Metaverse : les métadonnées au pouvoir ou quand Facebook veut savoir que Bruce Wayne est également Batman…

Camille Alloing signalait sur Twitter la volonté de Facebook d’inciter à se créer des profils alternatifs, ce qui va à rebours de la période où Google et Facebook voulait à l’inverse n’avoir que des profils dûment identifiés sous peine de suppression.


Ils avaient reculé sous la pression des usagers à l’époque. Désormais, ils vont dans le cheminement inverse, celui d’aller de plus en plus vers l’indexation de l’intime, du caché et de nos identités multiples.


Facebook s’est construit notamment sur le principe que Bruce Wayne était dans leur social graph, c’est-à-dire que tous les membres de l’intelligentsia américaine y figuraient puisque le modèle premier était de faire de Facebook un réseau social interuniversitaire.
Le futur président des États-Unis et des plus grosses entreprises allait nécessairement y figurer, un argument séduisant pour les investisseurs.
Mais désormais, il s’agit d’aller plus loin dans la bascule entre la réalité sociale et les alternatives identitaires.
Les limites algorithmiques et la faible volonté d’investir suffisamment pour éviter les problématiques de désinformation font qu’au final Facebook va renverser petit à petit le problème en solution.
Puisque les usagers peinent à distinguer le vrai du faux, la véracité factuelle de la manipulation, pourquoi ne pas en jouer ? Pourquoi ne pas devenir le lieu par excellence de ces basculements, pourquoi ne pas garder en son sein le plus longtemps possible l’usager qu’il soit dans un cadre professionnel, personnel, familial mais également passionnel et surtout secret.

Le syllogisme est simple :


Bruce Wayne est dans le graphe, mais il est aussi Batman.
Alors il faut que Batman soit dans le graphe.
Nous avons les moyens de savoir que Bruce et Batman sont les mêmes personnes…


Il en va de même pour chacun d’entre nous finalement. Nous ne sommes ni de riches industriels ni des super héros. Mais nous avons plusieurs identités en chacun de nous qu’il nous ait possible de « tabuler », pour reprendre l’expression de Yann Leroux.
Le metaverse, c’est justement l’extension de la problématique de l’indexation. C’est le renversement de la situation avec ce moment où les métadonnées deviennent plus importantes que les objets qui les qualifient.
Buckland avait bien montré cette tendance avec le fait que les systèmes de métadonnées en bibliothèques étaient devenus plus importants que les documents eux-mêmes :

« La première utilisation originelle des métadonnées est pour décrire des documents, et le nom metadata (au-delà ou avec des données) ainsi que sa définition populaire «données sur les données» sont basés sur cette utilisation. Une deuxième utilisation des métadonnées consiste à former des structures d’organisation au moyen desquelles des documents peuvent être organisés. Ces structures peuvent être utilisées à la fois pour rechercher des documents individuels ainsi que pour identifier des modèles au sein d’un groupe de documents. Le deuxième rôle des métadonnées implique une inversion de la relation entre document et métadonnées. Ces structures peuvent être considérées comme une infrastructure. » [1] (Buckland 2017, p.120)


https://mitpress.mit.edu/books/information-and-society

Du coup, ce qui intéresse depuis toujours Facebook, c’est ce qui nous lie, pas uniquement une simple fiche identitaire qui n’a pas de valeur si elle est isolée. Créer des liens entre nous, c’est aussi étymologiquement l’objectif de la religion. En cela, Facebook conserve bien cet aspect « livre », mais son basculement progressif vers le « meta » marque clairement ce qui est le cas depuis très longtemps, la primeur des mécanismes classificatoires et le développement de superstructures pour parvenir à les gérer et les articuler.

On rentre donc clairement dans une phase qui est celle de l‘hyperdocumentation annoncée par Paul Otlet. Mais ce dernier espérait que la documentation soit un rempart contre les séparatismes en tout genre et un moyen de nous associer pour le progrès de l’humanité. Sauf que Facebook et son metaverse a autant besoin de nos associations que de nos dissociations pour poursuivre son expansion.

Paul Otlet nous contemple… l’hyperdocumentation est en marche

[1] Citation originale : « the first and original use of metadata is for describing documents, and the name metadata (beyond or with data) along with its popular definition, “data about data,” are based on this use. A second use of metadata is to form organizing structures by means of which documents can be arranged. These structures can be used both to search for individual documents and also to identify patterns within a population of documents. The second role of metadata involves an inversion of the relationship between document and metadata. These structures can be considered infrastructure. »

L’ère des guérillas informationnelles

Ma présence sur les médias sociaux me permet d’être embarqué dans des flux et des discussions qui sont autant des pertes de temps que des enseignements indispensables.
Cette présence au sein de la mêlée est essentielle sous peine de ne pouvoir réellement comprendre ce qui s’y trame, les modes de fonctionnements, les évolutions techniques, informationnelles et communicationnelles qui se produisent depuis une dizaine d’années. Je suis sur Twitter depuis 2007. Ce n’est plus le même réseau qu’en 2007. Le réseau était alors relativement pacifié, je dis bien, relativement, car c’était une cour de récré ce qui n’excluait pas les bagarres, les discussions un peu lourdes, les blagues de potache et autres subtilités.
En 2007, Twitter était majoritairement anti-sarkozyste, on accueillait Frédéric Lefebvre comme il se doit (voir aussi en 2011°), et tout était assez drolatique finalement. Le côté sérieux venait des blogosphères notamment politiques qui se retrouvaient sur Twitter. J’ai envie de dire, que cela s’est quelque peu inversé. On avait besoin du blog pour avoir un positionnement sur Twitter, c’est désormais l’inverse.
L’extrême-droite était peu présente, la droite essentiellement pro-Sarko avec quelques idolâtres, phénomène classique lors de l’arrivée d’un nouveau président.
La cour de récré s’est transformée en gigantesque champ de bataille permanent où la moindre personne sensée peut se transformer en gladiateur de l’information. Si Bruno Gaccio affirme que les guignols ne sont plus nécessaires désormais, car il y a suffisamment de vannes sur Twitter, ce serait effectivement plutôt sympathique. Mais ce n’est hélas pas que cela. Le côté autodérision et dégonflage d’égo des premiers temps sur twitter – on se faisait toujours gentiment remettre en place, car cela faisait partie du jeu – a glissé vers une forme de méchanceté. On est passé clairement de la remarque bienveillante à de la malveillance exacerbée.
L’extrême droite avait saisi rapidement l’intérêt de se positionner en jouant sur les registres de l’émotion, de la vérité potentielle (« cela semble plausible, cela correspond à mes représentations, donc c’est tout à fait possible ») et donc de la désinformation.
La blogosphère et twittosphère majoritairement à gauche avec quelques éléments qu’on pourrait qualifier de centriste (même si je maintiens que ce concept de centre est une erreur autant intellectuelle que politique, ce que j’avais pu exprimer lors de mon bref passage en blogueur politique sous le nom de Pharmakon durant la période Modem) dans les années 2007-2009 se sont vus concurrencées par une fachosphère montante, décomplexée et débridée. Ce positionnement a fait exploser le consensus antisarkoziste qui existait en 2007 et a abouti à un éclatement des positionnements qui frisent la caricature et la radicalisation de toute part.
À titre personnel, il est souvent bien difficile de résister aux réactions puériles et partisanes. Seule solution : conserver une time-line la plus ouverte possible. Je dois admettre que j’évite de suivre sur Twitter les positions nationalistes néanmoins.
La montée en puissance de la stratégie de l’extrême-droite a conduit, à mon avis, a une volonté de réaction similaire de l’extrême-gauche avec un hyperactivisme et la mise en circulation d’informations tout aussi douteuses, ou de mauvaise foi la plus totale, et ce depuis une bonne année.
On peut constater que l’électorat de centre-gauche, centre-droit est parfois tenté désormais de réagir de même en amplifiant la moindre information contre les concurrents. Le phénomène est plus récent, mais ne peut qu’inquiéter à l’approche des prochaines élections européennes.
Nous sommes entrés en guérilla informationnelle tous azimuts avec tout un écosystème informationnel bordélisé, avec des remises en cause permanente des uns et des autres ; avec les journalistes au centre, qui sont tantôt encensés, tantôt critiqués selon les circonstances.
On retrouve une offre informationnelle élargie mais dont on ne possède pas les codes. C’est plutôt bien d’avoir finalement l’émergence de nouveaux médias même s’ils sont clairement politisés. Ce n’est pas foncièrement nouveau. Ce qui est gênant, c’est qu’on entre dans un système médiatique qui cherche surtout à dénoncer plutôt qu’à analyser, car il faut faire du buzz plutôt que de produire une information de qualité. Je ne suis donc pas si certain effectivement que ce soit toujours la vérité qui soit véritablement recherchée, mais il me semble que c’est surtout  l’erreur qui devient l’objet principal de la recherche. C’est un passage très classique dans la tension entre indexation des connaissances et indexation des existences. Je me demande si la presse n’est pas tentée d’y céder à son tour.
On va passer un temps infini sur la moindre petite affaire désormais et paradoxalement s’éloigner de la piste du journalisme de données qui semblait pouvoir émerger. Visiblement, nous ne sommes pas assez mûrs pour ce genre de perspective, car cela nécessite de nouvelles compétences chez les journalistes, mais surtout de nouvelles chez le lectorat.
Pour l’instant, on voit surtout des graphiques souvent biaisés pour tenter d’expliquer un phénomène économique. À ce niveau-là, certains économistes français peuvent continuer à vendre des bouquins prétendument hérétiques.
On avait déjà observé lors du referendum sur le traité européen une influence du web sur le résultat avec pas mal de désinformations et la découverte que l’Union Européenne s’était fondée sur des principes libéraux.
Il faut désormais s’attendre au pire dans les prochains mois.
Sur ce point effectivement, nul besoin d’avoir le soutien de bots russes pour que l’on continue à nourrir le populisme le plus total aux bénéfices des autres grandes puissances qui n’attendent que cela.
On peut donc s’attendre à des attaques ad hominem, à ce que l’on cherche la moindre bévue chez les politiques en place dans les gouvernements, mais par ricochet chez les députés et membres de l’opposition… mais encore sur le moindre journaliste suspecté d’être partisan.
Alors que faire ?
Si la loi dite « fake news » semble avoir du plomb dans l’aile, je reste persuadé qu’il faut légiférer sur la question notamment pour respecter la dimension citoyenne de la culture de l’information, décrite en 1976 par Major R Owens avec la nécessité que l’information literacy permette à l’électeur de pouvoir faire un choix politique en ayant tous les éléments à sa disposition.
Je sais que ma position est minoritaire à ce niveau parmi les universitaires, mais je crois travailler depuis suffisamment longtemps sur ces questions pour dire que la formation n’est pas suffisante pour éviter la désinformation. Même en renforçant l’EMI, on n’ y arrivera pas, car il faudrait vraiment un programme sérieux, ambitieux et sur de longues durées pour y parvenir. Pire, à mon avis, un saupoudrage EMI peut augmenter le risque complotiste (voir dans l’article pour mediadoc mon tableau sur les proximités qu’il peut y avoir parfois).
Autre point, je vois beaucoup de professionnels de l’information et des universitaires relayer des informations fausses ou bidons. J’ai moi-même retweeté (non sans avoir hésité) la fausse mort de journaliste ukrainien qui n’était en fait qu’une mise en scène.

