Humanités numériques scientifiques?

L’expression  d’humanités numériques ou digitales est désormais à la mode dans une nouvelle acception. Si le territoire scientifique est sujet à débats, voire à controverses, on peut néanmoins considérer qu’il existe une forme de visions partagées entre les différents acteurs (voir aussi le manifeste du ThatCamp). Peu importe, qu’on les appelle Humanités digitales ou Humanités numériques.
Il y avait déjà le fait que depuis quelque temps, le terme d’humanités digitales ne renvoie pas seulement aux sciences humaines et sociales reliées aux outils informatiques ou du web, mais à la transformation opérée par ces technologies sur l’humain lui-même. Ce qui bien sûr concerne les questionnements et les avancées technologiques autour des NBIC, des théories de l’Homme augmenté, et du transhumanisme.
Depuis quelques années de façon assez logique, les humanités digitales se posent en matière de formation et notamment de façon plus précoce. Comment former à ces aspects au sein des cursus universitaires, mais de plus en plus au sein des cursus du secondaire. Quels outils peut-on utiliser et introduire ? Qu’est-ce qu’on fait déjà qui pourrait s’inscrire dans cette logique ? Comment mieux former de façon à ce qu’on puisse opérer une progression qui évite de devoir tout répéter une nouvelle fois à l’université ?  (voir aussi ici, le colloque sur le sujet de 2016) Bref, comment faire mieux que l’affreux B2I?
J’avais esquissé par le passé l’hypothèse d’un BAC H notamment pour renouveler la filière L. L’idée avait été reprise d’une manière différente du côté du Conseil national du numérique. Il avait été envisagé fut un temps qu’une mention soit créée de façon expérimentale autour d’un MOOC. Désormais, l’idée ressurgit avec un étrange attelage. Humanités numériques et scientifiques. C’est justement sur ces aspects que je compte précisément revenir. Pourquoi accoler numérique et scientifique ? De prime abord, cela semble renforcer une vision particulière du numérique, à savoir que l’angle choisi sera scientifique plutôt que la logique des usages voire des bons usages qui a prévalu jusque-là en dehors de la réintroduction des cours d’informatique. Cela donne aussi surtout l’impression qu’il faut comprendre le numérique de façon scientifique…sous-entendue, sciences dites dures ou exactes…ce qui vient de fait tisser une opposition au premier terme. Alors qu’on pouvait imaginer une alliance, il pourrait s’agir au contraire d’une mise sous contrôle des humanités. Je ne m’attarderai pas ici sur le terme d’Humanités qui a toujours posé quelques questions depuis le début, notamment parce qu’il est peu usité si ce n’est justement dans la traduction de digital humanities. On a fait le choix notamment dans la francophonie de considérer qu’il fallait prendre en compte le concept de manière large et non pas dans son sens ancien, en élargissant le concept aux sciences humaines et sociales. Il reste cependant qu’on pourrait aussi se demander si le concept d’Études digitales (digital studies) ne serait pas plus approprié, car il passe justement outre les anciennes divisions entre sciences dites molles et sciences dites dures, car l’enjeu est justement le rapprochement plutôt que l’opposition. Plus inquiétant à mon sens est donc ce choix de scientifique qui semble finalement ouvrir la brèche comme quoi il y aurait des humanités…non scientifiques. Cela signifierait que les lettres, l’histoire, la géographie seraient peut-être dans grand nombre de cas des disciplines non scientifiques. Or, c’est ici non seulement dangereux, mais clairement scandaleux. De plus, c’est historiquement faux. Pire, cela revient à considérer le numérique comme un territoire appartenant aux sciences exactes, sous-entendu à l’informatique (computer sciences). Du coup, l’expression ne réalise par un élargissement de perspective, mais bel et bien une réduction et une prise de contrôle de l’informatique sur les humanités…et sur le concept de numérique. Je l’ai déjà expliqué à plusieurs reprises, pourquoi ce concept de numérique me paraît désormais sous l’emprise d’un enjeu de pouvoir de la part des informaticiens au niveau scientifique et pédagogique, et des industries informatiques au niveau des actions de lobbying. J’ai tenté de montrer en quoi Digital me semble meilleur. Il est vrai que ceux qui l’utilisent le plus sont des acteurs du marketing qui tentent de reprendre le pouvoir sur les mots par ce biais. Dans tous les cas, les autres acteurs notamment ceux issus des sciences humaines et sociales sont rétrogradés au second plan. Or, l’enjeu est plus celui d’une alliance voire d’une recomposition. Cédric Villani a évoqué le fait qu’il fallait sans doute dans cet enseignement expliquer davantage l’algorithme. Je suis tout à fait d’accord, à condition justement de montrer qu’il ne s’agit pas que d’une logique mathématique ou informatique, mais bien de stratégies marketing et qu’il convient d’y répondre par des logiques politiques, citoyennes et informationnelles. Il me semble que l’idée est bonne, mais que sa mise en œuvre pourrait être un échec s’il n’y avait pas une discussion équilibrée sur ces aspects. Il reste bien d’autres points obscurs sur ces questions. Quels seront les enseignants ? Si c’est pour réduire le cours à de l’informatique et du code, c’est l’échec assuré compte tenu de l’ambition qui semble être tracée. Si on envisage au contraire, différents apports disciplinaires et des projets qui les mêlent, on sera davantage dans l’esprit. Il ne faut pas réduire la formation au code, sans pour autant l’exclure. Je l’ai déjà montré, il faut autant coder, qu’encoder et décoder. C’est le leitmotiv d’une formation réussie. Avant d’esquisser un quelconque plan de formation, il faut faire des humanités numériques comme le dit Aurélien Berra, c’est-à-dire qu’il faut envisager une logique qui mêle réalisations et réflexions, savoirs et savoir-faire.

