Metaxu et hypomnemata : les signets sociaux comme milieux associés

Je redocumentarise ici un extrait de ma thèse qui aborde les signets sociaux et le concept de Metaxu qui est aussi le titre du blog de Philippe Quéau.

« en toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que, pour les Romains- le premier peuple à prendre la culture au sérieux comme nous -, une personne cultivée devait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé. » Hannah ARENDT. La crise de la culture. Op. cit., p.288

Ces compagnons peuvent être divers et recoupent aussi bien les objets techniques, les idées que les hommes. Nous remarquons dans la citation d’Arendt qu’il n’y a justement pas d’opposition entre nature/culture ni passé/présent. Il en ressort l’importance grandissante de la médiation au travers la constitution de milieux associés mêlant une diversité d’éléments, d’acteurs et d’objets.

1 Les médiations

« N’accepterais-je pas d’être guidé par une personne ayant une longue habitude de ces explorations et possédant des informations très poussées sur ces lieux ? »

H.P LOVECRAFT. Lui

C’est alors que la figure du metaxu telle que la qualifie Philippe Quéau apparaît :

Dans une époque comme la nôtre, prompte aux fractures, aux coupures, aux exclusions, nous avons besoin de nouveaux intermédiaires, et d’une pensée de la médiation. La médiation, c’est essentiellement la question de l’autre — dont nous devrions être les bergers — et non les loups.

De nouveaux intermédiaires émergent, tantôt relais d’informations, tantôt producteurs. L’intermédiaire, notamment humain, n’est pas une autorité traditionnelle : il ne doit son influence qu’à sa propre personnalité. Les metaxu permettent de créer des ponts et d’éviter les différentes fractures.

2 Les plateformes de signets comme exemple de milieux associés

Parmi les possibilités de réintroduire de la médiation et des intermédiaires figurent en premier lieu les signets sociaux dont la force réside dans leur caractère collectif. Il est possible d’identifier des personnes-ressources que l’usager perçoit comme référence, ce qui permet facilement ainsi de réaliser de la veille collaborative. Le site le plus connu est le pionnier del.icio.us
qui offre la possibilité de se créer un réseau (network) de membres dont on peut surveiller les derniers signets tagués. Ce système permet aussi parfois d’obtenir de l’information plus rapidement que ne l’aurait permis le moteur de recherche.

Ces systèmes reposent ainsi sur la sérendipité puisque l’usager y trouve parfois au hasard des informations et des sources pertinentes, en naviguant de mots-clés en mots-clés mais aussi d’usagers en usagers. Le choix de l’outil est donc important pour l’usager qui doit veiller à s’inscrire dans une communauté d’utilisateurs actifs. La démarche de recherche diffère donc de la requête via les moteurs car elle suppose une construction, voire un investissement si l’usager participe lui-même à cette veille collaborative.

Il s’agit aussi pour l’usager d’une meilleure prise en compte de son besoin d’information. Le site diigo a d’ailleurs renforcé les possibilités de veille en ajoutant la possibilité de créer des groupes thématiques. La pertinence évolue ainsi, s’inscrivant à la fois dans une construction personnelle sur du long terme et pas seulement sur une simple adéquation à une requête. Cette construction implique une participation à des groupes thématiques de veille ou tout au moins à une volonté de mettre ses découvertes à disposition des autres. Les sites de micro-blogging tels twitter participent de plus en plus du même esprit avec des échanges d’informations et de services.

La médiation comme recommandation : le tiers de confiance

Le partage nécessite une reconnaissance, celle de l’autre, celui à qui il est possible d’accorder du crédit : le tiers de confiance. Le tiers de confiance peut reposer sur différents types de recommandation à la fois la populaire mais également institutionnelle.

Certaines bibliothèques partagent ainsi leurs liens. Nous pouvons citer ici la bibliothèque de Paris 4. De même, pour la récente initiative du Cerimes (Centre de Ressources et d’Information sur les Multimédias pour l’Enseignement Supérieur) et de l’Abes (Agence bibliographique de l’enseignement supérieur) qui met en ligne les signets partagés par les bibliothèques universitaires.

Evidemment ces plateformes n’évitent pas les dérives de la popularité avec le fait que ceux qui suivent vos signets soient qualifiés de fans et que le nombre de fois où un site a été tagué est comptabilisé, ce qui permet notamment à delicious d’afficher en temps réel ce qui fait l’actualité. Toutefois, le nombre de fois où un lien a été tagué peut-être un indicateur de qualité surtout si vous retrouvez dans la liste de ceux qui l’ont tagué des personnes pertinentes. Il en demeure pas moins que la course au nombre de fans ou de « suiveurs » (followers) sur twitter constitue une dérive qui témoigne de la confusion entre besoin d’information et besoin d’affirmation.

Les deux types de recommandations peuvent donc s’avérer parfois difficiles à distinguer surtout si elles utilisent des outils similaires. Voilà qui plaide pour l’évaluation de l’information et notamment la capacité à distinguer l’auteur d’une source ou d’une ressource.

La veille collaborative au sein d’un milieu associé

Les plateformes de signets sociaux peuvent constituer des milieux associés au sens où l’utilisateur peut construire son environnement informationnel en construisant des relations de partage et de confiance avec d’autres usagers. De cette manière, l’individu accède par différents canaux à de l’information plus pertinente que par la logique du moteur de recherche. Cela implique une construction au sein d’un processus qui n’est pas linéaire mais davantage circulaire pour ne pas dire labyrinthique, car ces plateformes ne peuvent être considérés comme des éléments isolés mais faisant partie d’un ensemble beaucoup plus large au sein du web. Ces systèmes opèrent davantage une veille en tant qu’attention à l’autre qu’une surveillance.

Plus agréable que la médiation du moteur de recherche, elle est davantage basée sur une entraide et sur la constitution d’intermédiaires, qui sont des metaxu au sens que leur donnait Simone Veil, à savoir des éléments constitutifs de l’individu autant culturels qu’affectifs :

Les metaxu sont la région du bien et du mal. Ne priver aucun être humain de ses metaxu, c’est-à-dire de ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l’âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n’est pas possible.

La proximité ici des metaxu avec les hypomnemata est frappante de par leur côté double : autant remède que poison. Ces médiations sont également des zones tampons face à l’adversité et les instruments de surveillance. Voilà pourquoi Philippe Quéau en appelle à un domicile numérique inviolable.