image d'une activiste avec fumigène
pas de fumée sans feu ?

Alors que faire ? ou plutôt qui doit le faire ? Qui doit vérifier l’information ?
Les index n’appartiennent plus aux sphères bibliothéconomiques et documentaires, mais de plus en plus aux acteurs comme Google et Facebook qui s’appuient parfois sur des équipes de journalistes décodeurs pour tenter de vérifier l’information.
Les pistes algorithmiques et d’intelligence artificielle voir de deep learning sont également évoquées, mais bien souvent il s’agit d’extrapoler à partir de travaux humains qui fournissent des index.
Cette multiplication des guérillas informationnelles ne peut que désarçonner de plus en plus les autorités traditionnelles et notamment gouvernementales qui ne savent plus comment réagir et qui multiplient ainsi les erreurs dans le genre «  à toucher le fond, mais creuse encore ».
Voilà, pour cette réaction un peu rapide, à plusieurs éléments que je tente d’analyser depuis quelques années et qui devraient trouver suite dans le prochain ouvrage (un essai) que je suis en train de rédiger et pour lequel je cherche d’ailleurs un éditeur.
Je reviendrai ici sur des pistes potentielles face à l’infocalypse…
 
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Hommage à Robert Escarpit : Bob is Back !

Un petit texte écrit dans le cadre du concours 2016 des 50 ans des IUT. J’avais pour l’occasion écrit une nouvelle dédiée à Robert Escarpit.
Je la publie ici en rappelant que va se tenir un important colloque prochainement sur cet acteur des universités et des SIC.