La folle existence d’un maître de conférences

15 : 03… un message arrive par le chat de ma messagerie instantanée sur gmail. Un de mes anciens étudiants a besoin de se réorienter en cours d’année et a besoin de conseils. Je prends le temps de le conseiller d’autant que c’est un étudiant méritant et qui a du potentiel. Je poursuis ainsi mon credo qu’un de mes anciens étudiants ou élèves le reste toujours même s’il a quitté les lieux de formation. J’assure le suivi en cas de besoin. Je viens d’interrompre un de mes projets d’écriture. C’est habituel. Je reprendrai mon travail d’écriture plus tard, car d’autres messages arrivent et il faut gérer l’urgent : régler des problèmes d’emploi du temps, de logistique pour tel ou tel évènement. Je suis sans cesse interrompu aussi par le téléphone pour des questions qui concernent la formation que je dirige à l’IUT. Voilà pourquoi, il faut que j’y sois finalement assez souvent.
La logique de l’interruption permanente est bien réelle. Celle d’un métier multiple, dans la lignée des actuels travailleurs du savoir, exigeant, mais tellement stimulant qu’on n’a pas vraiment envie de s’arrêter. Je vais tenter de décrire en quelques lignes mon vécu quotidien au niveau professionnel qu’il faut conjuguer avec une vie de famille.
Quelle est donc cette étrange profession  que celle de maître de conférences ?mcfpourlesnuls
Un shiva perpétuel
Il faut se montrer prêt à faire des tâches fort différentes et entrecoupées. Parfois, on aimerait davantage pouvoir se plonger sur le sujet sur lequel on travaille, mais il faut parer au plus pressé. Les cours à préparer, les TP à corriger font partie du lot quotidien essentiel qu’on ne  peut pas remettre à plus tard. Alors, s’ajoutent les documents administratifs à remettre : prévisionnels des heures à effectuer par les titulaires et non titulaires, nouvelles maquettes à préparer ou finaliser, demande de poste à renouveler, nouvelle injonction ministérielle à laquelle il faut répondre. Et puis il faut parvenir aussi à se projeter dans les appels à projets et à se laisser un peu de temps pour les rédiger et les finaliser sachant qu’on sera toujours à la bourre dans le meilleur des cas, ou trop juste et donc hors-jeu parfois faute d’anticipation et de temps suffisant à y consacrer. Et même lorsqu’on pense avoir obtenu le financement escompté, sans avoir dû passer plusieurs étapes de validation, il faut encore régler les derniers couacs de dernière minute qui peuvent mettre en péril le travail investi précédemment et les futurs recrutements en cours. Alors à nouveau, mails et coups de téléphone puis rendez-vous se succèdent. Il faut rester serein et zen, en relativisant à chaque instant, même s’il est parfois impossible d’éviter une mini crise d’angoisse le week-end en se disant qu’on n’y arrivera pas car il y a 18 heures de cours à préparer la semaine prochaine, qu’il faut rendre le dossier avant le deadline, régler les derniers imprévus et relire à la dernière minute pour les deux bouquins qui par le pur hasard du calendrier vont paraître quasi au même moment. La même ritournelle semble alors se mettre en place : il faut tenir le coup, ce sera mieux après et c’est pas le moment de tomber malade, sinon c’est la catastrophe. Seulement, il n’est pas certain que plus tard ce soit mieux, car déjà la to-do list se remplit pour de nouveaux objectifs. Un vrai tonneau des danaïdes, comme une drogue appelée travail qui devient si ce n’est un besoin, produit un sentiment de culpabilité (le sarkozysme est passé par là) si par hasard on se complait à ne pas travailler un jour dans le week-end… Ce qu’on évite quand même de faire, car cela va générer un retard potentiel, tout aussi anxiogène.
La liste des choses est tellement diverse, mais aussi parfois très stimulante au niveau de la diversité des compétences acquises que malgré ses défauts, j’ai du mal à envisager d’arrêter ce rythme. Car il s’agit bien d’un rythme, notamment dans l’écriture et le travail régulier d’accumulation des données diverses afin de demeurer toujours dans le coup. Une vraie logique de sportif de haut niveau… vous ne pouvez pas vous arrêter sous peine de mettre des mois à ne plus trouver le rythme. Une discipline de soi auquel je ne cherche pas vraiment à me soustraire, car ralentir signifierait perdre la capacité à travailler rapidement… et donc à devoir ralentir les activités que je préfère, notamment l’écriture.
Cette logique multitâche et multicompétences, je l’avais déjà dans ma profession précédente de professeur-documentaliste. C’est l’adjonction de la logique de recherche qui a complexifié le tout et accru le temps de travail. Cette habitude de pouvoir être interrompu par diverses sollicitations et de pouvoir enchaîner des taches différentes en les reprenant malgré les différentes interruptions, je l’ai développée durant ces années au CDI. J’ai continué à décliner simplement cette logique à une échelle plus grande.
Du coup, dans la semaine, j’exerce de fait plusieurs professions en une seule :