Il reste à savoir si ces systèmes peuvent connaître des adaptations et des transferts dans les milieux professionnels et dans l’exercice de sa citoyenneté où il s’agit de rendre opérante la culture de l’information.


Philippe QUEAU. Metaxu ? in Metaxu.le blog de Philippe Quéau. Disp. sur : <http://queau.eu/a-propos/>

2 <http:www.delicious.com>

3 <www.diigo.com>

4 Signets de la bibliothèque de Paris 4. Disp. sur : <http://delicious.com/bibliparis4>

5Signets. Liens sélectionnés par les bibliothèques universitaires. Disp. sur :<http://www.signets-universites.fr/>

6
Simone WEIL. La pesanteur et la grâce. Plon, 1951, p. 165.

7 Philippe QUEAU. Un domicile numérique in Metaxu. Le Blog de Philippe Quéau. Disp sur : <http://queau.eu/2009/03/11/un-domicile-numerique/>


Enquête sur les utilisateurs de diigo

Image representing Diigo as depicted in CrunchBase
Image via CrunchBase

Je mène actuellement une enquête sur les utilisateurs de la plateforme de signets diigo.

L’enquête est en ligne et rapide.

La plateforme possède plusieurs sous-titres intéressants « research, share, collaborate » sur la page d’accueil qui reste dans l’esprit web 2.0 et lorsque vous êtes sur une page d’utilisateur, cela devient « Annotate, archive, organize » qui s’inscrit davantage dans l’organisation des connaissances. Elle est aussi une des plateformes les plus riches en potentialités.

Je cherche surtout à distinguer des pratiques notamment en lien avec la mémoire et les hypomnemata et des formes d’organisation des connaissances. Le traitement statistique des réponses sera secondaire dans la mesure où je n’attends pas des centaines de réponses.

Si vous souhaitez faire part de vos pratiques, l’enquête permet également de s’exprimer librement.

Si vous n’êtes pas utilisateur de diigo (delicious, autres), vous pouvez toutefois indiquez vos pratiques en commentaires de ce billet ou me laissez votre mail si vous voulez être contacté pour d’autres questions.
Un diaporama sur diigo

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La droguerie…ou le modèle propriétaire dans les loisirs créatifs

J’étudie depuis plusieurs mois, les réseaux de loisirs-créatifs et plus particulièrement les réseaux autour du tricot.

J’y vois d’immenses potentialités mais il faut bien avouer que tout n’est pas idyllique pour autant et que des stratégies mercantiles sont évidemment à l’œuvre.

Les marques cherchent donc à gagner des parts de marché et les boutiques « la droguerie » en constituent un exemple flagrant.

La droguerie, c’est un peu Apple pour les loisirs créatifs, c’est-à-dire surtout des signes extérieurs de richesse et des instruments de flatterie et une certaine « branchitude ». On y retrouve d’ailleurs des volontés d’être a priroi innovants et un désir de proposer une variété de couleurs.

Knitspirit met les pieds dans le plat sur la montée en puissance virale sur les blogs de « la droguerie attitude » et les commentaires vont bon train.

Outre les reproches de sponsoring caché sur certains blogs bien classés au top wikio, c’est le modèle propriétaire qui est critiqué.

En effet, les patrons proposés sont peu faciles à exploiter. Il faut dire que la droguerie met en place un système propriétaire. Il vous faut acheter les laines pour obtenir gratuitement le patron désiré. De plus, la droguerie ne vend pas de la laine en pelotes mais au poids ce qui fait qu’il est difficile d’évaluer le métrage. Le patron propose d’ailleurs généralement l’équivalent en pelotes…bref c’est on ne peut plus fermé. On pourrait inciter à hacker le système mais fort heureusement, les modèles ouverts sont plus riches. Il suffit de se balader sur ravelry.

De plus, vous ne savez jamais combien ça va vous coûter avec cette laine au poids, enfin si une fortune. De plus, il est évident que s’opère une démarche sociale de signe extérieur de richesse qui est aussi une forme d’exclusion.

Il ne me reste plus qu’à étudier si les utilisatrices de la droguerie et les blogueuses qui présentent leurs créations à partir de laines estampillées « la droguerie » sont aussi des utilisatrices de mac…

Folksonomies et hypomnemata numériques

Je mets en ligne le support de mon intervention pour la journée sur les folksonomies organisées par le DICEN et Alexandre Monnin et Evelyne Broudoux.
J’espère que le public aura autant apprécié que moi la diversité et la qualité des interventions.

Vous pouvez consulter également le parcours pealtrees mis en ligne pour l’occasion.

Ça va être folkso !

Un petit billet pour signaler une journée sur les folksonomies dans toutes ses dimensions à laquelle j’aurais le plaisir de participer.

Organisée par le CNAM et le laboratoire DICEN, cette journée sera l’occasion de réaliser un premier bilan sur le sujet et d’envisager de nouvelles pistes de recherche et d’applications.

Voici les interventions prévues :

9h30  Introduction de la journée
9h45-10h15  Fabien Gandon (INRIA) : Web sémantique et folksonomies : état de l’art
10h30-11h  Freddy Limpens (INRIA) : Approche collaborative et assistée à l’enrichissement des folksonomies: entre algorithmie et ergonomie.
11h15-11h45  Alexandre Monnin (Université Paris 1) : La spécifité du tagging et sa dimension philosophique.
12h-12h30  Manuel Zacklad (Cnam) : Web socio-sémantique et recherche ouverte d’information : le SI entre participation et contrôle.

14h-14h30  Alexandre Gefen (Université de Bordeaux 3) : Fabula ou l’expérience d’une folksonomie collaborative.
14h45-15h15  Patrick Peccatte (Soft Experience) : Les Machine tags de Flickr et folksonomies catégorisées.
15h30-15h45  Dominique Besagni, Cécilia Fabri, Claire François (INIST), Evelyne Broudoux (UVSQ) : Étude comparative du partage de références scientifiques (CiteUlike, Bibsonomy, 2Collab, Connotea).
16h-16h30  Olivier Le Deuff (Université de Bretagne) : Folksonomies et hypomnemata numériques.
16h45  Conclusion de la journée

L’approche est donc également transdisciplinaire. Pour ma part, je n’ai pas totalement encore fixé les thématiques que je vais aborder.

