sur différentes expériences. Un bon profil de capitaine potentiel également. Bref, une de mes tours de défense à la fois pour ses romans (Le Nom de la rose et le Pendule de Foucault) et ses différents ouvrages et articles (de l’arbre au labyrinthe plus particulièrement). Il est donc à coup sûr un élément indispensable à mon équipe.
Alan Liu constitue le second pilier de ma défense. J’ai toujours trouvé ce chercheur sur tous les territoires et domaines qui m’intéressent depuis les questions sur les littératies et la translittératie jusqu’aux questions sur les humanités digitales. Autant donc le placer comme base de mon équipe.
Latéraux
Paul Otlet comme latéral gauche dans la mesure où il tente toujours de sortir du rang et d’apporter du nouveau. Il associe rigueur défensive qui est celle de la normalisation des règles. Le père de la documentation associe à la fois norme et originalité, ce qui en fait un latéral gauche particulièrement intéressant notamment lorsqu’il tente d’avoir toujours un temps d’avance sur son adversaire.
Assez logiquement, j’ai positionné mon auteur favori Haruki Murakami sur l’autre côté, car il allie des qualités similaires qui sont celles du réalisme fantastique avec une rigueur dans l’écriture et une capacité à produire de l’extraordinaire à tout moment. Rien de mieux que d’être capable d’assurer une défense et en même temps de sortir des lignes pour amener de la folie et de la surprise. Rien de mieux qu’Haruki pour assurer ce rôle.
Milieux défensifs :
Jacques Derrida avec bien sûr le numéro 7. Ici aussi, on va retrouver une certaine complexité dans le jeu, notamment la capacité à repartir de la base pour aller de l’avant, bref une capacité à saisir les règles du jeu (la grammatisation du game) pour produire quelque chose de différent, en tout cas en se laissant la possibilité de jouer même si on sait qu’on n’invente jamais rien depuis zéro.  Derrida reste un joueur qui peut donc faire la différance à tout moment, et des comme ça, il y en a peu.
Hannah Arendt comme milieu défensif, cela me paraît plus qu’évident. Il aurait été sans doute plus difficile de la faire passer à l’offensive, même s’il était tentant de provoquer un infarctus à Alain Finkielkraut non retenu dans cette sélection. C’est la joueuse qui est la mieux à même d’apporter de la rigueur et de la lucidité et surtout d’être indispensable lors des moments de crise !
Milieux offensifs
Michel Foucault apparaît ici central dans mon équipe. Une envie de comprendre ce qu’il se passe en offrant de nouveaux horizons, c’est le joueur d’exception qui a compris qu’il y avait différents types de règles et pas seulement les officielles. C’est celui qui voit les combinaisons invisibles aux autres et qui sait produire des relations qui font mouche en offrant des ouvertures qui mènent au but. C’est le joueur fort rare dont tout entraîneur rêve.
Mon autre base offensive est constituée par Michael Buckland, le chercheur en sciences de l’information qui m’influence sur les plans historiques, méthodologiques et conceptuels. Mon dernier ouvrage sur les humanités digitales lui est dédié. Il est donc tout naturellement mon autre milieu offensif, car oui, je préfère jouer en 4-4-2 avec deux milieux offensifs (influence Giresse-Platini)
Attaquants
Pas toujours aisé de distinguer des attaquants pour faire la différence.
J’ai eu plus de mal à trouver les perles rares. Et puis finalement, pour distinguer des attaquants potentiels qui ont réellement influencé ma pensée, j’ai choisi d’assumer de mettre en pointe un véritable footballeur : Eric Cantona. Je ne peux pas renier le fait que j’ai toujours suivi sa carrière et ses modes de fonctionnement depuis que j’ai 9 ans et que je l’ai découvert en équipe de France espoirs, la boule à zéro, suite à un pari perdu. Les paris perdus, je connais un peu… ça m’a permis d’écrire certains articles que je ne renie nullement. Eric Cantona a toujours été bien plus qu’un footballeur, et c’est en ce sens qu’il figure ici. Cantona, c’est aussi celui qui peut devenir gardien, car le titulaire du poste est expulsé à quelques minutes de la fin (vous me direz Papin aussi…) et l’essentiel est bien de pouvoir se mettre à la place de l’autre pour mieux comprendre le monde pour changer de point de vue. Le choix de Cantona, c’est d’assumer aussi le fait de prendre des risques et de pouvoir réellement en subir les conséquences.
Quoi de plus logique dès lors de l’accompagner d’un auteur et chercheur britannique, David Lodge pour mieux rappeler que le monde universitaire a beau se prendre au sérieux trop souvent, il n’en est pas moins un milieu à observer par lui-même et qu’il est préférable de faire les choses sérieusement sans pour autant se prendre au sérieux. Hommage au fait que le football et ses formes modernes ont été inventés par les Britanniques.
Bien d’autres auraient pu avoir leur place dans ce 11 de légende. Mais j’ai choisi de ne pas faire figurer de remplaçants même si j’avais de quoi faire une liste de 23.
La prochaine fois, je tenterai de faire mon équipe avec des chercheurs plus jeunes. Pour l’instant, j’hésite encore, trop de candidats potentiels semblent pouvoir prendre un carton rouge à tout moment…
A vous d’imaginer vos équipes idéales.