  • Celle de direction d’une formation qui comporte environ 80 étudiants et qui fait intervenir jusqu’à une trentaine d’enseignants différents. Un travail pour lequel heureusement, je peux m’appuyer sur une secrétaire que je partage avec une formation voisine. C’est en fait en quelque sorte un travail de principal adjoint dans la mesure où je suis chargé de faire les emplois du temps également.
  • Celle d’enseignant que je détaille après. Le temps minimum est de 192 heures TD pour un maître de conférences. J’explose cette année mon service en faisant bien plus que les 192 h. Du travail en plus certes, mais un peu de rémunération supplémentaire à la clef.
  • Celle de chercheur qui doit théoriquement constituer la moitié de mon temps de travail. Cela signifie faire de la recherche, mais aussi démontrer la réalité de cette production au travers d’articles ou d’ouvrages. Plus l’article est publié dans des revues reconnues, mieux cette production est reconnue. Même si cette règle peut paraître parfois discutable, elle me semble au moins assez claire désormais. Cela n’empêche pas de publier dans des revues ou ouvrages moins reconnus pour faire plaisir aux copains ou parce qu’on en a envie. Il faut aussi monter des projets de recherche pour avoir de quoi se déplacer le cas échéant, mais aussi organiser d’éventuelles journées d’études et surtout pouvoir travailler en équipe en engageant des ingénieurs d’études ou des stagiaires de niveau master recherche qui pourront se former également. Évidemment, il ne suffit pas d’écrire, il faut aussi lire et entendre les autres. L’information-communication étant un vaste champ… sans compter que depuis que je m’intéresse aux humanités digitales, le potentiel de lecture est infini et donc en fait impossible…
  • Celle d’acteur en liaison avec le monde du travail, la société et la réalité économique. Cela requiert donc de se mettre au courant des dernières avancées et de valoriser ses travaux de recherche dans d’autres milieux. C’est une mission essentielle qui ne peut être totalement détachée des missions précédentes. Au niveau de l’information-communication, les évolutions sont fréquentes et si on veut tenter de rester dans le coup, un travail de veille et de présence numérique est incontournable. Un vrai boulot de médiation pour faire circuler notre propre production et réalisation en matière de recherche et pour pouvoir intégrer dans nos méthodes de recherche, mais aussi dans nos enseignements les nouveaux éléments indispensables. Le blog se situe à ce niveau tout comme le compte twitter d’ailleurs. Je ne suis plus élu au CA de l’ADBS, car je ne pouvais plus être suffisamment disponible pour remplir cette mission. Quant à l’écriture de nouvelles de type SF, je ne sais trop où situer cette activité.
  • Celle de conseiller auprès des étudiants. Fonction indispensable qui requiert un minimum de psychologie pour prévenir les décrochages de certains étudiants. Un vrai travail de coaching qui signifie autant une disponibilité de temps que d’esprit. Temps en présentiel, mais au temps en ligne notamment pour répondre aux mails à tout moment.