Je mettrai en ligne le support de mon intervention et quelques réflexions.

Lien Google Agenda.

Homme ou machine ? Qu’est-ce que la culture technique ?

L’opposition homme-machine est un leurre. Il s’agit plus d’ailleurs d’une association même si elle peut être parfois néfaste, c’est-à-dire relevant davantage d’une dissociation voire d’une prolétarisation qui se manifeste au moins par une perte de savoirs et de savoir-faire. Je reviens ici sur ces aspects en utilisant quelques passages de mon travail de recherche doctoral. La technique est part constitutive de la culture ce que plusieurs chercheurs dans diverses disciplines ont déjà entrepris de démontrer.
Bernard Stiegler rappelle ainsi le caractère éminemment technique de la culture et son rôle prépondérant dans la constitution de la mémoire :
La culture n’est rien d’autre que la capacité d’hériter collectivement de l’expérience de nos ancêtres et cela a été compris depuis longtemps. Ce qui a été moins compris, c’est que la technique (…) est la condition d’une telle transmission. [1]
Pour effectuer cet examen de la place de la technique, un retour sur les travaux de Gilbert Simondon est nécessaire. Il nous semble notamment qu’il faille retenir justement les éléments de passage de la minorité à la majorité en ce qui concerne la culture technique. Gilbert Simondon décrit deux positions dans le type de relations que nous entretenons vis-à-vis des objets techniques : une mineure et une majeure. Ces deux positions doivent être différenciées des deux écueils que souhaite éviter Simondon : la technophobie et la technophilie, positions qui ne sont que les révélatrices d’une non-intégration de la technique à la culture :
Les idées d’asservissement et de libération sont beaucoup trop liées à l’ancien statut de l’homme comme objet technique pour pouvoir correspondre au vrai problème de la relation de l’homme et de la machine. Il est nécessaire que l’objet technique soit connu en lui-même pour que la relation de l’homme à la machine devienne stable et valide : d’où la nécessité d’une culture technique. [2]
Simondon définit la culture technique comme une médiation, c’est-à-dire comme un moyen d’agir dans un milieu. Cela implique un humanisme évolutif et non figé :
De même, les techniques, invoquées comme libératrices à travers le progrès, au siècle des Lumières, sont aujourd’hui accusées d’asservir l’homme et de le réduire en esclavage en le dénaturant, en le rendant étranger à lui-même par la spécialisation qui est une barrière et une source d’incompréhension. Le centre de convergence est devenu principe de cloisonnement. C’est pourquoi l’humanisme ne peut jamais être une doctrine ni même une attitude qui pourrait se définir une fois pour toutes ; chaque époque doit découvrir son humanisme en l’orientant vers le principal danger d’aliénation. [3]
Il s’agit donc de dépasser l’opposition entre culture et technique, opposition toujours actuelle et active :
L’actuelle opposition entre la culture et la technique résulte du fait que l’objet technique est considéré comme identique à la machine. La culture ne comprend pas la machine ; elle est inadéquate à la réalité technique parce qu’elle considère la machine comme un bloc fermé. [4]
De cette opposition entre culture et technique découle une forme de mépris notamment pour ceux qualifiés de techniciens. Ces tensions se retrouvent dans beaucoup de domaines et de métiers. C’est le cas de manière régulière d’ailleurs dans les secteurs de la documentation et des bibliothèques, où il y a opposition entre les tenants de la culture générale et ceux qui plaident pour une meilleure prise en compte des savoirs-faire professionnels notamment en ce qui concerne les concours[5]. Nous remarquons que très souvent outre du mépris, il s’agit tout simplement de méconnaissance voire d’aveu d’incompétence en la matière.
Finalement, l’absence de culture technique s’explique par la difficulté à se trouver à la bonne distance. Il nous parait évident que de plus en plus, la vision surplombante et dominatrice, quasi managériale n’est plus acceptable : l’image de l’homme contrôlant l’ensemble des machinistes dans le film Metropolis de Fritz Lang nous semble être à rebours de la culture technique telle que l’envisage Simondon.
Simondon évoque des pistes quant à la mise en place de cette culture technique notamment au niveau éducatif où il plaide non pas pour une sorte de panthéon des figures historiques de la science et des plus grandes inventions, mais pour la compréhension directe de l’objet technique. Cette culture technique implique l’action, « le faire » non pas dans la seule volonté de reproduire, mais dans celle de comprendre et d’améliorer. Cette volonté de rendre meilleur[6] à la fois l’individu-humain et l’individu-machine et au travers leurs relations de permettre le progrès social, repose sur l’invention :
Comprendre Pascal, c’est faire de ses mains une machine telle que la sienne, sans la copier, en la transposant même si possible (…) pour avoir à réinventer au lieu de reproduire. [7]
Nous avons regroupé dans le tableau ci-dessous les différentes attitudes face à la technique.

Etat Type de relation Type d’individu Type de savoirs Démarche Parallèle informationnel
Etat minoritaire Usage irréfléchi Enfant Intuition Intuitive Usage de l’information via des outils
Etat pré-majoritaire Maîtrise Artisan Habileté Procédurale Maîtrise de l’information
Etat majoritaire Elaboration/amélioration Ingénieur Connaissance Théorique Conceptualisation scientifique
Culture Amélioration technique et sociale Citoyen éclairé Connaissance et distance Associative Stabilité conceptuelle et innovation/culture de l’information

Tableau n°8. Les différents états par rapport à la technique.

L’opposition homme-machine doit donc être dépassée pour un examen bien plus complexe. Il convient donc de se demander si ce ne sont pas les dispositifs sociétaux en tant que mégamachine qui finissent plutôt par s’opposer à l’humain en étant écrasants, trop normalisants ou bien en devenant totalement inefficaces, sclérosés aux prises de décisions d’héritiers du système ou de diverses Cosa Nostra, économiques, politique et même universitaires.
Parfois, les mangas de notre jeunesse peuvent apporter quelques interrogations intéressantes. La figure de Cobra m’a toujours intéressé et les paroles de Paul Persavon, alias Antoine de Caunes nous sont à écouter également. Alors « Homme ou machine », c’est plutôt homme et machine, le secret de Cobra…Une réflexion bien utile, car nous sommes de plus en plus dans l’univers « Zéro » tout autant que dans l’univers « réseau ».