La translittératie en débats

Je n’ai pas trop le temps de bloguer ces dernières semaines du fait de phase rédactionnelle intensive pour des articles et des ouvrages à paraître prochainement.
Du coup, à l’occasion de la sortie d’un article sur la translittératie que j’ai écrit pour Intercdi (« Qu’est-ce que la translittératie ? » Intercdi n°237, p. 62), je publie sur le blog cet article qui était paru outre-atlantique chez nos amis d’Argus. (« La translittératie en débat. » Argus. Vol.9, n°3, p.30-31)
 
La translittératie n’est pas un nouveau gadget à la mode ne faisant qu’ajouter de la complexité à la somme des autres littératies, en particulier à l’information literacy.
Nous réagissons ici à plusieurs interrogations émises notamment sur plusieurs blogs de langue anglaise sur l’utilité d’un nouveau mot et sur la complexité qui en résulte parfois. Nous tentons donc de répondre à la critique [1] qui ferait de la translittératie une simple affaire de chercheurs ou de bibliothécaires qui n’intéresseraient nullement le public et qui serait de plus totalement incompréhensible.
Nous allons donc tenter de clarifier quelque peu cette translittératie si complexe.
 
La translittératie est définie comme « l’habileté à lire, écrire et interagir par le biais d’une variété de plateformes, d’outils et de moyens de communication, de l’iconographie à l’oralité en passant par l’écriture manuscrite, l’édition, la télé, la radio et le cinéma, jusqu’aux réseaux sociaux »[2]
Les chercheurs britanniques qui portent le projet font le constat d’une convergence médiatique pour tenter d’envisager une formation. [3]
L’équipe de recherche du projet [4]  (PART : Production and research in transliteracy) publie régulièrement sur un blog [5]. Sue Thomas apparaît comme la principale chercheuse de l’équipe de par ses diverses interventions sur le sujet dans des conférences. Nous avions lu avec intérêt l’article intitulé “transliteracy : crossing divides” [6] qui constitue l’article de référence et explicatif.
Les auteurs de l’article montrent que le concept n’est pas clairement tranché et identifié et nous ne savons pas vraiment s’il s’agit d’une pratique ou d’un concept scientifique. [7]
 
Le projet s’inspire d’un précédent projet, celui du professeur Alan Liu [8], créateur du concept dans le but de prendre en compte la diversité des supports du numérique et ses effets notamment sur la création littéraire.
Le professeur américain est intéressant à plus d’un titre pour ses recherches sur le numérique et les potentialités littéraires et culturelles que le web peut apporter. Il est également un défenseur des formations littéraires et des sciences humaines.  Le projet intitial [9] comprenait plusieurs chercheurs de différents horizons dont notamment Katherine Hayles qui a notamment beaucoup travaillé sur les questions d’attention en observant et décrivant la diminution des capacités d’attention profonde chez les jeunes générations. Il faut donc voir la translittératie comme un projet ambitieux qui prend en compte une diversité d’approches.
 
La découverte récente par des bibliothécaires de ce concept suscite plusieurs interrogations quant à son opportunité.
La première est évidemment celle de la différence avec l’information literacy. Sur ce point, les terrains communs sont évidents tant il s’agit de former à une culture de l’information et aux outils du numérique. La translittératie ne souhaite pas remplacer néanmoins les autres littératies mais prétend davantage les englober. [10] Cependant, il nous semble que la translittératie peut constituer une alternative intéressante à l’information literacy. Elle peut rejoindre dans ce cadre les objectifs de la culture de l’information en présentant un paradigme différent. (Le Deuff (2009) Les rapprochements actuels opérés avec l’information literacy sont donc souhaitables à condition de ne pas rester dans  la logique des compétences procédurales.
 