colloque Escarpit
Le colloque Robert Escarpit en septembre 2018

Voici donc ce texte : Bob is Back (en Bob is back)
Bob is back
Rouletabosse s’ennuyait. Son créateur était parti depuis trop longtemps. Il ne pouvait demeurer plus longtemps sans pouvoir déambuler, son petit carnet à la main, pour pouvoir prendre des notes. Il aimait tant faire son travail de journaliste, même s’il devait continuer pour cela à subir les brimades de son rédacteur en chef, l’as du ciseau qui lui réduisait ses articles à la portion congrue. Toute cette ambiance lui manquait, peu importe ce que son créateur avait prévu pour lui. Il voulait vivre à nouveau et toucher des lecteurs qui ne le connaissaient plus depuis bien de trop longtemps.
Il n’était plus qu’un personnage en quête d’auteurs, prisonnier des souvenirs de trop rares lecteurs qui se souvenaient de lui. Robert Escarpit s’en était allé vers d’autres aventures et il n’était pas prêt de revenir. Pourtant, il y a 50 ans, c’était bien différent, Robert impulsait le développement des premiers IUT du tertiaire à Bordeaux avec des formations en journalisme et en animations sociales. Dans les années 80, il fit naître un petit être étrange : Rouletabosse, un journaliste bossu qui devait sa silhouette étrange au fait qu’il était toujours en train d’observer ce qu’il voyait au point d’être toujours courbé. Rouletabosse avait ainsi pu prendre vie au gré de l’imagination de son auteur aujourd’hui disparu. Mais depuis aucune aventure ne lui avait été proposée.
Quelle injustice de se trouver ainsi coincé alors qu’il n’aspirait qu’à reprendre du service !
Certes, il est vrai, il n’était qu’un personnage de fiction mineure destinée à la jeunesse. Loin de lui l’idée de vouloir s’échapper pleinement de son contexte initial de production comme Sherlock Holmes. Il n’avait pas cette prétention. Il espérait qu’un auteur quelconque finirait par lui donner une seconde chance et quoi de mieux qu’un concours de nouvelles pour reprendre vie ? Et Rouletabosse était malin, il avait su se placer idéalement pour être le passager que l’auteur prend en stop alors qu’il élabore son chemin d’écriture. Impossible de ne pas céder à sa demande.
C’est ainsi que Rouletabosse vient prendre place à mes côtés dans cette aventure pour mieux me raconter ce qu’il avait envie de dire et d’écrire :
« Il faut que je te parle de Robert. J’aimerais que tu le fasses revenir… »
Le petit bonhomme, à l’embonpoint certain et à la moustache malicieuse semblait bien sûr de lui. Je savais que lui répondre d’autant que Rouletabosse avait un accent assez prononcé, accent que je n’avais guère soupçonné auparavant. La mission paraissait complexe. Je ne connaissais pas particulièrement Robert. Je ne le côtoyais qu’à l’occasion de lectures au cours de recherches, puisant çà et là, réflexions et citations opportunes. Robert était de plus en plus l’Escarpit des sciences de l’information et de la communication, et de moins en moins celui des aventures du reporter Rouletabosse.
Pourtant, il fut un temps où cela fut différent. Au commencement d’ailleurs. Je m’en souviens encore. Ce n’était qu’une « prise » de bibliothèque alors que je devais avoir 8 ou 9 ans. Je visualise encore parfaitement l’endroit dans les rayonnages où se trouvait le livre qui m’a fait connaître Rouletabosse. L’illustration de couverture m’avait intrigué tout autant que le nom du personnage principal. Je n’avais pas saisi l’allusion à Rouletabille de Gaston Leroux que je découvrirais plus tard, même si mon père m’avait fait remarquer la similitude lorsqu’il me vit lire le petit roman de Robert Escarpit. Du contenu exact, je ne m’en souviens guère, si ce n’est que l’ouvrage était relativement drôle, que les illustrations jouaient à merveille leur rôle et que l’histoire mettait en scène un petit journaliste sans grande envergure au sens figuré, mais qui en avait davantage au sens propre. Je me souvenais également que le pauvre Rouletabosse menait ses reportages avec une certaine rigueur, muni de son carnet et de son stylo. Mais ce qui m’avait le plus marqué dans cette histoire et que je n’ai jamais oublié, c’était le terrible sort que faisait subir à ses articles, le terrible rédacteur en chef. Ce dernier usait à l’envi du ciseau pour réduire les articles au strict essentiel pour qu’ils puissent être intégrés dans le journal à la portion congrue. Étonnant qu’un personnage si épais ne puisse finalement réaliser que de si minces articles. Voilà pourquoi je n’ai jamais oublié Rouletabosse et donc son auteur, tant j’ai étroitement associé les deux noms pendant des années sans en savoir plus.
Ce n’est donc que plus d’une décennie plus tard que j’ai entendu à nouveau parler d’Escarpit. Mais cette fois-ci, il ne s’agissait plus de Rouletabosse du tout. J’étais à l’université Rennes 2 et Escarpit figurait parmi les références citées dans la mention documentation de ma licence d’histoire. Il me fallait sortir Escarpit du tiroir de la littérature jeunesse dans lequel je l’avais enfermé avec le souvenir de l’emplacement du petit roman dans la bibliothèque du quartier de mon enfance. Robert Escarpit était donc plus que cela. J’avoue que j’avais aussi un peu de mal à comprendre qu’on avait oublié qu’il avait également donné à vie à Rouletabosse lorsqu’on évoquait ses écrits d’enseignant-chercheur. Jeune étudiant, le souvenir de Rouletabosse demeurait et s’avérait aussi important pour moi que les écrits plus scientifiques de Robert Escarpit.
Les années ont passé. Bientôt 20 ans après ma seconde rencontre avec Robert et 30 ans après la première. Un homme n’est jamais le même selon l’époque où on le rencontre…
La proposition de Rouletabosse paraissait quelque part irréalisable tant il s’agissait de faire de moi l’intermédiaire d’un personnage qui souhaitait faire revivre son auteur. Auteur, Escarpit l’était assurément, mais c’était réduire en un mot un individu qui avait été également professeur, chercheur, conteur, analyste, affabulateur, engagé, encarté, écarté, écarteur, visionnaire, aveuglé, romancier, traducteur, démocrate, tyran, mari, séducteur, créateur, fondateur, instituant, rebelle… mort, mais encore vivant dans les souvenirs et les écrits.
Comment parvenir à faire revivre ainsi un tel personnage ? Rouletabosse paraissait jubiler de ma difficulté à appréhender le problème. Il souriait en coin et sa moustache s’allongeait de plus en plus et semblait se trémousser. Rouletabosse reprenait vie, c’était certain, et il manifestait une joie certaine quelque peu communicative. J’avais également envie de rire, tout en me demandant s’il fallait considérer le rire comme une forme de communication équivalente à celles qui prétendent pouvoir converser avec les morts. C’est alors que mû par cette soudaine hilarité, je me pris d’interpeller Escarpit :
« Escarpit, escartefigues, voilà à quoi ton nom me fait penser ! Escarpées, voilà les promesses que portent ton nom, escarres, scarifications, escarrifications, carpe diem, pitre et Pit et Rik, pittoresque, sempiternelles fourberies de Scapin, scapulaire et autres aventures du capitaine Fracasse, que ton nom dissimule tant de personnes. Laquelle osera me répondre ? »
Ma litanie insensée ne produit aucun effet, et je n’obtins évidemment aucune réponse d’outre-tombe. Cependant, Rouletabosse, l’œil vif ne cessait de prendre des notes. À croire que l’audacieux personnage menait l’enquête sur moi !
Je cessais d’interpeller Escarpit pour glisser à Rouletabosse :
« Tu veux venir à l’IUT ? »
Rouletabosse se contenta de faire briller ses yeux en guise de réponde. Je le menais alors dans les lieux dans lesquels j’exerçais depuis près de cinq ans. Ce n’était pas l’IUT originel bien entendu, mais l’esprit de Robert y était tout de même présent. Certains avaient sans doute tenté de poursuivre son œuvre, quelques-uns de façon modeste, les épigones de façon médiocre, certains ne parvenant jamais à comprendre la dimension des sciences de l’information-communication, lui préférant l’étroitesse d’une pensée convenue. Et Rouletabosse qui notait inlassablement toutes mes remarques, courbant son dos pour mieux griffonner toutes mes élucubrations sur Robert et ses disciples. Il me suivait alors que nous parcourions l’IUT, courant dans l’étrange escalier à ma suite alors que j’essayais de grimper en ayant l’air d’un imbécile à grands pas. Je voulais le mener du côté de mes milieux d’exercices, territoire de l’information-communication, l’infocom où se mêlent finalement comme l’avait sans doute pressenti Robert tout autant l’ivraie communicationnelle que le faux comme, ainsi que tous les aspects de l’informel et du formel, de la formation et de la déformation, du livre et de l’ivresse, du support et de l’insupportable, du document et du monument, du commun et de l’incommunicable, de l’information et de la désinformation, de l’ire et de l’erreur, de l’autorité et de l’autoritarisme, de la médiation et du remède, de l’antidote et du poison, de la lecture et de l’écriture, de Rouletabille à Rouletabosse, du journaliste au blogueur…
Rouletabosse s’arrêta soudain, l’air intrigué et curieux :
«          Du quoi ?

  • Du blogueur, mon cher Rouletabosse. Il va te falloir te mettre à la page, si je puis me permettre. Tu devrais passer une année ici pour te former !
  • Mais qu’est-ce donc ?
  • Un blogueur est une personne qui écrit et produit du contenu en ligne sur une plateforme dédiée qui enregistre ainsi ce qu’il écrit plus ou moins régulièrement. Cela signifie web log en fait… tant de noms qu’il va te falloir apprendre, toi qui as connu le succès dans les années 80 : Internet, web, web 2.0, réseaux sociaux, digital labor, tags, likes, surveillance, cookies, spam, mashups, API, onepage, WordPress… » 

 
Je m’élançais dans une liste sans fin comme si je lui exposais ou plutôt explosais à la figure une série de noms qui constituaient autant de savoirs et de compétences qu’il ignorait complètement.
Rouletabosse rapetissait à mesure que j’exposais ces étranges évolutions et ce vocabulaire inqualifiable pour lui.
« Il est venu le temps des humanités digitales, mon cher Rouletabosse ! »
Le petit journaliste ne souriait plus. Pire, il commençait à transpirer et je commençais à sentir sa sueur empreinte d’angoisse, qui en devenait assez désagréable.
Désormais, totalement à l’aise, j’avais l’impression d’être devenu le rédacteur en chef du petit journaliste, sauf que ce n’était pas son texte que je réduisais, mais bien le journaliste lui-même… J’osais même en rajouter de façon suffisante :
« Que veux-tu, il s’en est passé en 50 ans ! Joyeux anniversaire, mon petit Rouletabosse ! »
Je compris que j’avais été un peu loin. Le petit être de papier était en train de se dissoudre, tel un vieux parchemin aux proies aux flammes. J’essayais de me raisonner, et que tout cela n’avait aucun sens. Je cherchais en vain de l’aide, mais personne ne semblait être présent dans l’IUT. Cela ne pouvait être vrai, je tentais de sortir de ce que je pensais être un mauvais rêve. Mais ça n’était pas le cas. Je ne me souvenais plus comment j’étais arrivé à l’IUT, et comment j’avais pu y mener avec moi le reporter bossu si ce n’est pas la force de l’esprit.
Rouletabosse s’était consumé au point de n’être plus qu’un amas de confettis brûlés… comme autant de souvenirs éparpillés. Qu’avais-je donc fait !
Pris par un remord absurde, je tentais de recueillir ce qui restait du petit être comme s’il était encore possible de le reconstituer. J’affleurais avec mes doigts les petits bouts de papier cramés, dans l’espoir de les rassembler pour leur donner forme à nouveau. Un carré noir par-ci, un autre moins noirci par là. Je ne savais quel était le sens que je cherchais, mais tout compte fait, mes manipulations finirent par produire un effet. J’étais parvenu à reconstituer le visage de Rouletabosse. Je l’avais recréé tant bien que mal. Une dernière touche finale, et un nouveau Rouletabosse apparut comme par magie. On aurait dit SuperMario surgissant d’un horizon perdu… Le petit journaliste reprenait vie, rassemblait ses pixels et se mettait à descendre et remonter les marches de l’IUT avec une facilité déconcertante. Il circulait telle l’information virale sur les réseaux sociaux avec une aisance qui contrastait avec son physique rondouillard. Je le vis alors partout. Il était sur tous les pc des salles informatiques, sur mon portable et sur tous les sites et réseaux sociaux que je tentais alors de consulter. Il se jouait des nouveaux mondes digitaux et je vis alors arriver des sucres d’orge de toutes les couleurs et autres joyeusetés sucrées qui se mirent à peupler l’IUT qui était en train de devenir une interface numérique, avec une esthétique issue des jeux d’arcade des années 80… Rouletabosse allait et venait et accumulait les bonus et les points à l’envi. Il semblait impossible à arrêter, mais l’envie de partir à sa suite finit par me gagner. Je parcourus alors l’IUT de Bordeaux Montaigne dans son intégralité, surfant sur des chamallows géants dans le plateau télé, chipant un nombre incalculable de nounours gélifiés à la bibliothèque, de guimauves en chocolat à la cafétéria, et volant dans les amphis sur des licornes en sucre. Je montais avec une aisance incroyable les escaliers en accumulant les points avec une facilité déconcertante. Je trouvais étonnant l’absence de collègues et d’étudiants certes, mais l’aventure valait le coup d’être vécue. Rouletabosse grossissait à vue d’œil au fur et à mesure qu’il engloutissait les uns après les autres bonbons et autres douceurs. À cette allure, je craignais qu’il ne finisse par éclater par péché de gourmandise. Mais au contraire, il gagnait sans cesse en agilité. Il s’éloignait de plus en plus de moi, au point qu’il m’était impossible de le suivre désormais. Je le vis devenir bleu, puis se diviser en une infinité d’unités… Des millions de Rouletabosse apparurent alors sur les médias sociaux, telle une campagne de marketing digital parfaitement orchestrée.
Je n’avais pas fait revenir Rouletabosse comme je le croyais. Il n’était qu’un intermédiaire, un messager, le missi dominici de son créateur. Le message qui faisait le buzz sur Twitter était pour moi éloquent et ne laissait aucun doute possible :
Happy Birthday ! Bob is Back !’