Cobra – Generique
envoyé par valentin73. – Regardez plus de clips, en HD !
[1] Gilbert SIMONDON. Du mode d’existence des objets techniques. Paris : Aubier. 1989., p.102
2 Ibid., p.145
3 Les listes de diffusion biblio-fr et les listes des professeurs-documentalistes sont fréquemment la scène de tels débats. Ainsi sur la liste e-doc, une professeur-documentation recommandait à ceux qui parlaient techniques d’aller le faire ailleurs car elle « n’y entravait rien » (sic)
4 Il ne s’agit pas pour autant de distinguer « les meilleurs »
5 Gilbert SIMONDON. Du mode d’existence des objets techniques. Op. cit., p.107


[1] Bernard STIEGLER. « Leroi-Gourhan : l’inorganique organisé » Les Cahiers de médiologie, n°6, p. 189. p.193
[2] Gilbert SIMONDON. Du mode d’existence des objets techniques. Op. cit., P.32
[3] Gilbert SIMONDON. Du mode d’existence des objets techniques. Op. cit., p.102
[4] Ibid., p.145
[5] Les listes de diffusion biblio-fr et les listes des professeurs-documentalistes sont fréquemment la scène de tels débats. Ainsi sur la liste e-doc, une professeur-documentation recommandait à ceux qui parlaient techniques d’aller le faire ailleurs car elle « n’y entravait rien » (sic)
[6] Il ne s’agit pas pour autant de distinguer « les meilleurs »
[7] Gilbert SIMONDON. Du mode d’existence des objets techniques. Op. cit., p.107

Résultats de l’enquête sur la bibliothèque 2.0.

Je communique donc les premiers résultats de l’enquête sur la bibliothèque 2.0.
Je les commente donc peu pour l’instant.
Ce sera le cas dans un article scientifique et peut-être dans un autre document d’analyse qui sera également mis en ligne sous les mêmes conditions.
Résultats Enquête bibliothèque 2
reponseavenir
Bonne lecture.
Je reviendrai prochainement également sur une autre enquête d’une plus grande ampleur, celle que je mène sur les réseaux de loisirs créatifs.

Une science de l’intelligence collective ?

L’intelligence collective peut-elle constituer un projet scientifique et si oui lequel. C’est l’entreprise qui occupe Pierre Lévy depuis plusieurs années.

Son dernier article mérite donc un examen particulier au-delà des clichés dont il est souvent victime. Il est vrai que certains ouvrages présentaient des prospectives discutables, notamment le world philosophy qui représentait surtout à mon goût une vision trop positive de l’avenir, oubliant justement les éléments malveillants (ce que remarquait fort justement Yann Leroux sur twitter). Mais c’est vraisemblablement propre à Pierre Lévy d’avoir une vision utopique de l’humanité et il faut bien avouer que ça nous change des prophètes technophobes et cela en nous oblige à penser de l’avant.

Voici donc mes quelques réflexions sur ce texte dont le but n’est pas d’en proposer un résumé mais plutôt une tentative de mise en avant de certains points qui m’ont paru importants. Cela reste donc une lecture subjective.

L’article pourra être lu de différentes manières. Je ne crois pas que Pierre Lévy parviendra à convaincre ses habituels détracteurs qui y projetteront (sans doute à tort) soit le voile cybernétique (que projette souvent Céline Lafontaine au point d’évoquer un empire cybernétique), soit le voile mystique qui fait sauter au plafond les scientistes les plus rigoureux (voir aussi la position de Dominique Rabeuf). Il est vrai que l’expression de noosphère qu’il prise peut être un peu agaçante. Je pense que cette expression rend mal compte du projet scientifique en marche et surtout commet une erreur qui est celle de donner l’impression d’une séparation trop nette des corps et de l’esprit ce qui n’est nullement l’objectif.

L’entreprise de Pierre Lévy est ambitieuse (trop ?) car le projet est celui d’une nouvelle lingua franca au travers du modèle IEML qui « permettrait non seulement d’élucider les mécanismes de la cognition symbolique mais encore de perfectionner notre gestion collective des connaissances et donc en fin de compte de soutenir le développement humain. »

Le texte permet de bien comprendre les objectifs d’IEML qui étaient restés parfois obscurs même si le désir d’une nouvelle langue ou idéographie est présente depuis longtemps chez Lévy.

La sortie des fausses idées sur l’intelligence collective :

Pour ma part, j’ai souvent été prudent avec l’intelligence collective du fait de son côté un peu idéaliste. Pierre Lévy apporte ici quelques réponses intéressantes notamment pour contrecarrer les discours qui voient les foules comme essentiellement porteuses de stupidité. Il est clair qu’une telle pensée se révèle fausse sans quoi nos sociétés ne seraient guère évoluées et l’homme serait demeuré « un loup pour l’homme ». Lévy retraduit bien les évolutions permises par des techniques utilisées collectivement (ce qui rejoint la fameuse culture technique de Simondon) :

« Il faut remarquer que les capacités cognitives individuelles reposent presque toutes sur l’utilisation d’outils symboliques (langues, écritures, institutions sociales diverses) ou matériels (instruments de mesure, d’observation, de calcul, véhicules et réseaux de transports, etc.) que l’individu n’a pas inventé lui-même mais qui lui ont été transmis ou enseignés par la culture ambiante. La plupart des connaissances mises en oeuvre par ceux qui prétendent que l’intelligence est purement individuelle leur viennent des autres, via des institutions sociales comme la famille, l’école ou les médias, et ces connaissances n’auraient pu s’accumuler et se perfectionner sans de longues chaînes de transmission intergénérationnelles »

 

En cela, l’intelligence collective est essentiellement culturelle et inscrite dans une tradition. :

« Ainsi, l’ironie facile sur la bêtise collective (qui est évidemment toujours la bêtise des « autres ») échoue à reconnaître tout ce que nos lumières personnelles doivent à la tradition et ce que nos institutions les plus puissantes doivent à notre capacité à penser et décider ensemble. Est-il besoin d’ajouter que l’adoption de l’intelligence collective comme valeur essentielle n’implique aucune abdication de la pensée critique ou de l’originalité individuelle ? »

Je remarque que l’intelligence collective ici est finalement assez proche de la culture de l’information à la fois comme tradition et comme potentialité d’individuation critique et d’innovation.