La seconde interrogation concerne le rôle des bibliothécaires dans cette translittératie.  La complexité parfois dénoncée montre bien que la translittératie ne peut s’effectuer à la marge. Elle se situe par conséquent sur la piste de formations plus ambitieuses que celles dispensées pour la formation des usagers. La translittératie n’est pas un territoire réservé ou imposé aux bibliothécaires. Sa vocation est davantage axée sur le développement de formations dédiées et dispensées par des spécialistes du domaine. Elle a vraisemblablement prétention à s’inscrire dans des modules de formation universitaire plus classique. Un groupe de chercheurs français [11], dont nous faisons partie, travaille d’ailleurs aux rapprochements et aux pistes potentielles notamment didactiques à développer entre l’éducation à l’information, éducation à l’image et à l’informatique.
Pour finir, revenons donc sur la complexité dénoncée par plusieurs bibliothécaires pour privilégier une formation de suite utile : le pragmatisme cherchant à éviter la transmissions de notions et de concepts qui ennuieraient les étudiants. Ce refus du concept pour privilégier la situation pratique voire d’usage simple est caractéristique  d’une position qui abandonne tout réel projet de formation de longue durée et réellement durable. Se placer sans cesse du côté du pratique, de l’immédiat, entre autre pour se démarquer des formations universitaires, est à notre sens une erreur.  La translittératie doit donc assumer ce choix de la complexité quand elle s’avère nécessaire. En ce sens, il convient de privilégier une culture de l’information, qui repose sur une transmission variée avec l’apprentissage de notions et la mise en place de situations pratiques, plutôt que de céder au dogme de l’adaptabilité immédiate de la société de l’information.
A chacun de savoir, de quel côté il se place.
 
LE DEUFF, Olivier (2009) « La culture de l’information en sept leçons » in Argus. Vol.38 n°2



[1] Notre crtique porte principalement sur le billet de blog de Michelle Boule sur le site de l’ALA publié le 13 janvier 2011. < http://www.alatechsource.org/blog/2011/01/being-articulate-and-finding-context.html>
[2] La traduction en français a été trouvée sur le blog de François GUITE. In Guitef. Disp. Sur : <http://www.opossum.ca/guitef/archives/003901.html> Citation originale : « Transliteracy is the ability to read, write and interact across a range of platforms, tools and media from signing and orality through handwriting, print, TV, radio and film, to digital social networks.”
[3]  “The word ‘transliteracy’ is derived from the verb ‘to transliterate’, meaning to write or print a letter or word using the closest corresponding letters of a different alphabet or language. This of course is nothing new, but transliteracy extends the act of transliteration and applies it to the increasingly wide range of communication platforms and tools at our disposal”   Sue THOMAS et al. «Transliteracy: Crossing divides. » op. cit.
[4] Transliteracies project. Research in the Technological, Social, and Cultural Practices of Online Reading Disp. Sur :<http://transliteracies.english.ucsb.edu/category/research-project>
[5] Transliteracy resaech blog < http://www.hum.dmu.ac.uk/blogs/part/>
[6] Sue THOMAS et al. «Transliteracy: Crossing divides. » First Monday, Volume 12 Number 12 – 3 December 2007, disp. Sur :<http://firstmonday.org/htbin/cgiwrap/bin/ojs/index.php/fm/article/viewArticle/2060/1908>
[7] For example, we have no agreement on how transliteracy situates itself within or apart from cultural and communications studies, and we have not decided whether it is a practice, or a way of analyzing practice, or both. These issues have been set aside for future articles and will not be addressed here. In Ibid.
 [8] Our use of the term transliteracy is pre–dated by the plural ‘transliteracies’, which evolved at the Transcriptions Research Project directed by Professor Alan Liu in the Department of English at the University of California at Santa Barbara. In 2005, Liu developed and formalized the Transliteracies Project, researching technological, social, and cultural practices of online reading. In Ibid.
[9] Transliteracies project. Research in the Technological, Social, and Cultural Practices of Online Reading. <http://transliteracies.english.ucsb.edu/category/research-project>
[10]  Transliteracy does not replace, but rather contains, “media literacy” and also “digital literacy Ibid.
[11] Il s’agit du projet Limin-R. < http://www.iscc.cnrs.fr/spip.php?article1115>