Recrutement d’un doctorant pour projet ANR HyperOTLET

Thèse en sciences de l’information et de la communication pour le projet ANR HYPEROTLET
Thèse financée pour trois ans au sein du laboratoire MICA, équipe E3D, Université Bordeaux Montaigne.
La thèse s’inscrit dans le programme de recherche ANR HyperOTlet qui vise à travailler sur l’œuvre de Paul Otlet et à proposer une version augmentée du Traité de documentation, ouvrage cardinal qu’il publie en 1934. Le projet HyperOtlet associe plusieurs équipes et laboratoires pluridisciplinaires et articule des recherches historiques et documentaires à un dispositif numérique collaboratif en élaborant un écosystème numérique autour de quatre axes :

  • la (re)contextualisation (Centre Maurice Halbwachs, CMH) de la culture numérique ;
  • une réflexion sur les problématiques actuelles de la documentation dans les humanités numériques (Laboratoire MICA (Médiations, Informations, Communication, Arts), de la « documentarité » et de la « documentalité » ;
  • l’élaboration de nouveaux instruments de lecture, de consultation, de circulation dans les œuvres (Ecole Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques, Enssib), Maison des sciences de l’homme Paris Nord, Msh-PN).
  • l’animation d’une communauté épistémique qui pourra porter une tradition documentaire européenne (MICA, Enssib, Mundaneum);

 
Le travail du doctorant consiste dans la réalisation d’un travail de recherche à la fois au niveau de l’épistémologie des sciences de l’information et de la communication ainsi que sur l’évolution de la tradition documentaire impulsée par Otlet au travers des dispositifs documentaires actuels avec un focus sur l’innovation documentaire apportée par l’écosystème HyperOtlet et HyperOtlet1.0.
 
Compétences souhaitées
Bonne connaissance de l’information-documentation, de son histoire et de ses concepts
Intérêt pour l’histoire et l’évolution des systèmes d’information et d’organisation des connaissances
Intérêt pour les travaux sur archives
Connaissances en architecture de l’information
Connaissance du mouvement des humanités digitales
Capacité à traiter des corpus importants
Intérêt pour les logiciels de cartographie du web et des outils de traitement automatique
 
Diplômes : Master en sciences de l’information et communication, Sciences de l’information et des bibliothèques, Humanités numériques ou équivalent.
 
Début : 1er octobre 2017.
Engagement : 3 ans
Dépôt des candidatures : 10 septembre 2017.
 
Conditions :
Le poste requiert une présence très régulière sur Bordeaux avec inscription à la formation doctorale de l’Université Bordeaux Montaigne.
Des déplacements sont à prévoir (Paris, Lyon, Mons)
 
Renseignements et contact :Olivier Le Deuff. oledeuff@gmail.com +33 6 87 65 31 27Bertrand Müller bertrand.muller@ens.fr  + 33 6 51 49 23 56

Quels tératologues documentaires ?

De plus en plus les documents que nous consultons sont aussi consultés par des robots, non pas au sens d’Asimov, mais davantage en tant que bots qui collectent, cumulent et indexent l’information. Cette présence des machines dans les circuits documentaires est peu prise en compte au final par les disciplines du document, d’autant que les robots et les systèmes automatisés permettent également la création de documents. On oublie également que la structuration des documents numériques et des bases de données permet de générer de nouveaux documents par le biais de requêtes à partir d’autres données structurées. Mais il s’agit de plus en plus d’aller plus loin. Si les premiers textes du web sémantique nous plaçaient dans le développement potentiel des agents intelligents,  ces derniers s’avéraient à la fin du siècle précédent des sortes de gadgets bien loin du Jarvis d’Iron Man. Vous savez que de tels dispositifs reviennent à l’ordre du jour, que ce soit dans nos environnements ou dans une science-fiction qui nous place dans des évolutions prochaines. Cependant, on reste bien souvent au niveau du fantasme et de la dystopie, alors qu’il devrait dorénavant s’agit d’études bien plus concrètes.
Ce que je veux défendre ici, c’est que la tradition conceptuelle documentaire a souvent considéré que le document n’existait que dans une relation qui mettait en scène deux acteurs humains. La tradition notamment depuis Meyriat est d’insister sur le fait que le document ne peut exister que dans le cadre d’un récepteur interprète. La théorie de la documentalité de Ferraris qui renouvelle la réflexion reste inscrite également dans cette mise en relation d’au moins deux personnes. À mon sens, cette situation ne change pas véritablement actuellement, si ce n’est qu’il faille élargir nos représentations en considérant que l’interprète des éléments microdocumentaires et macro-documentaire peuvent être également des robots et des agents intelligents. Ces agents peuvent également interpréter l’information pour prendre une décision. C’était déjà le point de vue exposé par Berners-Lee qui envisageait d’ailleurs des médiations réalisées entre des agents intelligents pour prendre les meilleures décisions après la consultation d’informations. Cela signifie que les robots ne sont pas seulement des collecteurs d’information et de données,  et qu’ils vont de plus en plus produire des éléments documentaires.  Cela signifie aussi qu’ils vont de plus en plus devenir des objets d’évaluation informationnelle avec des indices de crédibilité et de confiance.
Par conséquent, le processus documentaire classique pourrait de plus en plus mettre en scène des entités nouvelles issues des développements des différents types d’intelligence artificielle dont le but n’est pas de raisonner strictement comme des humains ou de s’apparenter à eux, mais davantage d’opérer des échanges d’informations et de données sans avoir à passer par la communication humaine.
Cela signifie que le test de Turing n’a au final aucune importance, et ce d’autant que les intelligences artificielles ont beau pouvoir essayer d’imiter la conversation humaine, nos capacités de détection du fake et du bot se sont également accrues. Dès lors, l’enjeu du test de Turing n’est pas uniquement la capacité de la machine à se faire passer pour un humain, mais davantage la compétence de l’humain à détecter s’il converse ou pas avec une machine, et s’il peut au final lui faire accorder une certaine crédibilité. Seulement, il ne s’agit pas de traquer des Nexus comme dans la nouvelle de Phillipe K Dick, mais de comprendre le rôle des bots dans ces processus.
À mon sens, c’est ici qu’il apparaît important pour les sciences de l’information et notamment la documentation d’amorcer une nouvelle réflexion qui fasse suite à Roger Pédauque, car les mutations du digital se poursuivent.  J’avais plaidé il y a près de 10 ans pour une réflexion en ce qui concerne la tératogenèse documentaire qui faisait que le document sur le web s’avérait monstrueux à double titre:
– Il ne correspond pas pleinement aux traditions du papier en étant souvent hors-norme et évolutif, ce qui remet en cause la vision du document comme anti-évènement d’Escarpit avec le développement d’un document-flux peut aisé à saisir.
– Il est devenu monstrueux, car il n’est pas véritablement un instrument de connaissance, mais davantage un document à montrer et donc qu’il faut avoir vu. Cette logique de monstration se complexifie et embrasse dorénavant l’extension de la documentalité qui oblige sans cesse à la production de documents qui fasse preuve. Phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur dans les sphères bureaucratiques et notamment universitaires.
Parmi cette tératogenèse figurent désormais les robots, si ce n’est qu’ils  opèrent de façon finalement plus discrète et qu’ils ne sont donc pas si simples à voir… sans mettre un minimum les mains et doigts dans la technique. Ce sont davantage des instruments de démonstration que de monstration. Les acteurs des humanités digitales ont déjà depuis longtemps pris conscience de l’outillage machine qui leur permet de collecter et de traiter différents types d’éléments microdocumentaires ou macro-documentaires.
C’est dans ce cadre qu’il me semble essentiel d’envisager une tératologie documentaire d’une nouvelle ampleur qui implique d’examiner les mécanismes des nouveaux modes d’existence documentaires dans une lecture moins sentimentale et bien plus scientifique.