 

Ecriture et proto-écriture

Le projet évoque l’idée d’une écriture avant l’écriture (proto-écriture ou grammaire universelle), déjà présente dans le cortex en quelque sorte. Lévy se réfère à la grammatologie de Derrida et évoque le rôle éminemment culturel de cette capacité de codage et de manipulation symbolique. Le projet de Derrida n’a guère été suivi ce que dénonçait notamment Sylvain Auroux.

 

L’économie de l’information

C’est l’autre notion clef du texte de Lévy qui fait de cette dernière le pendant de l’intelligence collective. Certains n’y manqueront pas à nouveau d’y voir un monisme informationnel. Or, la notion est beaucoup plus riche que son acception actuelle voire celle qui est parfois dispensée dans des cours sur cette thématique. :

« La notion d’économie de l’information est voisine de celle de société du savoir. Il en existe plusieurs définitions possibles. Dans son acception la plus large (celle que je préfère), l’économie de l’information intègre toutes les opérations de production, d’échange, d’enregistrement, d’utilisation et d’évaluation des informations. En ce sens très général l’économie de l’information est aussi ancienne que l’espèce humaine, ou peut-être, bien au-delà, aussi ancienne que la biosphère. Dans la société humaine, l’économie de l’information est supportée et régulée par des systèmes symboliques. Or cette économie symbolique est elle-même dépendante de la médiasphère : par exemple, notre espèce a connu plusieurs réorganisations majeures de son économie de l’information, dont notamment celles qui se sont articulées successivement sur l’écriture manuscrite, sur l’usage intensif de l’imprimerie ou sur les médias électroniques. Mais les transformations de la médiasphère ne nous importent en fin de compte que parce qu’elles ont permis des réorganisations de l’économie de l’information, c’est-à-dire de l’intelligence collective. »

Cette vision est d’ailleurs tout autant celle d’une écologie de l’information, c’est-à-dire du fonctionnement d’un milieu socio-technique et pas seulement « biologique » n’opposant nullement de manière trop stricte « nature et culture ». Nous noterons d’ailleurs au passage que cela demeure souvent un des problèmes d’analyse du discours de l’écologie politique actuelle (à de rares exceptions) de ne pas avoir compris cette complexité.

 

Des besoins scientifiques

 

Seulement voilà, cette complexité est difficile à analyser et Pierre Lévy déplore notre incapacité à comprendre et analyser la formation de l’intelligence collective. Ill y a un déficit de mesure scientifique en la matière :

« Il n’échappe à personne, en effet, que l’on ne dispose aujourd’hui d’aucune unité de mesure sérieuse ni de méthodes scientifiques rigoureuses pour évaluer la puissance d’une intelligence collective. Les quelques efforts qui ont été tentés dans cette direction se contentent généralement de choisir une batterie d’indicateurs et de mesurer des quantités (un « quotient d’intelligence collective »), alors qu’il faudrait pouvoir décrire des dynamiques de systèmes, des patterns d’évolution, des modèles de transformations de quantités et de valeurs dans l’univers des significations. Et au cas où l’on s’imaginerait disposer d’une telle méthode scientifique, la distinction classique entre l’objet étudié et le sujet de l’étude serait bien difficile à maintenir. Il ne peut jamais être garanti – par exemple – que le prétendu « objet » étudié (un groupe humain) n’a pas développé une dimension cognitive qui échappe radicalement à ceux qui se prétendent les spécialistes de sa mesure ou de son évaluation. La science de l’intelligence collective à laquelle j’aspire ne pourra être que radicalement ouverte, dialogique et symétrique (ou réciproque
: l’objet et le sujet échangeant régulièrement leurs rôles). »

 

Pierre Lévy ne s’inscrit donc pas ici dans une lignée totalement computationnelle et marque ici sa distance avec l’idée d’indicateurs uniquement chiffrés. Il plaide pour une mise en évidence de phénomènes et de formations souvent invisibles et peu évidentes à mesurer. Cela pose aussi la question de savoir s’il faut mieux considérer la science de l’intelligence collective comme une science dure ou une science humaine. La réponse est en fait assez évidente, l’objectif de Lévy est clairement de ne pas opposer les deux.

Il reste que nous avons un peu de mal à être d’accord (pour les raisons exposés plus haut) avec l’affirmation suivante :

« L’économie de l’information est à la noosphère ce que l’écologie est à la biosphère. »

Plus intéressant est en revanche, la défense des biens communs comme support d’une économie de l’information et comme garantie du développement humain et de la réussite de l’intelligence collective. Lévy souhaite donc la préservation des deux types de biens communs, les biologiques et les intellectuels.

 

 Dès lors, l’exercice d’un travail pour le développement d’un capital devient possible :

« En quoi consiste le « travail » d’entretien et de développement des connaissances ? Les communautés de savoir et de pratique accomplissent des opérations réglées et socialement coordonnées sur des symboles. Il dépend des circonstances que ces opérations consistent à poser ou à résoudre des problèmes, à exécuter strictement des instructions ou à modifier des manières de faire, à inventer de nouvelles règles ou à répéter quelques coups joués déjà mille fois. Il importe peu, par ailleurs, que ces opérations s’inscrivent principalement dans des environnements de messages, de relations sociales, de rapports techniques ou – le plus souvent – d’un mixte des trois. Ce qui compte, c’est que l’interaction entre ces opérations de manipulation de signifiants accomplies par des personnes, en des lieux et des moments déterminés, compose quelque chose comme l’activité d’une intelligence

collective. Le travail qui donne vie au capital des connaissances communes est un processus de cognition sociale qui s’étend forcément dans une aire spatio-temporelle plus vaste que celle des opérations individuelles. »

 

Il faut probablement ici prendre le travail dans une acception qui ne soit pas celui du travail salarié mais autant du travail sur soi. De même, en ce qui concerne le capital de connaissances qui n’est pas nécessairement « marchandable ».