Je ne détaille pas toutes les autres missions afférentes ou concomitantes à celles évoquées plus haut (suivis de mémoire, recherche et encadrement de projets tuteurés, réunions diverses, sollicitations des médias, conférences, décision d’achats de matériels pédagogiques, évaluation d’articles, etc.), mais qui montrent qu’on est bien loin du mythe du maître de conférences, glandouilleur qui ne donne que quatre heures de cours par semaine.
Ok, mais combien ça gagne ton métier bizarre ? Et bien, j’ai la chance d’être à l’échelon 3 de ce charmant métier. Il est vrai que j’ai été mal reclassé malgré 10 an auparavant comme fonctionnaire de catégorie A en tant que certifié. J’aurais fait n’importe quoi d’autre auparavant, j’aurais été mieux reclassé d’ailleurs. Bref, je gagne un peu plus de 2000 euros par mois désormais. Mais il n’y a pas si longtemps, je gagnais bien moins à l’échelon 2. Mais pour gagner plus, il faut travailler plus (merci les heures supplémentaires) et espérer poursuivre sa carrière en devenant professeur. Mais pour cela il faut passer une Habilitation à diriger des recherches, c’est-à-dire produire un nouveau document (environ 250 pages, mais on peut faire plus) et le soutenir devant un jury et repasser une nouvelle étape de qualification. Ce que je me suis décidé à faire. Oui, la profession a un côté sadomasochiste évident, ce qui finalement va de pair avec mon côté fan du stade rennais. On place toujours beaucoup d’espoir et d’efforts et on est souvent déçu. Mais c’est aussi la leçon, il faut beaucoup tenter, réessayer, progresser pour enfin réussir.
Mais revenons sur l’aspect pédagogique.
Un instituteur du numérique
J’ai la chance d’avoir eu le déclic pour l’info-com en 1997 notamment du fait que c’était une discipline carrefour et que ça me correspondait bien. Je suis plutôt initialement orienté sciences de l’information et de la documentation. Des territoires passionnants et en mouvement dans lesquels il est préférable de se renouveler régulièrement. La somme de compétences est aussi diverse, si bien que de plus en plus j’ai l’impression de devenir un instituteur du numérique dans ma formation, Information numérique pour les organisations. Pourquoi ce côté instituteur ? Et bien à la fois pour le côté noble de l’expression qui vise à instituteur et donc à placer les étudiants à un niveau de majorité digitale en quelque sorte et aussi pour le côté multidisciplinaire qu’il dissimule. Je peux ainsi dans une même journée faire de l’histoire du web et des techniques de l’organisation de la connaissance, du xml, de l’archivage numérique et bien d’autres choses encore selon l’actualité ou les questions des étudiants. Bon, ça mériterait bien un autre billet en fait, tellement j’ai encore de choses à raconter.
Au final, pleins de raisons de continuer ce métier shiva ou arlequin, même si parfois on ne sait plus vraiment qui on est…
 

Shiva. source : http://en.wikipedia.org/wiki/Shiva Le maître de conférences doit aussi savoir se mouvoir avec élégance sur un seul pied s’il le faut !

Pour illustrer ce côté shiva, cette infographie…
http://www.phdcomics.com/comics/archive.php?comicid=1060