Mon bingo de l’infocom

Frédéric Clavert a demandé de façon pernicieuse il y a une quinzaine de jours sur twitter, s’il existait un bingo de l’infocom, c’est-à-dire une sorte de jeu qui listerait l’ensemble des mots-clés, des auteurs, et des expressions un peu tarte à la crème de la discipline.
claverttweet
Je me prête donc au jeu en livrant le mien, qui est évidemment également une autocritique personnelle. En effet, il n’est pas inopportun d’interroger ses dadas référentiels et ses logiques de pensée et d’écriture. Je vous fais grâce de ne pas mentionner les concepts information et communication, qui sont de toute façon polysémiques, car évoqués de manière polysémique. C’est d’ailleurs un tel enjeu que plusieurs travaux sont consacrés à cette recherche conceptuelle et définitionnelle.
Je le livre ici de façon commentée et volontairement désordonnée ce qui pourrait être mon bingo. Je n’ai pas le courage de vous fournir une grille que vous pourriez appliquer sur les publications dans le champ et notamment les miennes. Toutefois, tout candidat à la qualification au CNU pourra s’y référer également et j’encourage les futurs candidats à produire un wiki et un algorithme qui permettra d’assurer d’un taux suffisant d’infocom dans vos publications. Une telle start-up pourrait d’ailleurs remplacer le CNU. Il suffirait de télécharger les publications et hop on aurait aussitôt son taux. Je plaisante, mais c’est tellement facile à faire…
Allez, commençons…
Michel Foucault. Frédéric Clavert avait suggéré qu’il était certain que l’intellectuel français faisait partie du panthéon du bingo. Je ne peux que le confirmer. J’oserai même dire que c’est probablement ma seule religion. Mais comme je suis un mauvais disciple, je ne suis pas un épigone foucaldien, mais un indiscipliné foucaldien, ce qui lui ferait d’ailleurs plaisir. Alors, je vais poursuivre dans cette voie. Vous allez me dire, mais Foucault, il n’a jamais été en infocom ! C’est vrai, mais il ne le savait pas, tout comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, Foucault faisait de l’infocom… C’est tiré par les cheveux ? Oui, et c’est sans doute pour cela qu’il n’en avait plus et que Mister Affordance a perdu les siens.
Dispositif : Impossible de ne pas parler de dispositif. C’est pratique, parlant, très foucaldien bien évidemment, et cela met bien en jeu le fait que le dispositif suppose une logique de pouvoir couplé à des logiques techniques et organisationnelles. C’est tellement bon comme concept que les anglosaxons l’emploient fréquemment. L’infocom sans dispositif, c’est le PSG sans Ibrahimovich, et l’Om sans Bernard Tapie (voir un chagrin d’amour, ce n’est plus de l’amour)
Forme : De l’information à la forme, il n’y a qu’un pas. Reste à ne  pas demeurer dans la seule logique du schème hylémorphique et la métaphore simpliste de la glaise que l’artisan forme et déforme à sa guise. Et c’est là que c’est intéressant, car finalement de l’information on songe aussi à la déformation, bien avant finalement la désinformation. (c’est mon explication préférée en conférences : un téléspectateur qui ne regarde que le JT de JP Pernaut est-il formé ou déformé?)
Formation: concept riche qui permet de ne pas trop parler d’éducation, si on ne veut pas être plutôt considéré comme  trop pédago et donc appartenant aux disciplines des sciences de l’éduc.
Norme : concept utilisé aussi bien au sens de la norme type afnor, que des normes tacites et intégrées plus ou moins consciemment. Puisque je vous dis que Foucault faisait de l’infocom !
Littératie : là, c’est la nouvelle mode, et dans ce domaine je plaide aisément coupable. Alors que personne ne l’employait quasiment en SIC à l’époque où je débutais ma thèse, en dehors de quelques références à Goody, le concept est devenu populaire. On le partage assez bien avec les sciences de l’éducation. Je pense avoir grandement contribué à la popularisation du concept. L’occasion de rappeler qu’il s’écrit bien avec trois T. Vous perdez des points pour toute autre orthographe.
Système : impossible de ne pas évoquer ce concept qui va de pair avec toutes les théories de l’information, et qui nous permet d’étudier l’ensemble des différents types de systèmes d’information. Même les anti-systèmes ou déclarés tels, font vraiment partie du système.
Simondon : Celui là, tout le monde l’avait oublié jusqu’à ce qu’il y a une dizaine d’années, il fasse son retour sur la scène via ses travaux sur la technique. Il n’a pas toutefois encore colonisé toutes les publications.
Médias : ancien et nouveaux, c’est aussi l’infocom avec d’ailleurs des querelles parfois entre les médias d’avant et les néo.
Médiations : un concept riche, intéressant pour qui sait le manier.
Organisations : le génie de l’infocom, c’est de pouvoir parler de toutes les formes entrepreneuriales, institutionnelles ou associatives grâce à concept. Saint-Graal du courant de la communication des organisations, il est aussi bien pratique pour l’étude de l’organisation des connaissances. Pour toute utilisation répétée dans un article d’une autre discipline, veuillez envoyer un chèque de 5 euros à la SFSIC.
Numérique : En infocom, tout le monde parle de numérique depuis fort longtemps. Cela ne signifie pas que tous les chercheurs y connaissent quelque chose. Je reconnais qu’il existe quelques chercheurs télématiques (trop d’observation participante du 3615 ulla. À mettre en relation avec Internet et Web. On ne saura trop que rappeler que ce n’est pas la même chose.
Usages : le mot en vogue des années 2000. ça se calme un peu, sans doute aussi parce que l’étude des usages a trop négligé les dispositifs techniques. À mettre en relation avec le concept de pratiques.
Digital : c’est mon nouveau mot bingo. Voir ici.
Wolton : insulte. Permet de reconnaître l’initié du profane.
Connaissance : on a beau parler beaucoup d’informations, on a quand même un sentiment de supériorité. Ce qui nous intéresse, c’est la connaissance !
Réseaux sociaux ou réseaux sociaux numériques : on ne compte plus les références sur le sujet. J’y participe grandement, même si certains vieux parangons à moustache considèrent que cela ne fait partie des SIC. On fera donc fi de cette remarque, d’autant que les vrais créateurs de la discipline le considéraient comme un escroc. On va d’ailleurs pouvoir consulter les archives secrètes de la SIC, on vous en dira plus quand l’ANR aura financé le projet SICLeaks !
Technique : on trouve parfois son complément sociotechnique qui permet d’équilibrer l’ensemble. Cela fait plus dispositif, et cela fait moins peur aux évaluateurs technophobes.
Blog : un sujet d’étude à part entière, et un territoire dont raffole les acteurs des SIC, même s’il ne faut pas trop insister dessus, car cela ne fait pas trop sérieux quand même.
Editorialisation : l’édition c’est has been, place à l’éditorialisation. Symbole sans doute pour beaucoup d’un verbiage infocom, le terme est beaucoup employé dans d’autres disciplines, et puisqu’il est utilisé aussi au Québec, c’est qu’il doit être intéressant. En tout cas, il a le mérite de nous sortir des impasses intellectuelles dans lesquelles nous place le syndicat national de l’édition. Je ne peux donc qu’à encourager à son utilisation.
Design : nouveau buzzword qui ne touche pas que l’infocom. Personne ne sait vraiment ce que cela veut dire, alors on envisage de faire des thèses sur le sujet. Certains même voudraient créer une nouvelle discipline au CNU ! Sans doute, n’ont-ils jamais entendu parler de l’infocom célèbre pour sa plasticité…
Plasticité : le numérique c’est plastique, non pas Bertrand, mais cela désigne le fait que le numérique possède une certaine souplesse, en tout cas plus grande que celle du papier. De toute façon, le plastique, c’est fantastique (voir Elmer food beat) et on aurait tort de s’en priver en infocom.
Document : le concept essentiel bien évidemment, et ce sans aucun parti pris bien sûr. Tous ses dérivés sont bien entendu acceptés dans le bingo
Stiegler : philosophe indispensable que j’utilise trop et que certains professeurs de la discipline jalousent. À souvent un coup d’avance au niveau de la réflexion, même s’il est absent des réseaux sociaux. Il doit se planquer quelque part dans le dispositif.
Umberto Eco : intellectuel pratique pour faire érudit et qui a déjà posé toutes les questions en matière de sens et probablement en matière d’organisation des connaissances. Comme tout grand nom, s’avère pratique pour ne pas citer ses collègues de la discipline, notamment lorsqu’on ne les aime pas ou qu’on ne lit plus rien depuis des années.
Marketing : principalement utilisé dans une approche critique. On y forme nos étudiants, en leur disant que c’est pas bien… mais il les utiliseront quand même.
Discours : un bingo c’est déjà une étude des discours. On ne peut pas faire sans. Pour toute interrogation, voir Foucault.
Sens : à utiliser justement dans tous les sens.
Texte-hypertexte-architexte-contexte : indispensable, car tout est texte.
Image : souvenez-vous quand même que tout est texte.
Politique : souvenez-vous que le but de l’infocom est de replacer la politique dans tous les dispositifs de façon plus ouverte. Du coup, la section est parfois considérée comme gauchisante. Quand on parle davantage d’économie, on devient trop à droite.
Sexe-corps: si vous voulez frapper un grand coup, il va falloir mener des travaux dans ses territoires. Évitez surtout le concept de genre qui contient des DRM chronodégradables à moins d’user du sublime concept de  » transgenre ». On attend la future thèse sur le rapport entre humanités digitales et humanités génitales.
Se citer. C’est l’effet bingo par excellence. A ne pas confondre avec l’effet fayot qui consiste à citer tout son jury de thèse.
Vous pouvez dorénavant fabriquer vos grilles et venir en colloque avec. Le problème dans cette histoire, c’est que le bingo, c’est déjà une sorte de dispositif d’observation. Du coup, je me demande ce qu’en dirait Michel Foucault…