 

Internet comme medium unificateur

« Or si l’internet constitue à l’évidence aujourd’hui le médium unificateur sur le plan des techniques de communication matérielle des messages, nous ne disposons toujours pas de médium symbolique ou de langage commun qui nous permette de partager les savoirs sur un mode computable (pour exploiter la puissance de calcul du cyberespace) et transparent et de faire vivre ainsi une économie de l’information à l’échelle mondiale, avec tous les bénéfices que l’on peut en attendre sur le plan du développement humain. Or on ne pourra parler en toute rigueur de la connaissance comme d’un bien commun, effectivement exploitable par tous et chacun et selon les finalités et les points de vue

respectifs de toutes les communautés, qu’à la condition de disposer d’un tel medium symbolique. »

Internet peut-il donc héberger une nouvelle « lingua franca » ? On s’interrogera d’ailleurs avec le possible développement d’un internet chinois qui va dans la tendance opposée, celle du séparatisme.

 

IEML (Information Economy Metalangage) comme métalangage et les potentialités d’augmentation

Pierre Lévy évoque Douglas Englebart et ses travaux sur l’augmentation des facultés cognitives. Le projet IEML s’inscrit clairement dans cette lignée. Il reste toujours selon moi un problème avec l’augmentation qui peut devenir parfois une prolétarisation par processus de délégation technique. Toutefois, il faut rappeler ici que le projet n’a rien à voir avec les théories transhumanistes ou post-humanistes. Il n’est donc pas question de cyborg. D’ailleurs, Pierre Lévy raconte une anecdote particulièrement intéressante démontrant que l’intelligence collective constitue une voie différente voire opposée à celle de l’intelligence artificielle :

« Lors d’un colloque sur le thème Philosophy and computing dont il était l’invité spécial, j’ai eu le privilège de discuter du thème de l’intelligence collective avec ce pionnier. Un professeur de philosophie qui écoutait notre conversation laissa échapper l’objection habituelle sur « la bêtise collective ». Je lui répondis que l’intelligence collective était un programme de recherche scientifique et technique et non pas une approbation béate de n’importe quelle expression collective. Ainsi comprise comme un programme de recherche, le contraire de l’intelligence collective n’était pas la bêtise collective mais bel et bien l’intelligence artificielle (IA). »

Pierre Lévy montre ainsi une voie nouvelle, davantage culturelle, celle d’une culture de la convergence et s’inscrit dans la lignée des travaux d’Henry Jenkins.

L’IEML n’est donc pas qu’un langage informatique (même s’il est évident qu’aucun langage informatique ne peut être considéré comme uniquement du code) :

« En première approximation, IEML est un système de codage du sens (ou des concepts) à vocation universelle dont la principale propriété est de permettre une automatisation des opérations sur le sens. Et je souligne que ces opérations ne se limitent pas à l’automatisation des raisonnements logiques qui est la marque de fabrique de l’intelligence artificielle. Ce métalangage est censé être développé et utilisé de manière collaborative en vue d’une exploitation optimales des possibilités du cyberespace pour l’augmentation de l’intelligence collective humaine. La finalité immédiate d’IEML est de résoudre le problème de l’interopérabilité sémantique – le « chaos numérique » – qui vient de la multitude des langues naturelles, des systèmes de classifications et des ontologies. IEML fonctionne comme un « langage pivot », un système d’adressage des concepts capable de connecter différents systèmes de catégorisation et d’organisation des données qui resteraient sans cela incompatibles. »

Pierre Lévy souhaite son projet comme étant ouvert culturellement et en potentialités. Il ne s’agit donc pas d’un totalitarisme intellectuel même s’il est évident que la mise en place d’une telle grammaire ne peut qu’interroger sur d’évenutuels effets de grammatisation bien montrée notamment par Sylvain Auroux en ce qui concerne la grammaire latine.

L’IEML est donc un langage transculturel et translinguistique. Nous sommes évidemment tentés de le raccrocher avec les réflexions autour d’une translittératie.

Le projet IEML est alors décrit par Pierre Lévy de manière théorique et sans doute quelque peu idéale :

« Chaque point, carrefour ou noeud de la noosphère IEML est au centre d’une multitude de chemins de transformation calculables. Le long de ces chemins de transformation, chaque « pas » d’un carrefour à l’autre est la variable d’une fonction discrète. Pas à pas et de proche en proche, ces chemins relient chaque point à l’ensemble immense des autres points. Dans la direction centrifuge, un point-carrefour est donc l’origine singulière d’une étoile de transformation qui génère la totalité de la sphère. Dans la direction centripète, un point-carrefour fonctionne comme un point de fuite universel de la noosphère, puisqu’il existe un chemin de transformation calculable qui mène vers lui à partir de n’importe quel autre point. En somme, la noosphère IEML est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part et dont chaque singularité organise de manière originale un immense circuit sémantique. »

Les symbolistes n’y manqueront pas d’y voir une proximité avec les sefirots qui m’avaient un temps également inspirées avec l’idée du projet SEFIRA.

 

IEML reste donc surtout un chantier en construction :

« La noosphère IEML n’est en 2010 qu’une idée philosophique : une simple construction théorique de type mathématico-linguistique. Mais son implantation informatique « libre » et son usage collaboratif pourrait nous permettre de relever deux défis liés à l’intelligence collective : celui de la modélisation de la cognition symbolique et celui d’un perfectionnement de la gestion des connaissances dans le cyberespace. »

 

Unité de la nature et de la culture

Le travail est celui d’une quête scientifique de l’unité de la nature :

« La « matière » et « l’esprit », le monde des corps sensibles et celui des idées intelligibles, les objets des sciences exactes et ceux des sciences humaines interagissent de manière évidente et font certainement partie de la même et

unique réalité. Le fait de l’unité de la nature peut faire assez facilement l’objet d’un consensus. Mais la véritable difficulté vient de l’absence d’un modèle scientifique commun de cette unité. »

 

Pierre Lévy remarque l’absence de réelle métrie de l’Internet et les difficultés qu’il y a à cartographier des relations un peu plus complexes :

« Aucun moteur de recherche, aucun medium social ne nous propose actuellement de représentation dynamique et explorable de la distribution relative et de l’interrelation des concepts dans les recherches, les messages échangés ou

les documents affichés dans le réseau. Or le minimum que l’on puisse demander à une représentation scientifique utile de l’intelligence collective qui s’investit dans le cyberespace est de cartographier des relations entre significations. »

 

 

Conclusion :

J’ai retrouvé dans le texte des éléments enthousiasmants qui m’ont rappelé la découverte des premiers textes de Pierre Lévy. Même si certains points demeurent discutables, il est évident que le projet de Pierre Lévy est aussi celui de susciter débats et nouvelles idées car le projet est clairement d’essence collective. On saluera aussi un texte qui contraste avec les velléités conservatrices actuelles, notamment politiques qui visent à instaurer péages, censures et autres barrières. L’enjeu de l’intelligence collective est aussi celle d’une reconstruction politique et institutionnelle.

Plusieurs fois, j’ai songé pour ma part, que l’apport de la pensée de Gilbert Simondon pourrait être utile à la démarche au même titre que celle de Bernard Stiegler notamment en ce qui concerne la notion de « milieu associé ».

C’est d’ailleurs en cela, que l’étude de communautés de pratiques est intéressante et notamment celle qui permettent l’innovation et l’individuation. Les communautés « hackers » et celles de loisirs créatifs ont beaucoup à nous apprendre.

Car, c’est un point sur lequel Lévy n’insiste pas assez, la réussite du projet collectif passe par des réussites également individuelles. Les réflexions autour du PKM constituent des pistes à creuser. Il en va de même pour les pistes didactiques et la culture technique nécessaire à cette réussite.

De même, il faut saluer la volonté de Pierre Lévy pour que la science se saisisse d’objets et de domaines qu’elle a tendance à abandonner fautes de moyens ou de réflexions théoriques suffisantes. Le web et l’Internet mérite bien une analyse plus ambitieuse, en effet sans quoi les sphères marchandes ne tarderont pas à y imposer également leurs manières de voir vers une économie de la déformation. Le projet de Pierre Lévy est donc celui aussi de mettre un peu d’autorité scientifique face à la montée en puissance des mécanismes de popularité.

Il est aussi vraisemblable que l’intelligence a toujours eu une portée collective en constituant ce nous entre-lie mais surtout ce qui nous entre-lit (cf. stiegler)

 

Sur IEML, pour approfondir :

Le site du projet

L’article de wikipédia sur IEML

La proposition d’Olivier Auber

Le débat autour d’IEML avec Dominique Rabeuf en farouche opposant notamment ici.

 

L’isolement des blogs ?

J’ai fini de lire hier soir l’ouvrage de Frank Rébillard « Le web 2.0 en perspective ».
Le livre est intéressant même s’il demeure trop ancré à mon goût sur une analyse socio-économique. Toutefois, c’était annoncé dans le sous-titre. Il s’attarde surtout sur les discours dont il démontre bien les tenants et les aboutissants et a le mérite de casser certains mythes en les remettant d’en une perspective historique plus large. Narvic en avait déjà parlé.
Mais c’est surtout un passage qui a fait tilt car il correspond à un autre paradoxe du web 2.0 qui est celui de distinguer des milieux d’initiés un peu isolés alors que les discours prétendent à l’inverse à l’émergence d’une participation où tout le monde est sur le même plan .Lorsqu’on se trouve au sein du milieu, on apprend beaucoup et on satisfait assez aisément (au prix d’un grand nombre d’heures de boulot) les différents besoins que j’avais déjà mentionnés auparavant.
Il demeure que tout le monde ne peut pas consacrer autant d’énergie pour être un initié.  Et qu’il faut donc créer des liens ce que démontre bien Frank Rébillard (p.69)
 » Difficile en effet de prendre « en cours de route » le train de la publication distribuée, dont le cheminement s’opère par renvoi de site en site, lorsque l’on n’a pas assisté aux échanges de départ. Difficile de ne pas se sentir « déconnecté » d’une communauté dont les membres sont surtout des auteurs de blog, et où les simples visiteurs s’avèrent  très peu nombreux. Ce fonctionnement en vase clos, sans forcément viser volontairement un tel enfermement, mais y conduisant souvent irrémédiablement du fait d’une surenchère dans  l’expertise et les commentaires, n’est pas de nature à élargir le public des blogs. » (p.69)
Tout cela pour dire que la liste de diffusion est parfois bien plus « sociale » que les blogs.

Le syndrome Gaspard Hauser

Kaspar Hauser (1812? - 1833).
Image via Wikipedia

Je poursuis la publication d’extraits de ma thèse, à peine retouchés. Aujourd’hui, j’aborde la question de la déformation liée à l’information. La minorité technique fait référence à Simondon, celle de l’entendement à Kant.

Nous pensons que l’état de minorité technique et informationnel peut être qualifié de « syndrome Gaspard Hauser », tant l’orphelin de l’Europe est demeuré l’exemple d’un mineur manipulé et aisément manipulable sans qu’il soit possible d’établir son ascendance. Un mystère qui constitue une antithèse aux Lumières, en étant symbole d’un obscurantisme peu romantique et surtout tragique. L’exemple de Gaspard en tant qu’
« individu mineur » se voit à plusieurs niveaux.

D’une part, il n’est évidemment pas vraiment autonome et ne peut s’ex-primer. Il ne peut nullement faire part de son identité, il lui est impossible de réaliser pleinement son individuation personnelle et son inscription au sein dans le collectif. Il est au contraire à la vue de tous, cible de toutes les « mauvaises » attentions. Il n’a reçu aucune formation (Bildung) et ne peut donc se situer par rapport à ses parents mais également historiquement.

Le syndrome s’applique d’autant plus aux jeunes générations du fait de leur méconnaissance historique parfois étonnante. Par conséquent, il est difficile de savoir pour l’adolescent où il désire parvenir
et ce qu’il doit rechercher quand il ne sait qu’imparfaitement d’où il vient c’est-à-dire qu’il ne possède pas toutes les informations de base nécessaires.

Nous songeons également à cette chanson allemande qui parle de Gaspard.. L’expression
« sein Gang war gebeugt », que nous pouvons finalement traduire aussi bien par « sa marche était boiteuse » aussi bien que par « sa démarche était hésitante » signifie bien cette difficulté à avancer, à « s’individuer » pour devenir majeur. Gaspard est donc un « imbécile » au sens étymologique : il ne peut marcher car il est privé de bâton. L’imbécile est celui qui se retrouve sans support, notamment technique, pour organiser sa réflexion.

L’imbécile, au sens cette fois-ci informationnel, serait celui qui s’avère incapable de penser et donc d’agir par lui-même et qui aurait besoin pour cela, soit de techniques faisant le travail à sa place (par paresse dirait Kant) soit de personnes qui lui serviraient de directeur de conscience. Au final, cette sortie hors de la minorité ne pouvait concerner à son époque que peu d’individus :

Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s’y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions (préceptes) et formules, ces instruments mécaniques de l’usage de la parole ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, (d’un mauvais usage raisonnable) voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.