L’indexation des désirs

Je me fais de plus en plus rare sur le blog, mais ce n’est finalement pas nouveau, puisque c’est le rythme que j’ai adopté depuis quelques années. Pour suivre mon actualité, le plus simple est de vous abonner à mon compte twitter, car je n’ai pas toujours le temps de bloguer toutes mes interventions ou dernières publications.
Je vous propose néanmoins de retrouver mon intervention sur l’indexation des désirs pour le séminaire international « écritures numériques et éditorialisation ». J’étais intervenu avec mon collègue David Pucheu sur le sujet Désir de profilage et profilage du désir : L’intention catégorisée. Le résumé est ici.
Vous pouvez retrouver l’intervention ici  et le support de mon intervention est disponible sous slideshare. (attention quelques visuels sympathiques s’y trouvent !)

L’intervention constituait un prolongement de mon article sur les tags dans la pornosphère.  C’était l’occasion de rappeler les enjeux d’importance qu’il y a derrière ces questions, tant au niveau des recherches dans le domaine des pornstudies qu’en ce qui concerne finalement les enjeux économiques et stratégiques autour de nos données personnelles et nos représentations.
Cette étude avait commencé par ce qui était surtout un pari perdu sur twitter, mais qui finalement allait se révéler bien plus intéressante que je ne l’avais envisagé initialement.
J’y reviendrai prochainement, notamment pour mieux définir ce que pourraient être ces humanités digitales d’un genre particulier, les humanités numérotiques comme les nomment Yves Citton.
Si vous voulez vous détendre pour un prix peu élevé, mon roman Hot&Steam est désormais à 0,99 euros.
 
L’esprit de Norman encombré par une représentation par tags.
norman et les tags
 

Umberto et le complot

Mon cœur avait bien ressenti quelque chose mettant ce livre tout en haut du carton. Mais le déménagement m’obligeait à le faire. Au moins, je savais que je n’aurais aucun mal à remettre la main dessus une fois le carton ouvert.
Cet ouvrage, de l’arbre au labyrinthe, était un de ceux d’Umberto Eco qui m’avaient le plus marqué. Celui-là finalement, je l’avais lu très récemment. Je ne savais pas qu’en refermant le carton, quelques jours plus tard, c’est Umberto qui refermerait son existence charnelle. Car Umberto va survivre chez ses innombrables lecteurs, chez ses interprètes, chez ses traducteurs (et donc traîtres), chez ses mauvais épigones (l’épigone est toujours mauvais par principe) et chez les auteurs qui comme Laurent Binet lui donne vie dans des œuvres de fiction.
J’avais rencontré Umberto de façon classique, par la lecture du nom de la rose, que je suis d’ailleurs en train de lire pour la troisième fois. Eco, ça se relit et ça se consulte, que ce soit ses travaux de recherche ou ses fictions. Et à chaque fois, on comprend qu’on est devenu un autre, et on mesure le chemin parcouru. C’est mon cas, lors de ma lecture du nom de la rose où je comprends de mieux en mieux l’ensemble des références qui parsèment l’ouvrage. Même chose pour le Pendule de Foucault… mon roman préféré, celui qui m’a le plus influencé et que beaucoup trouvent imbuvable et incompréhensible, et pourtant c’est celui que j’aime relire. Le pendule de Foucault c’est la lecture indispensable pour comprendre les théories du complot. C’est une façon romancée de montrer que la compréhension du monde ne peut être que complexe et que tenter d’en échafauder une théorie aboutit à un délire pas possible. Le concept qui fait tourner tous les autres est nécessairement réducteur, car trop efficace en apparence. Et on peut s’amuser à en inventer pleins, comme j’étais amusé à la faire sur l’affaire DSK.
Revenons au sujet sur lesquels je voulais écrire initialement  sur le blog : le mythe du complot. J’avais travaillé sur ce sujet à une époque où l’Éducation Nationale s’en moquait totalement en n’ayant pas encore saisi vraiment les changements en cours autour du phénomène du web 2.0. Je plaidais pour que le concept devienne un objet d’études en sciences de l’information et de la communication et j’envisageais des pistes éducatives par la même occasion avec une prise en compte dans les enseignements pour la culture de l’information. Dans cette logique, j’avais initié le projet « Historiae : les collégiens mènent l’enquête » qui incitait des collégiens à produire un article de blog sous forme de synthèse sur des thématiques où l’information disponible sur le web était fortement hétérogène et bourrée de références complotistes. J’avais présenté le projet au premier forum des enseignants innovants. Le but était de reproduire les rencontres informationnelles faites dans des requêtes et des navigations à la maison de façon raisonnée en entrant dans l’étude de l’évaluation de l’information. Le projet a été depuis réintégré à Cactus Acide et repris un temps par Gildas Dimier au niveau de l’expérimentation.
Le ministère vient enfin de s’intéresser à cette question, mais pour de mauvaises raisons. En clair, l’injonction vient du ministère voisin : l’intérieur qui souhaite éviter les dérives contestataires ou djihadistes. Il y a donc une pression forte qui s’exerce sur l’éducation aux médias et à l’information et sur l’éducation morale et civique. La manifestation de l’autre jour avec la mise en scène de la ministre participe d’une volonté de s’emparer du problème d’une façon peu discrète, et finalement ne s’appuie pas sur les travaux de ceux qui s’intéressent à cette question, et qui en la matière se montrent plutôt prudents d’une part, et moins méprisants à l’égard de ceux qui peuvent tomber dans les excès du complot permanent.
On trouvera donc opportun de se reporter à la lecture de Franck Bulinge sur le sujet. J’avais d’ailleurs échangé par mail avec Franck en 2008 sur cet aspect. On lira aussi avec intérêt les travaux de François-Bernard Huyghe et notamment son dernier billet qui évoque aussi Umberto Eco, et plus encore son entretien pour Atlantico. Alors certes l’observatoire du complotisme est intéressant, mais il y a bien d’autres travaux que les ministères feraient bien de consulter. Je reproche parfois à mes étudiants de rechercher principalement les ressources qui affleurent à la surface du web au niveau des premières résultats de google… j’ai le sentiment qu’à ce sujet, c’est un peu pareil au niveau de nos instances parfois. Les compétences informationnelles ne sont pas toutes développées là où elles seraient nécessaires.
Vouloir faire du combat contre les théories conspirationnistes un cheval de bataille gouvernemental est perdu d’avance. C’est y aller avec les gros sabots et surtout c’est désigner des ennemis, et répondre à des personnes qui parfois voient des ennemis qui complotent par un comportement du même type. C’est un jeu qui ne mène à rien et qui ne peut que conduire à Fort-Chabrol. On ne lutte pas avec les mêmes armes sous peine d’alimenter un combat infini. L’idée de développer une armée de blogueurs était d’ailleurs une des idées les plus absurdes proférées ces dernières années. On ne peut pas lutter contre les théories du complot sous peine de rentrer soi-même dans le plan. En clair, les conspirationnistes vont vous désigner soit comme un imbécile, soit comme un participant au complot. En clair, vous êtes manipulé ou manipulateur.
Autre point, il existe une proximité forte entre ceux qui remettent en cause l’’information officielle au point d’imaginer un complot, et les méthodes d’évaluation de l’information produites par les professionnels. Le discours de la ministre y fait quelque peu référence, mais de façon trop générale et finit par pointer un ennemi classique : Internet… on notera qu’on ne parle pas de web… :
J’aborderai d’ailleurs ici une question particulièrement importante, liée directement à l’essor du complotisme, et qui est à la fois enseignée dans l’EMI, mais qui va bien au-delà. C’est, naturellement, celle d’Internet. Oui, la diffusion des savoirs est une belle chose ! Mais elle s’accompagne aussi de la diffusion de son ennemi intime : celle des théories complotistes. Dès lors, il y a un moment où nous devons affronter directement les enjeux liés à cette révolution que constitue Internet.
Le besoin de douter est essentiel, et il nous semble que ce fondement doit être conservé et défendu. Il est vrai que les théories conspirationnistes vont parfois bifurquer sur un point qui va constituer l’explication miracle et qui va devenir le liant. On peut être très censé et tomber rapidement dans des excès, car c’est potentiellement grisant, comme un passage de l’étude rationnelle à la fiction, car tout semble concorder, ce que montre bien Eco :
« La reconstitution nous prit des jours et des jours ; nous interrompions nos travaux pour nous confier la dernière connexion ; nous lisions tout ce qui nous tombait sous la main, encyclopédies, journaux, bandes dessinées, catalogues de maison d’édition, en diagonale, à la recherche de courts¬ circuits possibles ; nous nous arrêtions pour fouiller les éventaires des bouquinistes ; nous flairions les kiosques ; nous puisions à pleines mains dans les manuscrits de nos diaboliques ; nous nous précipitions au bureau, triomphants, en jetant sur la table la dernière trouvaille. » (ECO, le pendule de Foucault, 1990 p.471)
Et même parfois, il est impossible d’en être conscient :
« Lorsque nous échangions les résultats de nos imaginations, il nous semblait, et  justement, procéder par associations indues, courts-­circuits extraordinaires, auxquels nous aurions eu honte de prêter foi – si on nous l’avait imputé. » (Umberto Eco, idem)
 