Nous notons que chez Kant, la seule volonté ne peut suffire à parvenir à cette majorité et à avancer de ce pas assuré (einen sicheren Gang). Cela signifie qu’il ne peut y avoir d’Aufklärung sans Bildung au préalable et que la Bildung permet l’accès à la Kultur.

Notre choix d’accoler au nom de Gaspard Hauser, le terme de syndrome emprunté au lexique médical peut paraître étonnant mais nous n’innovons pas en la matière puisque le domaine de
la circulation des informations permet parfois d’étonnants parallèles. Nous songeons notamment aux théories liées à la contagion des idées notamment celles de Dan Sperber ou l’expression plus récente de marketing viral. Nous nous inscrivons quelque peu dans cette lignée en définissant le syndrome comme un ensemble de caractéristiques (symptômes en médecine) qui permettent de définir un comportement ou un agissement communicationnel basé sur des négligences informationnelles (pathologies en médecine).

Le syndrome Gaspard Hauser convient donc pour décrire une série de négligences liées à un état de minorité informationnelle qui peut conduire notamment aux dérives des théories du complot.

Individuation

Identité inconnue voire méconnue.

Identification collective difficile

Situation temporelle et historique

Rupture générationnelle

Présent permanent

Expression

Capacités faibles

Analphabétisme

Attention

Captée

Objet de mauvaises attentions

Démarche

Hésitante

Facilement manipulable

Tableau n°9. Description de l’état de minorité

Nous pourrions ainsi également lister toute une série de symptômes qui sont d’ailleurs à rapprocher fortement à ce que nous appelons les négligences, ces actes de non-lecture au sens étymologique du terme sur lesquels nous reviendrons plus longuement dans la dernière partie consacrée aux enjeux :

– Méconnaissance d’un sujet (Inconscience du besoin d’information)

– Confiance accordée au dernier qui a parlé.

– Propagation de rumeurs.

– Croyance en des théories « miracles » qui veulent tout expliquer.

– Méfiance vis-à-vis des autorités

Nous verrons que ces symptômes sont caractéristiques d’une absence de conscience d’un besoin informationnel.

Il faut également ajouter que Gaspard est un « monstre », c’est-à-dire une chose à montrer. Nous reviendrons dans la dernière partie sur la constitution de ce que nous appelons une « tératogénèse documentaire », comme préfiguration d’une culture de la dé-formation, au sens qu’il devient de plus en plus difficile de parvenir à ces classements efficaces en ce qui concerne les documents que nous trouvons sur les réseaux. Il nous semble que nos doubles numériques suivent quelque peu la même voie en devenant également des objets à voir et à montrer.

Face à ce syndrome, nous partageons la thèse du « prendre soin » de Bernard Stiegler qui voit dans le texte de Kant, un appel à une pharmacologie de l’espritet à un bon usage des objets techniques. Ce sont ces derniers qui permettent la formation mais également la déformation. Stiegler montre que le précepte de « prendre soin » ou de l’épimeleia a été oublié au profit du « connais toi toi-même ». Or ce précepte du prendre soin s’appuyait sur des techniques que sont notamment la lecture et l’écriture. Stiegler retrace l’étymologie du précepte de l’épimeleia en examinant son radical mélétè qui renvoie tardivement à la méditation mais qui désigne d’abord la discipline en un sens qui n’est justement pas celui des sociétés disciplinaires. C’est l’oubli de ce sens premier
du « souci de soi » que Stiegler reproche à Foucault, qui du même coup ne voit pas les côtés positifs de l’institution et notamment de l’institution scolaire. Selon Stiegler, la
«
discipline » correspond ainsi à la formation, la Bildung de Mendelssohn. Une formation qui repose sur la capacité d’attention, la capacité de se concentrer et ce grâce à des techniques :

Ces psychotechniques- ces techniques de l’âme- qui s’accompagnent aussi de somato-techniques- ces cas de techniques du corps (…)-, ces psychotechniques qui comme melete entendue au sens de meditatio, sont des processus de concentration sur un objet de méditation, préfigurent la confession, tout comme l’art d’écouter et l’écoute de soi préfigurent l’examen de conscience. Examen de conscience qui sera bientôt prescrit par un directeur de conscience, voire dicté par lui, ce que Kant avec l’Aufklärung, arrivant après Martin Luther et Ignace de Loyola, condamnera comme facteur de minorité en affirmant que l’écriture et la lecture forment ce processus historique par où se forme la majorité en tant que conscience rationnelle, c’est-à-dire critique.

Cette prise de soin correspond donc aussi bien au soin du corps que de l’âme et le pauvre Gaspard correspond hélas à l’antithèse en tant que corps et âmes indisciplinés, non pas au sens que pourrait lui conférer Foucault, mais à celui développé par Stiegler. Aujourd’hui, les Gaspard Hauser sont différents mais sont indisciplinés également, en devenant parfois des « patates de salon », la conscience dictée par la publicité et dés-individués parce que vivants par procuration leur existence au travers de stars souvent éphémères.


Poème de Paul Verlaine, Gaspard Hauser chante : Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Ô vous tous, ma peine est profonde: Priez pour le pauvre Gaspard.
Extrait deu poème
« Sagesse » Disponible sur :<

http://fr.wikisource.org/wiki/%C2%AB_Gaspard_Hauser_chante_%C2%BB>

2Ce qui renforce l’impression de présent perpétuel dénoncé notamment par Paul Virilio.

3Chanson de Reinhard May. Kaspar Hauser «Sein Haar in Strähnen und wirre, sein Gang war gebeugt.
« Kein Zweifel, dieser Irre ward vom Teufel gezeugt
.
» (Ses cheveux en mèches incontrôlées et désordonnées, sa marche était boiteuse. Aucun doute, cette erreur était guidée par le diable)

4 KANT. Op. cit.

5 Dan SPERBER. La contagion des idées. Odile Jacob, 1996

6 Bernard STIEGLER. Prendre soin : Tome 1, De la jeunesse et des générations. Op. cit., p.44

7
Ibid., p.242

8
Ibid., p.247

9 Nous pourrions même dire in-formes, c’est-à-dire à la fois privés de formes et de formation.

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