La meilleure piste évoquée est celle d’une véritable formation à l’information avec un gros travail autour de l’évaluation de l’information qui ne peut se faire en quelques heures, mais qui repose sur un travail d’analyse documentaire réitéré. Une des leçons est que de toute façon, même le plus grand spécialiste peut se faire avoir s’il oublie de poser son esprit et qu’il agit par impulsion. C’est donc à la fois une question de formation de l’esprit, de culture générale, mais aussi de capacité à exercer une distance critique. Cet esprit critique est essentiel, car il participe au besoin de débattre et donc à une culture démocratique. Toute tentative pour imposer une vérité absolue et mettre au ban d’autres alternatives risque d’être vouée à l’échec si elle ne repose pas sur un travail scientifique et rationnel. Il est clair que certains esprits refusent d’emblée ce dialogue.  Mais ce n’est pas en voulant imposer une manière de voir qu’on parviendra à convaincre le plus grand nombre, bien au contraire. On risque au final d’alimenter encore plus les théories du complot. Il reste à savoir quelles sont désormais les priorités : développer l’esprit critique et la capacité à débattre, ou bien de surveiller les opinions non conformes. La dernière loi sur le renseignement permet d’en douter… mais bon sans doute le risque est d’y voir encore un énième complot.
On ne sort donc jamais vraiment de la spirale complotiste. Umberto dans le pendule de Foucault pensait avoir réglé la question par l’absurde… il n’a fait qu’alimenter le complot en produisant un important travail documentaire. D’ailleurs, j’ai comme un doute. On est sûr qu’Umberto est bien mort ? Avec un peu de chance, il a été enlevé par les extraterrestres et le gouvernement nous le cache.
Au final, il ne nous reste plus qu’à en rire.
 
Pour mes amis enseignants et professeurs documentalistes notamment, j’ai écrit l’année dernière pour le Médiadoc, un article sur le sujet : théories du complot, faut-il en faire un objet d’enseignement ?

Personnages en quête d’auteur. Le personnage du mois sur SavoirsCdi

Certains le savent, j’ai repris depuis décembre 2015, la rubrique de savoirsCDI en ce qui concerne le personnage du mois qui avait été popularisé notamment par Marie-France Blanquet. La rubrique étant un lieu opportun pour les professionnels voulant réviser leurs classiques et un lieu incontournable pour les étudiants intéressés par l’histoire de la documentation et de l’information. Il était temps de lui redonner un second souffle, ce que je tente donc de faire.
J’ai fait le choix de plonger un peu plus loin dans l’histoire, car jusque-là la rubrique s’était principalement concentrée sur le XXe et un peu sur le XIXe. Certes, Christophe Dubois avait tenté une incursion dans l’Antiquité avec Callimaque, mais on était resté principalement sur de l’histoire contemporaine.
Dans la lignée d’une histoire longue des humanités digitales, j’ai choisi d’aller voir aussi les XVIe, XVIIe, XVIIIe en montrant l’importance d’autres personnages qui sont aujourd’hui quasi méconnus voire peu mentionnés par les professionnels de l’information et de la documentation. Sans vouloir nécessairement faire une histoire de grands personnages, il s’agit surtout de montrer que des préoccupations actuelles ont déjà existé durant les époques précédentes.
J’avais commencé en décembre avec Conrad Gesner. J’ai poursuivi récemment avec Adrien Baillet, personnage qui vaut lui aussi le détour.
Au menu pour la suite, des personnages connus et d’autres beaucoup moins forcément, mais qui n’attend qu’un auteur pour leur redonner vie. Le but est de montrer que l’histoire de l’information et de l’organisation des connaissances se déroulent sur plusieurs siècles avec des logiques qui s’opposent. C’est quasi digne de Star Wars, avec le côté lumineux qui cherche à améliorer l’indexation des connaissances et de l’autre, le côté obscur : l’indexation des existences. J’évoque cette opposition dans du Tag au Like, mais également dans un récent article sur les utopies documentaires pour la revue Communication et Organisation.
J’ai déjà listé une bonne trentaine de noms qui méritent que l’on raconte leur histoire, mais vous pouvez m’en suggérer d’autres… notamment s’il s’agit d’inconnus qui méritent qu’on s’intéresse à eux, en particulier s’il s’agit de femmes. Tous les acteurs féminins parfois passés sous silence m’intéressent particulièrement, car dans le listing que j’ai commencé à réaliser, je trouve beaucoup d’hommes, même si certes comme je me plais à le rappeler, certains sont entourés de femmes qui ont pu contribuer à leur réussite.
Le prochain personnage sera toutefois un homme, il est très connu, mais beaucoup ont oublié qu’il était d’abord un bibliothécaire.

Le storytelling de l’ultralibéralisme

Depuis quelques jours circule une conférence Ted sur les générations Y (241 000 vues). J’ai fini par écouter, et j’ai eu raison, car c’est un cas d’école. Une conférence sur les jeunes générations est intéressante a priori, notamment quand elle prétend sortir des caricatures négatives. Seulement, la conférence incarne une série de discours qui ne peuvent qu’intéresser les sciences de l’information et de la communication, tant il s’agit justement d’un discours qui se veut évident, et qui ne souffrirait d’aucune contestation. On a un véritable storytelling de l’ultralibéralisme sous couvert de coolitude (qui n’est pas le cool, mais le kiff…). La vidéo est un bon exemple à étudier dans toutes les universités pour démonter ce type de discours qui fonctionne de manière virale, mais qui est n’en fait qu’un produit idéologique mâtiné d’agitation de l’esprit, c’est-à-dire d’une stultitia opposée à une skholé.
La vidéo est ici :

La conférence d’emblée prétend prendre de la hauteur vis-à-vis des discours. Mais il ne s’agit pas d’hauteur, mais d’une forme de mépris ultralibéral, ce qu’on comprendra après avoir tout entendu. Ceux qui me connaissent savent que je suis plutôt favorable au changement, mais jamais de manière béate. Je crois aussi ne pas être un antilibéral, bien au contraire, mais impossible de rester impassible face à une telle soupe.
On reste aussi dans une logique de rupture générationnelle avec le propos classique sur le volume massif des nouvelles générations qui vont devenir majoritaires sur la planète. C’est le discours classique des digital natives de Prensky avec une nouvelle génération amenée à avoir une influence aussi forte que les baby boomers. Le mot digital natives est d’ailleurs convoqué avec une référence à Michel Serres (référence qu’on retrouve sur une des entreprises de la conférencière, the boson project…)
La conférencière sort alors le concept de post-moderne comme s’il était évident. Sans doute pour accroître l’idée qu’il y a comme une réflexion philosophique dans ses propos.
« Première génération omnisciente… grâce à l’externalisation… » C’est clairement en effet le sujet intéressant, mais la conférencière ne l’interroge pas, il est vrai que le format ne s’y prête pas.  On espère entendre parler d’hypomnemata… mais non, le temps est à l’assimilation d’un discours révolutionnaire technologique qui permettrait la révolution politique. Et de ce fait, on arrive alors au mensonge le plus total : on peut faire tomber un gouvernement en une portée de clics, affirme la conférencière! Ici, on  touche le fond  car on est dans la confusion avec les révolutions arabes qui ont pu s’appuyer les réseaux sociaux comme twitter mais pour s’organiser. On confond organisation et information, ainsi que communication et action. Si personne ne prend un risque en descendant dans la rue, les pétitions ne vont pas mettre les gouvernants dehors. Si les Syriens pouvaient choisir entre partir en exil, et virer les différents courants politiques anti-démocatiques en un seul clic, ce serait si simple ! Mais bon la conférencière n’est pas une scientifique, c’est une entrepreneuse, elle a donc toute légitimité…
Arrive ensuite  le passage sur le monde du travail avec les problèmes managériaux qui gêneraient particulièrement les jeunes générations. Les problèmes managériaux gênent depuis longtemps beaucoup de salariés… les syndicats sont là pour en témoigner. Alors certes plus de jeunes effectivement tentent de voir ailleurs quand ils ne sont pas satisfaits… mais c’est quelque chose qui n’est pas si nouveau non plus. On ose davantage changer quand les charges de famille sont faibles et qu’on pense tenter sa chance ailleurs. Rien de nouveau à ce que ce soit le cas pour les jeunes actuellement malgré un chômage élevé. Il est probable que l’attitude changera lorsqu’il y aura une sorte d’équilibre entre satisfaction personnelle et des aspects plus pragmatiques. Durant les années 60, la situation permettait des changements de travail beaucoup plus fréquents. Il était possible de quitter un boulot le matin pour en retrouver un autre dans la journée. En tout cas, la conférencière confond son propre cas avec celui de l’ensemble de toute une génération.
Vient ensuite, le discours classique que la jeunesse espère opérer des changements. Là aussi, finalement, on s’agace un peu, car après tout, c’est quoi cette jeunesse… la conférencière parle globalement d’une génération qui serait somme toute similaire partout. On sait que ce n’est pas de la sociologie, mais vouloir mettre tout le monde dans le même panier.
Si le discours apparaît celui du changement, certains mots interpellent rapidement…quand la conférencière affirme que la jeunesse fait « le pari de la flexibilité avant la sécurité « (7min 36)… On a un doute, car c’est pile le discours libéral classique. On pense néanmoins que cela peut être une critique envers l’obsession sécuritaire qui pèse sur le pays des mois, mais la phrase suivante est claire : « l’exemplarité avant le statutaire ». On est totalement dans le discours libéral  qui vise sous couvert de changements super sympathiques à casser des acquis sociaux.  Je me demande encore ce qu’elle entend par exemplarité… Pour ce qui est « de l’ambition de s’accomplir » avant celle de réussir, on pourrait se rassurer,  mais après réflexion on se dit qu’au final les discours libéraux du genre : « l’important ce n’est pas le salaire mais l’accomplissement personnel… » font pas mal écho à ce genre de position. Il est vrai que la littérature sur le sujet abonde, et c’est assez pratique car cela fait reposer ses difficultés personnelles et financières sur une incapacité personnelle à s’accomplir.
Attention, à 7minutes et 50 secondes arrivent le concept de fin de l’histoire ! Fukuyama is back ! On sait que cette théorie intéressante puisait aux visions de Hegel puis de Kojève dans l’espoir que l’histoire était en marche vers une démocratie grandissante qui allait concerner toute la planète. Chez Fukuyama, c’était l’alliance entre le capitalisme et la démocratie qui incarnait cette promesse avec une forme de normalisation qui allait s’imposer à tous. Le capitalisme a viré casaque depuis longtemps…
La conférencière propose alors un modèle en rupture avec des jeunes générations qui ne seraient pas promises à un avenir plein de réussite, mais qui auraient alors besoin d’imaginer un autre monde quelque peu à côté… avec de la précarité (le mot est prononcé sans que ce soit perçue si négativement). Des lors s’en suit un couplet sur la série d’expériences professionnelles dont il faut que  le jeune parvienne à trouver un sens lui-même. On imagine bien que ce sera plus facile à faire quand on aura enchaîné quelques stages durant son cursus dans de bonnes formations et d’excellents CDD dans de grosses boîtes, que des stages raccros et de petits contrats sans lendemain pour subsister. Mais bon, ce n’est pas grave… car du moment qu’on en trouve le sens soi-même…(ce n’est plus le sens de l’histoire, c’est le sens de sa propre histoire…)
La phrase suivante finit d’achever la parabole libérale en introduisant le fait que finalement le problème, ce n’est pas tant la génération Y que les nouveaux modèles à venir… digitalisation ubérisation, le tout mis sur le même plan.
Vient ensuite le discours sur l’autre génération, les Z…avec une lutte espérée par certains qui n’aimeraient pas les Y, mais la conférencière cherche à démontrer que les Z parachèveront le travail des Y. Attention, la demoiselle mentionne alors une enquête sur les moins de 20 ans qui perçoivent essentiellement l’entreprise de façon négative… ce qui est selon elle l’héritage et donc la faute d’une génération de quadras : leurs parents (on nous refait le coup de la rupture générationnelle, et des jeunes in et des vieux cons).  Vient ensuite, le discours libéral traditionnel du « français qui n’aime pas travailler »… avec les « on vit pour les RTT, on vit pour les We, les vacances, et les retraites ».
Il faut « kiffer le travail » pourtant sans que le concept de travail ne soit convoqué et interrogé. Pourtant, c’est là que ça aurait pu être intéressant.  La démonstration préfère s’appuyer sur le fait que… miracle, beaucoup de ces jeunes voudraient être entrepreneurs… et non pas des  fonctionnaires (le mot est négatif dans sa bouche)…
Elle montre alors qu’il y aurait un changement de perspective… voulu par les jeunes qui souhaiteraient être leur propre patron dans l’avenir et qu’ils feraient donc le choix de mettre leurs compétences au service d’un patron et non pas le fait d’être embauché. Le discours paraît sympathique, et moi-même je le dis souvent à mes étudiants que ce modèle ira croissant avec des logiques de prestation. Mais le grand mensonge est de faire croire qu’il s’agit absolument d’un choix ! Il est probable que la disparition progressive du salariat finisse par s’imposer… mais il est vrai que c’est tellement mieux de faire croire que c’est ce que les jeunes veulent !
Le modèle du freelance est décrit ainsi comme un modèle évolutif qui va permettre de changer la donne car les compétences sont amenées à évoluer sans cesse. Du coup, mais on aurait pu s’en douter arrive le « A quoi ça sert l’école ? » et le rejet des diplômes. Là aussi, le coup est assez classique, on ne peut qu’être d’accord qu’un diplôme ne fait pas tout. Mais les glissements sont puissants et dangereux et on comprend que l’école est has been et qu’elle ne prépare qu’à des compétences qui vont disparaître. Là aussi, on perçoit la confusion sur le rôle de l’Ecole, dont le but est avant toute de former des citoyens et pas seulement des travailleurs. On ne peut d’ailleurs que rappeler le danger à vouloir entrer à tout prix dans des logiques des référentiels de compétences… car inéluctablement les entreprises finiront par dire que les diplômes sont sans cesse dépassés et il n’y a qu’un pas pour qu’on introduise le diplôme chronodégradable. Mais ce n’est pas fini, la conférencière assène ses évidences :
« L’entreprise va devenir l’école » ce qui ne peut qu’interroger… Si en effet, le besoin de formation s’exerce tout au long de la vie, il n’est pas certain que ce soit l’entreprise qui soit le meilleur cadre pour cela. Mais puisque c’est le kiff…
La conférence fait donc peur à plus d’un titre même si elle endosse un visage qui se veut « bienveillant », « osons la bienveillance » est son dernier mot d’ailleurs. Pour autant, il n’y nulle bienveillance ici. C’est Raymond Barre qui dit aux jeunes de créer leur entreprise, sauf que physiquement ce n’est pas Raymond bien sûr.  L’ultralibéralisme est plus séduisant et ne ressemble plus à Madame Thatcher, ce qui le rend encore plus dangereux.